jeudi 21 août 2025

Sociétés matriarcales du passé et émergence du patriarcat - Heide Goettner-Abendroth

 "Au commencement [archè], les mères ". 


C'est la définition que propose Heide Goettner-Abendroth (HGA) du mot matriarcat, qui n'est en aucun cas la figure inversée du patriarcat oppresseur. Archè, au début, comme dans Arche de Noé, ou Arche d'alliance, qui est un (re)commencement. 

Les femmes, les mères ont tout inventé. La culture que HGA a l'élégance de ne jamais appeler 'civilisation' mot pompeux que les hommes, eux, toujours grandiloquents, épris de grandiosité, utilisent jusqu'à l'abus. Elle ne l'emploie pas dans l'ouvrage. L'agriculture : en voyant regermer au printemps les restes de végétaux qu'elles jettent auprès de leurs cuisines, elles auront l'idée de semer ; et même l'élevage, puisque les animaux sauvages (sangliers, chèvres, loups... ) s'approcheront de leurs campements pour y manger les restes, se familiariseront, et elles finiront par leur proposer des enclos. C'est la définition de la commensalité. Puis les poteries, la céramique, qui servent tellement aux ethnologues modernes à comprendre et dater, le tressage et le tissage, même certainement les peintures et gravures pariétales, donc l'art. Les rites funéraires, puisqu'elles croient que les ancêtres reviennent à la vie dans leur utérus, tant et si bien que leurs défunts sont déposés dans des grottes-utérus, enterrés sous leurs maisons-utérus, ou sous des tertres (artificiels) et cairns en forme de ventre arrondi de femmes enceintes, cairns à couloirs qui se terminent en poches à forme d'œuf présageant leur retour à la vie. Durant des millénaires, personne, ni homme ni femme, ne saura le rôle des mâles dans la procréation. Elles inventent aussi la houe, et même la charrue rudimentaire pour creuser des sillons recevant ensuite les semences (petit épeautre, haricots) et les plantations de racines comestibles. 

Les hommes creusent des tranchées, construisent des maisons très longues pour loger les clans féminins de mères, filles, sœurs, cousines. Ils rentrent chez leur mère ensuite. L'homme important n'est pas le 'père' ou 'mari' personne ne comprenant rien à la filiation biologique, et le mariage n'existant pas, mais les frères des mères, les oncles, qui sont la figure masculine des petits et du groupe. Les hommes sont ambassadeurs, diplomates, ils échangent avec les clans voisins. L'économie est essentiellement basée sur le don, la contrepartie, les cadeaux de valeur échangés pour l'amitié et pour services rendus. De temps en temps on sacrifie un animal tiré de l'enclos et on célèbre la fête entre voisins. Ce sont des sociétés matrilinéaires, matrilocales, claniques, agraires, pacifiques, durables dirait-on aujourd'hui, où les conflits se règlent par la négociation et la concertation. On ne trouve pratiquement pas de tombes de cette époque du mésolithique et du néolithique ancien avec des blessures de guerre, ou de morts violentes par sacrifices humains. Il ne faut toutefois pas croire que le destin des femmes de ces sociétés était un parcours semé de roses : elles devaient mourir en couches, perdre des enfants en bas-âge, en un mot payer le prix fort pour ce privilège d'engendrer. 

Les attributs spirituels de la Déesse sont la Terre, le ciel et le monde souterrain. Le cycle lunaire a le même nombre de jours que celui des femmes : 28 jours. Il est associé à la Déesse-mère et aux femmes. 

Cette situation très stable va durer des centaines de milliers d'années depuis le Paléolithique, puis au Mésolithique, jusqu'au Néolithique moyen vers 5000 - 3000 avant notre ère. A partir de là, ça va sérieusement partir en cou!lles : " les hordes mâles d'indo-européens déferlèrent " selon la formule de HGA, venant des steppes d'Asie, du Kazakhstan. Voici comment cela s'est passé (c'est la deuxième partie de l'ouvrage), en très accéléré. 

Cela commence par un changement climatique, assèchement des terres des agricultrices, les forêts et champs régressent au détriment de la steppe. Les évolutions des sociétés humaines sont très influencées par le climat et ses modifications depuis les tout débuts, et cela est encore vrai. 

La domestication du cheval par les hommes qui deviennent pasteurs nomades, surveillent et déplacent ainsi de grands troupeaux de chèvres ou moutons. 

Explosion de l'élevage dans les steppes d'Asie Occidentale (Kazakhstan) ce qui rend la steppe encore plus aride : l'agriculture recule au détriment de l'élevage et de la chasse, activités masculines. Les femmes commencent à perdre leur statut d'agricultrices.

Conflits de pâturages, ce qui va provoquer des querelles obligeant à former des armées défensives avec des chefs à leur tête ; échanges conflictuels pour les ressources, le prestige, puis conflits pour des intérêts individuels. 

