mercredi 24 novembre 2021

Le complexe de Diane - Françoise d'Eaubonne

Dans la foulée de la sortie tonitruante et scandaleuse de l'énorme succès de librairie que fut Le deuxième sexe de Simone de Beauvoir en 1949, lequel agit comme une révélation sur Françoise d'Eaubonne, Le complexe de Diane paraît en 1951 (Françoise d'Eaubonne a 31 ans) chez Julliard "à peine relu" selon la préfacière de l'ouvrage. Françoise d'Eaubonne qui a reçu Le deuxième sexe comme une révélation, mais n'est pas d'accord avec tout, livre ici sa propre analyse. Critique "foutraque", toujours selon la préface, des écrits et dits de Lénine, du marxisme, puis de l'existentialisme sartrien, de la psychanalyse freudienne qui renvoie la femme à son immanence, sa passivité, son "envie du pénis", et enfin de Simone de Beauvoir herself, entre autres de son chapitre sur l'érotisme féminin avec lequel Françoise d'Eaubonne n'est pas d'accord. 

Je ne cache pas que certains passages sont filandreux et difficiles à lire, mais d'autres sont lumineux : ceux sur la terreur "hordique" des mâles devant le pouvoir féminin d'engendrer, c'est la thèse de Françoise d'Eaubonne, et le recours à la mythologie : Atalante est plus rapide qu' Hippomène, elle le bat à chaque fois à la course, horreur, sacrilège, être doublé par une bonne femme ! Du coup, le malhonnête mauvais perdant et tricheur Hippomène sème des pommes d'or sur le parcours et cette pauvre Atalante, voulant ramasser ce trésor, se laisse distancer, Hippomène gagne enfin la course. Ainsi la virilité est sauve. Les pommes d'or d'Hippomène deviendront la pomme de cette pauvre Eve toujours tentée par le diable. Françoise d'Eaubonne ose le parallèle, l'analogie entre les deux mythes des pommes. Mus par le ressentiment, la jalousie, les hommes se garderont les "grandes chasses" et "les grandes pêches", la femme devient l'ancilla domini, "Ecce ancilla hominis", la servante du seigneur et maître, la servante de l'homme. Mais les choses n'étant pas simples, et la terreur ne se laissant pas aussi facilement distancer, Hippomène / Prospero reste terrorisé par Caliban, la "créature" qu'il a asservie. Tous les maîtres sont terrorisés par leurs esclaves. Ils ne sont jamais à l'abri d'une révolte, la Créature peut se révolter, vouloir se venger, les femmes peuvent développer un ressentiment, un complexe de Diane, chasseresse et guerrière ! Si seulement ça se pouvait, je n'en ai personnellement pas trop vu de manifestations virulentes pour ma part.

Les femmes sont-elles masochistes se demandent Simone de Beauvoir et Françoise d'Eaubonne ? Lien entre plaisir et douleur (premier coït et défloration, enfantement), acceptation de la passivité érotique dans la pénétration (femme passive, homme actif), et mécanisme de complexe de culpabilité, autopunition chez les mystiques, évoquées par Françoise d'Eaubonne. L'érotisme féminin vu par Simone de Beauvoir est calamiteux : elle présente le premier contact sexuel, la nuit de noces, comme un viol. Ce que conteste Françoise d'Eaubonne, qui est plus jeune. La perception du sexe par Simone de Beauvoir est celui d'une femme des années 30 et 40 où les femmes étaient éduquées dans une pruderie maladive et où elles portaient sans aide, et généralement sans pouvoir l'éviter, le fardeau de la maternité. Masochistes les femmes ? Razziées, violées, arrachées à leurs familles et conduites les yeux bandés chez l'époux pour ne pas retrouver le chemin du retour, vendues, mises en gage comme des marchandises, échangées, propriétés du clan, de la famille, des époux, traitées de "trou avec quelque chose autour",  dégradées dans la prostitution, voilà notre conditionnement millénaire. Cela laisse forcément des traces et des séquelles dans la psyché, séquelles qui se transmettent de génération en génération. Notre prétendue passivité est construite : on nous a seriné que nous étions des êtres fragiles, on nous éduque à avoir peur, non pas des hommes qui peuvent se révéler dangereux pour nous et nos enfants, mais des activités de garçons, courir, grimper, nous battre. Pire que tout, on nous interdit de nous défendre, tabou anthropologique quasi universel. A tel point qu'il nous faut faire des efforts surhumains pour dépasser cette éducation basée sur la crainte et des injonctions stupides. Françoise d'Eaubonne réfute cette idée, scie de la psychanalyse, que nos prétendues passivité et masochisme seraient innées, génétiques, immanentes. 

