Politique sexuelle de la viande - Une
théorie critique féministe végétarienne.
Publié en 1980 aux États-Unis, il est
disponible en français depuis mai 2016.
En voici les idées force :
LE POUVOIR de DONNER des NOMS
UNE RHÉTORIQUE IMPLACABLE
Essayez dans un dîner en ville ou avec la famille de placer ces deux phrases : Je suis féministe !
Réponse invariable en vous coupant d'ailleurs grossièrement :
Ah, tu n'aimes pas les zomes ?
ET/OU
Non, merci, je suis végétarienne, en repoussant le plat de viande.
Même invariabilité de l'objection : Ah, tu n'aimes pas la viande ?
Même structure négative de phrase dans les deux cas. On pourrait vous répliquer d'un air intéressé et positif : Ah, tu défends l'égalité entre les hommes et les femmes, c'est bien ? Ou "Tu es solidaire de la vie animale, comme c'est intéressant !" qui sont quand même plus valorisants et EXACTS ! Mais non, JAMAIS vous n'aurez ce genre de réponse. Pire, vous devez vous justifier d'appartenir à la catégorie féministe ou à la catégorie végétarienne, alors que personne parmi les convives ne demandera à l'autre camp de
justifier l'asservissement des femmes et des animaux dans une consommation consensuelle de leur force de travail, de leur capacité reproductive et de leur chair. Cela va de soi !
Nous vivons dans un monde patriarcal ou les hommes sont indiscutablement le maître-étalon de toute espèce humaine (d'ailleurs la question de savoir si les hommes eux, aiment les femmes ne sera pas évoquée -alors que les hommes démontrent tous les jours qu'ils n'aiment pas les femmes pour dire le moins !) et un monde où les mangeurs de viande sont légitimes, la question ne se pose même plus ! Pire, vous endossez le mauvais rôle de 1) la mégère aigrie anti-mec à poils sur les jambes ou 2) la triste convive qui essaie de dégoûter les autres des plaisirs de la table et du... lit, bref, la mal baisée, la « mauvaise vivante » par opposition à la populaire bonne vivante qui sait se comporter au lit et à table.
Je déconseille d'ailleurs de vous y risquer : votre beau-frère Jacky va vous embêter pendant tout le repas en faisant des remarques fines sur vos opinions, en se resservant trois fois de gigot en précisant qu'il n'a pas « d'états d'âmes » envers les animaux qui sont « faits pour être tués et mangés », et/ou qu'il "adore les femmes, lui" ! Ce qui n'a absolument aucun rapport. Le débat est faussé dans les deux cas, puisque vous ne parlez pas de la même chose. La réalité c'est que
les féministes se battent pour l'Égalité et que les végétariens mangent sans tuer.
Les femmes, comme les végétariens n'ont pas le pouvoir de nommer : elles/ils sont tous deux face à un dominant qui a tout intérêt à les faire taire, soit en les ridiculisant, soit en diminuant la portée de ce qu'ils disent, afin de garder ce pouvoir de donner des noms. C'est la fonction du système dominant : il ridiculise tout ce qui n'est pas SON message, il vous rejette dans l'altérité, il n'y a que sa voix qui porte et son message qui est audible et recevable, et tous les moyens sont bons pour maintenir le système en l'état.
EXPLOITATION DES CORPS des femelles animales
HIÉRARCHIE ENTRE LES PROTÉINES femelles et mâles
Dans l'élevage industriel comme dans l'élevage traditionnel,
le cheptel se compose de femelles exclusivement ; dans les élevages de poules pondeuses, les poussins mâles sont éliminés impitoyablement dès leur sortie de la couveuse, grosse armoire chauffée ; ils sont broyés vivants dans une vis sans fin après sexage brutal, puisque le législateur n'a pas prévu d'étourdissement avant mise à mort pour les poussins. Les porcelets mâles destinés à faire du porc charcutier sont castrés brutalement sans anesthésie avant 7 jours (conformément à la loi) car la viande de porc mâle libère des odeurs d'urine perçues toutefois par moins de 10 % de la population. Il y a bien quelques taurillons
à viande destinés à faire du boeuf, mais le boeuf qu'on trouve dans les boucheries est généralement de la vache dite
de réforme, c'est à dire de la vache laitière envoyée à l'abattoir, après une carrière de vêlages et de séparations d'avec son veau afin que nous puissions récupérer son lait !