Invention de la roue et  avec la maîtrise des alliages (bronze), d'où des armes plus efficaces, et invention du chariot conduit par un ou des chevaux. Bien plus tard, l'âge du fer (VIIIè - VIè siècle avant notre ère) connaîtra une nouvelle montée de violence avec l'expansion des Celtes. Lances et épées en fer à double tranchant laissent voir des blessures graves comme en attestent les squelettes des hommes retrouvés dans des tombes lors de fouilles. 

Nomadisme : les troupeaux de plus en plus grands doivent changer d'herbages en fonction des saisons et de l'épuisement des ressources. Les récits oraux en seront truffés d'histoires de paradis perdus. 

Dégradation des conditions de vie et du statut des femmes. HGA professe d'ailleurs que la perte du statut des femmes et celui des animaux sont concomitants

Le chariot devient une arme de guerre, un char d'assaut. On imagine des agricultrices et agriculteurs pacifiques voyant arriver des hommes inconnus et vociférant des langues étrangères sur des chariots en métal tirés par des chevaux au galop, déferlant dans leurs champs (Huns, Mongols) et villages, pourvus d'armes en bronze, puis après un saut technologique, en fer. Cela devait faire de sérieux ravages au moral. 

Appétit pour les métaux, pour ne pas dire goinfrerie : l'extractivisme, très ancien, n'a jamais été aussi féroce qu'aujourd'hui. Les guerres terminées par le légendaire Trump qui n'aime pas le sang, le sont avec des arrière-pensées extractivistes. On signe un accord de paix, mais surtout, on fait un "bon deal" sur une mine de coltan.   

 Le fait de côtoyer des animaux pour l'élevage va permettre aux hommes de "découvrir les conditions nécessaires à la fécondation des femelles, l'insémination par les mâles." Les hommes se découvrent un pouvoir, et comme ils ne peuvent produire d'héritier eux-mêmes pour leur succéder, ceux de l'élite guerrière vont transférer leur approche de la propriété et de l'exploitation des animaux dans la sphère humaine. Les bêtes désacralisées, il leur restait à désacraliser les femmes, à les instrumentaliser et les asservir à la production d'héritiers mâles, comme eux. 

Emerge le terme 'père' (à racine indo-européenne) qui est un terme de pouvoir, de possession, et non d'affection

Ils n'auront de cesse que de destituer les Grandes Mères, la Déesse. Elle sera réduite au rôle d'épouses, d'amantes subjuguées, ou si refusantes, condamnées à disparaître sous une autre forme, filles de, bref trivialisées, le mot provenant de la triple Déesse des temps anciens, muée, longtemps après, en Sainte Trinité masculine du Christianisme, lui aussi religion des renversements où les hommes s'auto-engendrent sans passer par les femmes. La paternité et les lignées paternelles sont bien des tactiques de pouvoir. L'association mythologique Soleil / homme / père remplace la Terre-Mère. 

" C'est là qu'on peut voir le renoncement brutal à l'ancienne religion matriarcale, détruite dans tous ses aspects. La vision androcentrique de la période dynastique ancienne ne reconnaît plus la déesse ni la vision cyclique du monde. La sinistre vision patriarcale de la mort éternelle dans un monde d'en bas fait d'ombres remplace l'amour sacré avec les déesses et la croyance en les renaissances. Tout tourne autour du pouvoir et de la gloire, qui se font évidents dans la construction de bâtiments monumentaux, et c'est ainsi que la vie des populations se déséquilibre gravement. "

Les femmes résisteront mille ans. Ce seront les Amazones. Mais les poètes épiques (Homère), les historiens, et autres conteurs, s'acharneront à les effacer, et si ce n'est pas possible, à les dégrader, à les présenter comme diaboliques, belliqueuses et féroces, alors qu'elles ne faisaient que se défendre. Ou à en parler comme de contes à dormir debout. Ce qui revient à nier leur existence historique attestée par des sépultures et leur persistance dans les témoignages et récits antiques, et même contemporains. Lyautey en ses guerres coloniales en aurait affronté en Afrique. 

Naissance des cités-états. Puis des états dans le croissant fertile, au Moyen-Orient. Guerres permanentes, soumission de peuples, les soldats des armées vaincues sont soit tués, soit réduits en esclavage ou obligés de faire chair à canon pour les vainqueurs. Les femmes sont razziées, partagées entre chefs qui en ont besoin pour produire des héritiers, ou vendues, mariées contre un prix (dot), en tous cas, réduites en esclavage. 

Extensions d'empires qui, contrairement aux nations, n'ont pas de frontières : les empires (Urukien, Babylonien, Assyrien, Romain) doivent  en permanence conquérir de nouveaux espaces pour assouvir leurs besoins de métaux (armes), de conquêtes et de victoires pour asseoir et justifier le pouvoir du plus féroce, et de population pour se pourvoir en esclaves et en soldats, comme on le voit actuellement avec la guerre d'invasion de l'Ukraine par Poutine, pour des raisons de natalité en berne, l'annexion pure et simple de l'Ukraine permettrait à la Grande Russie (et son PIB de l'Espagne) de passer de 145 millions à 200 millions d'habitants.

