" Elles disent, esclave tu l'es vraiment si jamais il en fût. Ils ont fait de ce qui les différencie de toi le signe de la domination et de la possession. Elles disent, tu ne seras jamais trop nombreuse pour cracher sur le phallus, tu ne seras jamais trop déterminée pour cesser de parler leur langage, pour brûler leur monnaie d'échange leurs effigies leurs œuvres d'art leurs symboles. Elles disent, ils ont tout prévu, ta révolte ils l'ont d'avance baptisée révolte d'esclave, révolte contre nature, ils l'appellent révolte par laquelle tu veux t'approprier ce qui leur appartient, le phallus. Elles disent, je refuse désormais de parler ce langage, je refuse de marmotter après eux les mots de manque manque de pénis manque d'argent manque de signe manque de nom. Je refuse de prononcer les mots de possession et de non possession. Elles disent, si je m'approprie le monde, que ce soit pour m'en déposséder aussitôt, que ce soit pour créer des rapports nouveaux entre moi et le monde.
Elles disent, malédiction, c'est par la ruse qu'il t'a chassée du paradis de la terre, en rampant il s'est insinué auprès de toi, il t'a dérobé la passion de connaître dont il est écrit qu'elle a les ailes de l'aigle les yeux de la chouette les pieds du dragon. Il t'a faite esclave par la ruse, toi qui a été grande forte vaillante. Il t'a dérobé ton savoir, il a fermé ta mémoire à ce que tu as été, il a fait de toi celle qui n'est pas celle qui ne parle pas celle qui ne possède pas celle qui n'écrit pas, il a fait de toi une créature vile et déchue, il t'a bâillonnée abusée trompée. Usant de stratagèmes, il a fermé ton entendement, il a tissé autour de toi un long texte de défaites qu'il a baptisées nécessaires à ton bien-être, à ta nature. Il a inventé ton histoire. Mais le temps vient où tu écrases le serpent sous ton pied, le temps vient où tu peux crier, dressée, pleine d'ardeur et de courage, le paradis est à l'ombre des épées.
VINCENTE CLOTILDE NICOLE SUKAINA
XU-HOU ANACHORA OLYMPE DELPHINE LUCRECE ROLANDE VIOLE BERNARDA PHUONG PLANCINE CLORINDE BAO-SI PULCHERIE AUGUSTA
Elles disent, vile, vile créature dont la possession équivaut au bonheur, bétail sacré qui va de pair avec les richesses, le pouvoir, le loisir. En effet n'a-t-il pas écrit, le pouvoir et la possession des femmes, le loisir et la jouissance des femmes ? Il écrit que tu es monnaie d'échange, que tu es signe d'échange. Il écrit, troc, troc, possession acquisition des femmes et des marchandises. Mieux vaut pour toi compter tes tripes au soleil et râler, frappée de mort, que de vivre une vie que quiconque peut s'approprier. Qu'est-ce qui t'appartient sur cette terre ? Seule la mort. Nulle force au monde ne peut te la dérober. Et -raisonne explique-toi raconte-toi- si le bonheur c'est la possession de quelque chose, alors tends à ce bonheur souverain- mourir.
Elles disent, honte à toi. Elles disent, tu es domestiquée, gavée, comme les oies dans la cour du fermier qui les engraisse. Elles disent, tu te pavanes, tu n'as d'autre souci que de jouir des biens que te dispensent des maîtres, soucieux de ton bien-être tant qu'ils y sont intéressés. Elles disent, il n'y a pas de spectacle plus affligeant que celui des esclaves qui se complaisent dans leur état de servitude. Elles disent, tu es loin d'avoir la fierté des oiselles sauvages qui lorsqu'on les a emprisonnées refusent de couver leurs œufs. Elles disent, prends exemple sur les oiselles sauvages qui, si elles s'accouplent avec les mâles pour tromper leur ennui, refusent de se reproduire tant qu'elles ne sont pas en liberté."
Quatre paragraphes choisis dans "Guérillères" de Monique Wittig - Les Editions de Minuit - 1969.
Photo : Monique Wittig en 1979.