La plupart des mâles sont considérés comme à peu près inutiles, voire gênants en élevage. Dans le cas des truies gestantes, (re)productrices de porcs charcutiers, on peut trouver un verrat pour 350 truies, verrat destiné à provoquer les chaleurs, mais il n'aura jamais la possibilité d'en approcher une puisqu'elles sont inséminées, artificiellement et brutalement, coincées dans leur stalle, par un technicien d'élevage, ce qui fait dire à certains que l'opération ressemble à un viol ! Le verrat est dispensable puisque dans les élevages hors-sol, on pratique la stimulation ovarienne pour aller plus vite. Pour la même raison, les mises-bas sont déclenchées. L'élevage et ses techniques
devenues systématiques (insémination artificielle, stimulation ovarienne, mères porteuses, tri, sélection et implantation d'embryons, clonage), sont donc une exploitation industrielle du corps des femelles animales : on en obtient des œufs, du lait, des petits pour leur viande et le remplacement des adultes, et finalement on mange leur corps fatigué en fin de cycle. Dans ce système,
les femelles animales subissent une double exploitation : durant leur vie (production de lait, oeufs, veaux, petits...) et à l'heure de la mort où elles sont envoyées à la boucherie et transformées en viande.
Les
protéines animales les plus consommées et
les MOINS CHÈRES, ou encore de SECONDE CLASSE sont les œufs, le lait et les sous-produits du lait,
protéines femelles par excellence, la viande blanche (poulets, poules de réforme, veau,...) et enfin
la viande rouge : bœuf essentiellement, cette viande étant la plus chère et considérée comme
protéines de PREMIÈRE CLASSE, et destinées plutôt aux garçons -
voir tous les films Charal où une mère debout dans sa cuisine, sert du steak à son garçon (toujours), démontrant que le carnisme fait partie de la culture dominante patriarcale.
"La viande est constante pour les hommes, intermittente pour les femmes et les filles..., la part du lion va aux hommes, aux époux... ; les femmes souffrent de famine à un taux disproportionné par rapport aux hommes" (7 Filles ou femmes pour 3 garçons) précise Carol Adams ; Françoise Héritier à aussi écrit quelques textes sur le sujet, j'aurai certainement l'occasion d'y revenir.
Carol Adams (parmi d'autres) distingue
quatre stades progressifs dans la façon dont l'humanité s'est nourrie au fil des âges :
1- La
cueillette (baie, graines, racines...) de plantes sans doute accompagnées d'insectes, de vers ou autres rampants, ou de fourmis attrapées avec un bâton, comme font les primates ;
2 - La
chasse aux animaux sauvages qui suppose des instruments (lances, pointes de flèches...) et une organisation de groupe (traque) ; elle implique le violence envers (plutôt) les herbivores et à terme
une division de la société entre chasseurs et non chasseurs ;
3 - La
domestication des animaux et l'élevage qui impose aux animaux le contrat suivant : je te donne la sécurité contre les prédateurs, je te soigne, je te fournis la nourriture et ... je t'exécute. Les éleveurs qui vont les tuer et les animaux vivent ensemble, quelque fois dans une grande proximité/promiscuité. La mort donnée est au bout. Avec deux conséquences, la quantité donc la consommation de viande augmentent, et les protéines femelles deviennent accessibles ;
4 - Enfin, le stade actuel : l'
emprisonnement des animaux via l'élevage industriel et la séparation drastique des consommateurs d'avec l'animal consommé (et d'avec les éleveurs et des tueurs d'abattoirs mal considérés et mal payés dont personne ne veut rien savoir) :
ils sont tous les référents absents du chapitre suivant ; s'ensuit une augmentation exponentielle des protéines animales disponibles, donc consommées (
voir billet sur la consommation de viande -conférence du SPACE) et des protéines femelles sous forme de lait et d'œufs. Avec un besoin lui aussi exponentiel de terres cultivables pour... nourrir des animaux ! Platon dans La République moquait déjà le fait que les gens de son époque gaspillaient des quantités considérables de nourriture pour leurs animaux au lieu de les utiliser pour eux-mêmes. En effet, la viande n'est que du végétal de seconde-main, les animaux se nourrissant de céréales et de légumineuses !
LE RÉFÉRENT ABSENT : Pornographie de la viande
Au rayon boucherie de votre supermarché, vous achetez des côtes de porc, du jarret de veau, une côte de bœuf.... Le morceau de viande est dans une barquette de polystyrène, posé sur une lingette qui absorbe les éventuelles gouttes de sang qui couleraient encore, le tout sous film étiqueté avec les mentions obligatoires y inclus une date de péremption.
Toute référence à l'animal vivant est gommée volontairement, toute référence à un individu animal est prohibée ;
LE RÉFÉRENT est ABSENT de la
pièce de viande que vous achetez.