Complexe de Diane, vraiment ? 

Dans la dernière partie, le danger planerait pour les hommes : à la lecture des évènements, Françoise d'Eaubonne agite le chiffon rouge. Et si les femmes se retournaient contre les hommes ? Si elles étaient atteintes du "complexe de Diane", du nom de cette redoutable déesse de la guerre armée qui ne se laisse pas compter fleurette ? Peur que seules les femmes éprouvent d'ailleurs, les mecs s'en cognent, ils vaquent à leurs occupations, à leurs affaires, chasse, pêche et traditions antédiluviennes, vu qu'ils n'ont à peu près aucune imagination et qu'ils ne voient jamais le monde changer -c'est le sort des tyrans, ils sont conservateurs, car fossilisés dans leurs habitudes, pas du tout effrayés par l'hypothétique danger ! Illustration utilisée par Françoise d'Eaubonne pour étayer sa démonstration : la redoutable "mom" étasunienne qui aurait définitivement castré son mâle, une Diane casquée, plutôt chez le coiffeur à coups de laque comme dans les années 50, mais qui sait faire raquer John au moment du divorce. Mom qui mène à la baguette ses gars, la redoutable "soccer mom" qu'on voit sur les terrains de foot et de baseball, infatigable supportrice des activités patriarcales, au fond. Je crois que c'était une crainte infondée quand on voit le retour du viril étasunien avec son gros gun phallique qui dégomme tout ce qui bouge, ses incels (involuntary celibates) frustrés d'être moches et de ne pas pécho comme si c'était un droit de l'homme -littéral- à l'ONU ; les années 50 ça ne pouvait pas être pire. Il faut vraiment que les féministes arrêtent d'être timorées. Il faut savoir : ou ils nous avilissent, nous calomnient, nous oppriment, nous cognent... et on est mieux sans eux, ou on se laisse rattraper par notre vieux fond de masochisme pour le coup, ou surtout on est des irréalistes qui veulent tout tout tout, comme écrivent les magazines féminins. Inculquer et cultiver un bon complexe de Diane est une solution à court et moyen terme pour arrêter de se laisser taper sur la tête comme ça sur des durées invraisemblables. 

Le complexe de Diane est un livre de jeunesse écrit à l'impétuosité, dans l'enthousiasme du moment, celui de la parution du Deuxième sexe. Erudit, magnifiquement écrit avec un vocabulaire élégant et une inventivité dans les formules et les mots, qui sont la marque de Françoise d'Eaubonne, à tel point que plusieurs me resserviront. Julliard vient de rééditer l'ouvrage dans sa Collection permanente, qui permet de redécouvrir le patrimoine des éditions Julliard. Tant mieux. A lire par les fans de Françoise d'Eaubonne. Et pour sa belle écriture, pour son érudition et son enthousiasme.

" Les fils de Dieu, les filles des hommes.

En un octosyllabe, tout est dit. 

jeudi 11 novembre 2021

Carnages familiaux

Mardi matin, je suis réveillée à 6 H par le journal de RFM : Rémi Gaillard s'est suicidé dans sa cellule de la prison de Vezin Le Coquet (Rennes) ; il était en pleine dépression et en grève de la faim pour obtenir que ses quatre enfants soient regroupés dans le même établissement d'accueil après le meurtre de leur mère. Rémi Gaillard c'est le mari de l'affaire Blandin, cette mère de famille victime de féminicide en février dernier, tuée à coups de batte de baseball par son mari dont elle était séparée. Le père tue la mère, le père se suicide en prison, la fratrie de 4 enfants est éclatée dans différentes familles d'accueil (la maltraitance de la société se surajoute à la maltraitance paternelle), le chien de la famille erre des jours devant la fermette, avant sans doute d'être mis dans un chenil. Ma compassion va aussi au chien n'en déplaise aux suprémacistes anthropocentrés, les animaux vivent les mêmes déchirements que la famille, puisqu'ils font partie de la famille. 