Le patriarcat est la religion des renversements. Pour les hommes historiens (et les historiennes qui ont suivi), la Préhistoire, c'est quand les femmes vivaient dans des sociétés pacifiques au Paléolithique et au Mésolithique. L'histoire -His story phonétiquement en anglais- (les choses vraiment sérieuses, donc) commencent avec leurs invasions, rapts, et tueries pour la conquête de nouveaux territoires. Ils ont concomitamment inventé la "civilisation", terme grandiose et justificatif, selon leurs termes et récits sanglants de guerres perpétuelles qui durent encore. D'ailleurs, on a frôlé le fin de l'HIStoire en 1990 avec la menace d'une paix perpétuelle, toujours selon eux, après la chute du Mur de Berlin. On a bien failli se ré-emmerder comme à la PréHIStoire mais finalement non, leur soir de sang et de ressources, ouf, est inextinguible ! 

HGA n'emploie dans son ouvrage que le mot 'cultures', ce que j'ai bien apprécié. Le mot 'civilisation' me révulse moi aussi, depuis bien longtemps.  

" Ces empires patriarcaux et mondiaux (Urukien, Babylonien, Akkadien...) sont apparus et ont disparu dans une succession rapide avec la perte de millions de vies humaines. Leur apparition est aux mêmes principes de domination et d'exploitation inventés en Mésopotamie, et leur chute à l'instabilité de ces modèles car ils aboutissaient à l'expansion et à la maximalisation sans limite. On peut observer les mêmes modèles aujourd'hui mais c'est à présent la Terre elle-même, planète limitée qui y mettra fin "

Là où les Grandes Mères vivaient en bonne entente avec le biotope Terre, en ayant un enfant tous les cinq ans (estimation de HGA), les patriarcaux hommes mettront cinq mille ans à en piller les ressources, à épuiser la Terre et les femmes dont ils contrôlent de main de fer la reproduction, provoquant une explosion de population, à mettre la biodiversité à l'agonie par accaparement de ses territoires, à mettre le feu à la planète, et en extraire toujours plus de ressources sans que leur hargne de domination et leur soif inextinguible d'armes et de biens matériels en soient calmées. Maintenant, certains spécimens de cette classe arrogante proclament que le destin des humains (quelques happy few sélectionnés tout au plus) est d'aller épuiser Mars, illusion mortifère. Tout cela risque de mal finir.

Cela fait 15 ans que j'écris et blogue sur ces sujets : grandes déesses, écoféminisme, épuisement des ressources sous leurs instruments phalliques inarrêtables, Amazones, résistantes férales, herstoire -her story- des femmes, me basant sur mes lectures d'anthropologie, de philosophie, d'histoire, de littérature, de défense des animaux et des femmes, de traductions aussi (Mary Daly), de Françoise d'Eaubonne bien sûr, incontournable, et même d'ouvrages écrits par des hommes (le regretté David Graeber), et à la lecture de cet ouvrage, je m'aperçois que je n'ai pas écrit trop de bêtises. Finalement, HGA confirme tous mes textes, que j'ai parfois écrits en tremblant et ne me disant qu'il était audacieux de parler de théories controversées, la plupart du temps par les hommes. 

Pour terminer : le 'plus vieux métier du monde', c'est POTIERE sans discussion possible, après agricultrice. Toute autre proposition n'est que propagande patriarcale. Les femmes pour des raisons pragmatiques ont inventé la poterie. Terre crue, terre cuite, puis céramique. En plus de la praticité (c'est commode pour ranger des vivres et ses petites affaires), si c'est beau, c'est encore mieux. Elles inventent des dessins et des géométries colorées et les mettent dessus. C'est grâce à ces pots et jarres 'préhistoriques' que les ethnologues qui fouillent aujourd'hui, exhument, révèlent au jour, et datent ces anciennes cultures inventées par les femmes et les mères. 

Nous tenons ici un ouvrage engagé, à démarche scientifique se basant sur les travaux d'autres (Gimbuntas, notamment), sur des fouilles et des archives, écrit par une philosophe et anthropologue féministe, une contre-histoire, celle des femmes, des mères, et de leurs apports aux cultures humaines. Il est érudit, documenté, complet, il s'arrête à la fin de l'Antiquité. L'ouvrage est parsemé de cartes, de dessins, de photos en noir et blanc, de tumulus, de pierres levées, et de dolmens. Il est passionnant, et il est nécessaire. A lire, cet ouvrage n'est qu'un court résumé, et à proposer à la lecture dans les bibliothèques municipales, avis aux bibliothécaires. 

Les citations tirées de l'ouvrage sont en caractères gras et rouge

La sortie de l'ouvrage est prévue le 4 septembre, date à laquelle il sera dans vos librairies. Les Editions des Femmes -Antoinette Fouque me l'ont envoyé au titre d'un service de presse blogueuse, ce qui n'altère pas ma critique de l'ouvrage. J'ai aimé, je l'écris. Cet ouvrage est important. 

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