En anglais, le mot qui désigne la viande d'un animal est même changé : cow, ox pour boeuf, calf pour veau, hen, chick pour poulet, pig, hog pour porc, deviennent quand ils sont
viande : beef, veal, broiler et pork (
animals dead, fragmented and
renamed : animaux morts, fragmentés et renommés). La langue française n'a au moins pas cette hypocrisie !. Bien des années en arrière, dans les vitrines des bouchers on trouvait des têtes de veau ou de vaches blêmes exposées dans des plats avec des bouquets de persil dans les narines, des lapins dépiautés dont les yeux vous regardaient dans leur vitrine réfrigérée ! Aujourd'hui, c'est strictement impossible, car pas vendeur ! La volaillère chez qui il m'arrive d'acheter quelques œufs (de plein air) m'a même expliqué un matin que dans la chambre d'artisanat où elle a pris ses cours de commerce, on lui a appris à montrer une volaille au client en cachant la tête cadavérique du poulet ou de la faisane dans le creux de sa main !
Déréalisation de l'animal en MORCEAUX de viande. Les éleveurs ne donnent pas de nom à leurs animaux, ils sont identifiables seulement par un numéro ou un code barre dans le cou ou en boucle d'oreilles.
Si vous donnez un nom à un animal, ce qui équivaut à faire intervenir de l'affect et une personnalisation de la relation, vous ne pourrez jamais le tuer, c'est fichu d'avance !
L'analogie avec l'industrie de la prostitution et de la pornographie est frappante : les corps de femmes dont on a au préalable changé le nom (elles travaillent toutes sous des pseudonymes) sont livrés aux clients en morceaux ; ils
achètent et consomment des parties des corps : vagins, bouches, seins, etc... Il n'y a aucune relation interpersonnelle dans la marchandisation des corps. On retrouve ces mêmes parties de corps de femmes consommables et servant à vendre dans la publicité : croupes, jambes, épaules,
femmes sans tête de l'industrie publicitaire que les féministes dénoncent sans relâche. Ou
femmes consommables sous forme de pizzas, comparées à des blancs de poulets ou des morceaux de boeuf comme dans la dernière publicité PIZZA HUT (Trouvée chez Le féminin l'emporte - Pour voir les autres pizzas, faites défiler le bandeau). Là également on peut parler de l'
absence du référent femme : on n'est pas en face d'une personne mais de morceaux de corps traités comme de la viande.
On trouve dans la pornographie une proximité avec le vocabulaire de la boucherie : quand on impose à une femme 40 à 80 ou 100 clients par nuit ou par jour, on parle "d'abattage", les femmes violées témoignent qu'on les a traitées comme un "morceau de viande", Jack l'Eventreur dans l'Angleterre du XIXème siècle dépeçait ses victimes et découpait leur cadavre, à telle enseigne que les policiers de l'époque avaient enquêté auprès des ouvriers d'abattoirs et des bouchers, et plus près de nous, les films et séries américaines nous présentent jusqu'à la nausée des scènes de crimes où il faut bien le dire, les femmes fournissent le gros des victimes équarries (on peut lire mon billet sur la
série Dexter) !
La consommation de la sexualité par les hommes dans la pornographie a été perçue et critiquée par les féministes sous les expressions suivantes : "
arrogance carnivore" (Simone de Beauvoir), "
gloutonnerie gynocidaire" (Mary Daly), "
cannibalisme sexuel" (Kate Millet), "
cannibalisme psychique" (Andrea Dworkin), "
cannibalisme métaphysique" (Ty-Grace Atkinson). L'ouvrage d'Adams fourmille de citations littéraires où les images d'abattoirs, de crochets de bouchers, des pénis comparés à des couteaux par les auteurs, bref des citations où les femmes sont consommées sexuellement comme de la viande.
DÉSTABILISER LE PATRIARCAT
Les livres des religions patriarcales qui célèbrent un dieu mâle racontent la chute d'Adam, le Premier Homme, sous les efforts conjugués d'une femme, Ève et d'un animal, le Serpent ; ces deux derniers sont donc désormais vilipendés et renvoyés à l'altérité, perdant ainsi le pouvoir de donner des noms, de dire le juste, le beau, le bon et le vrai. Les animaux sont chassés, tués et mangés sous le nom de viande, au prétexte d'absorber "leur force" (lors même que dans ce 4ème stade d'élevage où nous sommes, c'est la chair épuisée des femelles animales que nous mangeons, contrairement aux temps anciens de la chasse), et les sociétés virilistes mangeuses de viande tentent de dominer la nature en absorbant des monceaux de cadavres.
Dans un système où les femmes partageraient à égalité le pouvoir, il serait normal de consommer les végétaux, ces cadeaux de la nature, synonymes d'évolution lente pour leur capacité à germer, fleurir, pourrir et renaître selon le cycle des saisons, selon Carol Adams. Récolter plutôt que chasser, violenter et tuer, vivre en harmonie avec les autres plutôt que les contrôler par le pouvoir.