Évidemment, pas question dans les médias d'évoquer jamais ce qui ne serait pas arrivé et tant mieux, si ces deux ne s'étaient pas rencontrés, n'avaient pas obéi à cette injonction de faire famille à tout prix, de se trouver un mec et de le garder, même un immature incapable de vivre sans une "maman" à ses cotés. De faire quatre enfants, puisque le mariage est le lieu où on doit se reproduire, "perpétuer l'espèce" comme j'ai encore entendu ce mois-ci. Pas de questionnement sur l'incitation à mettre des enfants au monde sans se préoccuper de savoir si les parents ne seraient pas des maltraitants présents ou futurs, ou si ce ne serait pas exactement leur vocation, jamais de mise en garde. Quatre enfants et hop un chien, parce qu'il distraira les enfants. 

Il n'est pas question ici de dire aux femmes ce qu'elles doivent faire de leur vie, ni d'accuser qui que ce soit. Il est juste question de dénoncer la façon dont fonctionne la société à notre égard par le conditionnement : injonctions à se trouver un homme et le garder, injonction à la maternité sans quoi vous auriez raté votre vie de femme, injonction à l'hétérosexualité, présentée comme "naturelle". There is no alternative selon la doctrine TINA, célèbre dans un autre domaine, l'économie. Toute la littérature, tous les arts, toutes les chansons, toutes les productions cinématographiques et télévisuelles, des fictions aux émissions de plateaux et de coaching nous le rabâchent sans arrêt. Un exemple entre mille : il m'arrive de m'attarder pour des raisons d'observation sociologique, pas longtemps ni souvent parce mon poste de télé risque gros, sur "Ca commence aujourd'hui", émission sur le service public (!) présentée par Faustine Bollaert qui est l'une des plus représentatives et obsessionnelles de l'injonction à trouver l'aaaamourrr ! Sujets souvent racoleurs à base de témoignages lacrymaux, plateau occupé par des femmes à 90 % pour un public de retraitées femmes. On y traite aussi de harcèlement, d'abandon, d'inceste et de viol, toutes situations qui concernent en majorité les femmes. Il n'y a pas une émission sur ces sujets où la présentatrice ne rappelle l'ordre hétéro-patriarcal familial sur lequel est basé la société : les femmes doivent se trouver un mec et procréer. C'est du dressage social. Je suis tombée sur des fois hallucinantes où la question posée était "après trois viols, j'espère que vous avez réussi tout de même à trouver l'âme sœur et construire un foyer", ainsi que la question terriblement intrusive et personnelle (mais on est entre nous, n'est-ce pas ?), inévitable, de savoir si elles ont ou ont en projet d'avoir des enfants. Avec le sourire et la bouche en cœur pour faire passer l'injonction. On n'est pas des brutes. 

Pas une ne répond " heu si j'avoue, après trois viols, j'ai demandé l'asile politique aux Clarisses pendant 6 mois, carottes et poireaux bouillis à tous les repas, cellule non chauffée l'hiver, mais pas un mec à l'horizon, ça me change, rien que des femmes qui chantent toutes les heures, et surtout une clôture autour ! Pour la suite on verra, je n'ai rien arrêté, mais reconnaissez qu'il y a matière à réfléchir". J'ai vu une fois un homme renâcler avec un ténu mouvement d'épaule, on voyait que la question le gonflait, et une autre fois Maryse Wolinski de mauvais poil, en train de faire sur demande de son éditeur la promo d'un livre hommage à son mari assassiné. A 73 balais, question de la présentatrice : "pensez-vous refaire votre vie ?" On a vu assez clairement qu'elle se retenait de détruire le décor. Mais c'est tout, et c'est peu. 

Une aide-soignante ou une éducatrice spécialisée qui souhaite faire carrière peut faire des études d'infirmière, puis par le biais de l'avancement et de la promotion de carrière se retrouver à l'Ecole des Hautes études en Santé Publique (Rennes, décentralisation réussie, qui forme les cadres hospitaliers) et finir dans la peau d'une infirmière générale dirigeant un hôpital ! Ce n'est pas forcément courant mais je connais des cas. Une carrière professionnelle se bâtit avec des rencontres et des occasions. Mais pour ça, il faut être un peu disponible, ne pas être encombrée de mari et d'enfants, qui feront obstacle à un choix, surtout audacieux. C'est à se demander si à force de suivre tous ces commandements ineptes, on n'aboutit pas à un véritable gâchis de potentialités. Je ne crois pas à la "réalisation" totale par la maternité, quelques-unes peuvent y trouver leur compte au moins un moment, à force d'auto-persuasion et d'émissions de gavage de Faustine Bollaert, mais ce ne doit pas être le cas de la majorité, et ça ne vaut pas pour une vie entière. Je ne crois pas non plus satisfaisant de mener de front un emploi payé et une carrière familiale bénévole sans tomber dans l'aigrissement et l'insatisfaction à un moment ou un autre. Il faut renoncer à des choses auxquelles les hommes eux ne consentiraient pas et qu'on ne leur demande pas ! La maternité n'est qu'une potentialité parmi tant d'autres. Je ne crois pas au Père Noël. Or dans le cas du mariage et de la maternité, on nous fait gober un conte de Noël. 

Et puis peut-être faudrait-il commencer par concentrer nos ressources à ceux qui sont nés, qui sont ici (et ailleurs) et maintenant, et s'assurer que leurs besoins vitaux sont correctement couverts avant d'en mettre d'autres au monde : réfugiés promenés, encadrés par la police entre deux frontières comme en Pologne, ou bloqués à une, comme à Calais ; gens sans emplois et sans abri partout, femmes surchargées d'enfants ailleurs, dans la survie la plus immédiate, trouver à manger. La semaine dernière un homme est mort dans une rue de mon quartier, il a été retrouvé adossé à une porte, assis sur les trois marches du perron étroit d'une maison. Pas mal de gens ont dû passer devant sans le voir ou en tous cas sans faire attention. C'est par le message qu'a affiché sur le mur de sa maison la résidente qui l'a trouvé qu'on a appris la nouvelle, assortie de la recommandation de s'enquérir de la santé des personnes quand elles sont assises dans une position bizarre, et si ça ne va pas, ou sans réponse, d'appeler les pompiers. C'est juste du bon sens et de l'attention. Trouver le temps d'arrêter l'indifférence et de discerner la détresse dans la multitude. Multitude qui ne facilite pas les choses, personnellement j'évite les foules et suis très occupée en ville à éviter qu'on me marche dessus. On a l'impression que notre espèce maltraitante et inhumaine préfère toujours la quantité, jamais la qualité de vie des invités aux banquets des patriarcaux. Dieu y pourvoira, selon les slogans des clercs de toutes religions pousse-au-crime ? C'est surtout les femmes qui y pourvoient au détriment de leur santé psychique, physique, économique et sociale. Pour un faible retour sur investissement (ROI), à en juger par la teneur de l'article trouvé dans Ouest France : Françoise, 52 ans auxiliaire de vie à petit salaire et amplitude horaire infernale, emmerdée le soir quand elle rentre chez elle par les dealers de son quartier, des mecs bien sûr, exerçant leur parasitisme sur l'environnement. Dans la totale indifférence et ingratitude des femmes et hommes politiques locaux. Ou comment se faire ch.er dans les bottes par l'ennemi principal qu'on a mis au monde et élevé. Clairement le ROI (Return On Investement) condamne lui aussi ce choix : mépris, abandon politique, social et économique après avoir obéi à toutes leurs injonctions, c'est ainsi que les femmes sont éternellement sacrifiées sur l'autel de la sacro-sainte reproduction. 

Le conte de Noël fait long feu. J'essaie un travail de démystification et de prophylaxie, de faire entendre une parole différente, même si elle est discordante, je sais que ce n'est pas populaire, mais tant pis pour le syndrome de Stockholm et les conflits de loyauté de pas mal d'entre nous. Certaines féministes sont trop soucieuses de ménager les hommes qui eux ne nous ménagent pourtant jamais ! Je vois trop distinctement la Matrice pour arrêter. Et si ça peut faire des blessées et des mortes en moins, si je sauve une vie, ça vaut le coup. Et si jamais elle passe par ici, je souffle à Faustine Bollaert la bonne question à poser à ses femmes témoins évoquées plus haut : "Vous n'avez pas envie de leur faire bouffer leurs couilles ?" 

Rémi Gaillard a fracassé la tête de sa femme qui l'avait quitté pour réaffirmer son droit de propriété sur sa femme ; une femme ne s'appartient pas, elle est donnée aux hommes, à leur famille et à leur clan. L'assassinat de Magali Blandin, comme celui de toutes les autres, est là pour rappeler aux récalcitrantes ce qu'il peut en coûter à une femme de revendiquer son autonomie, son autodétermination. L'assassinat de Magali Blandin sert tous les hommes qui bénéficient des privilèges du patriarcat, même s'ils ne les revendiquent pas.