Eat rice, have faith in women. (Mangez du riz, faites confiance aux femmes dit Fran Winant).
"
Le féminisme est la théorie, le végétarisme la pratique" dit Adams paraphrasant la percutante formule de Ti-Grace Atkinson : "Le féminisme est la théorie, le lesbianisme la pratique" !
"Scarcely a human being in the course of history has fallen to a woman's rifle; the vast majority of birds and beasts have been killed by you, not by us". (Rarement un être humain dans le cours de l'histoire est tombé sous les balles d'une femme ; la vaste majorité des oiseaux et des bêtes ont été tués par vous, pas par nous". Virginia Woolf in Three Guineas.
En guise de CONCLUSION
L'ouvrage de Carol Adams est fort de plus de 200 pages -300 en comptant les notes et les références ; il est truffé de citations et de références littéraires qui documentent
une superposition d'oppressions hiérarchisées commençant par les animaux (politique de la viande), les femmes (politique sexuelle), les primitifs et les noirs (politique de la colonisation) ; devant les assiettes de riz et de pommes de terre des gens du Tiers-Monde, les journalistes hommes, blancs, occidentaux s'exclament "mais vous n'avez pas mangé de viande depuis combien de temps ?" ignorant que 80 % des protéines de ces pays proviennent traditionnellement de céréales et de légumineuses à l'inverse de nous, dont 80 % des protéines sont des céréales et des légumineuses de seconde main, issues d'animaux , protéines femelles ou protéines plus viriles de la viande rouge. J'espère que son livre sera rapidement traduit en français, car il manque au corpus des féministes françaises. Je rappelle que la famine touche un humain sur 6 : 1 milliard de personnes,
parmi lesquelles 7 sur 10 sont des femmes et des filles. Il faut 7 protéines végétales pour "produire" une protéine animale.
Quelques définitions.
Carnivores : L'institution bouchère est uniquement humaine ; tous les animaux carnivores
tuent et consomment leurs proies
eux-mêmes et sans instruments -"
la violence [chez les humains] a besoin d'instruments" proclame Hannah Arendt. D'où la création du
mot carnisme pour désigner l'idéologie de ceux qui trouvent normal de manger des animaux : en effet, ceux-ci ne tuent pas l'animal qu'ils mangent et ne le connaissent pas ; ils laissent à d'autres le soin de tuer par procuration (
référents absents : ouvrier d'abattoir, animal, lieu d'abattage.. ils ne veulent rien en savoir, pire s'ils savaient ou devaient tuer eux-mêmes, ils n'en mangeraient sans doute pas !).
Omnivores : les omnivores se nourrissent aussi bien de plantes que d'animaux, ce qui leur permet de
choisir ce qu'ils ne veulent pas manger, la viande et le poisson par exemple dans le cas des végétariens ; le chien qui est omnivore peut donc être végétarien si son maître l'est ! Le chat en revanche, est définitivement carnivore.
Végétarien : mot créé en 1847, quelques années avant le mot "féministe" ! Avant, on les nommait Pythagoréens (de Pythagore, le célèbre mathématicien qui se demandait comment on pouvait manger de la chair animale !). Le mot vient du latin
vegetus qui signifie
complet, frais et vivant, n'en déplaise à l'idéologie sexuelle de la viande qui tend à montrer le
végétal comme
un légume, mot que le discours dominant à rendu péjoratif, présenté comme une nourriture de femmelette ou de dévirilisé -je pense ici aux hommes végétariens qui subissent les quolibets des carnistes. Les végétariens ne mangent pas d'animaux (ni viande blanche, ni rouge, ni poissons, ni coquillages ou crustacés) et les
végétaliens ou
vegan-s en anglais, ne mangent aucune substance animale (ni lait, ni œuf, ni leurs sous-produits), et pour certains, pas non plus de miel. Les
végéta*iens trouvent leur ration de protéines (végétales) dans toutes les graines de céréales (blé, riz, maïs...), fruits-graines (noix, noisettes,....) ou de légumineuses (lentilles, pois, haricots dont le soja...) et différents tubercules ; ils y rajoutent évidemment les légumes feuilles, fruits et racines de saison comme les omnivores. Les protéines d'excellente qualité sont partout dans le règne végétal : ceci pour répondre à l'éventuelle -mais lancinante et omniprésente question- "Mais qu'est-ce que tu manges, alors ?" des carnistes atterrés !
Carol J ADAMS est une
féministe universaliste américaine née en 1951. Végétalienne, (employant toutefois dans son ouvrage uniquement les mots
vegetarianism et
vegetarian),
elle étudie les similarités entre les oppressions de genre et d'espèces. Son principal ouvrage The sexual politics of meat publié en 1980 est régulièrement réédité.