samedi 19 août 2023

La planète malade


Pendant cet été où les images de la planète qui brûle montrent un spectacle terrifiant sur tous les médias, images de méga-feux s'attaquant aux "paradis" consommés par les touristes, Rhodes, Corfou, en Grèce, Tenerife dans l'archipel des Canaries, Maui dans l'archipel des Hawaï avec sa capitale détruite, ses 12 000 habitants, ceux qui n'ont pas péri dans les flammes devenant des réfugiés de l'intérieur, ce qui oblige les touristes et campeurs à fuir en maillot de bain, les flammes leur léchant la peau et les fumées asphyxiantes leurs brûlant les poumons ; tandis que les forêts canadiennes subissent le même sort en balançant dans l'atmosphère l'équivalent d'une année d'émissions carbone du Japon, pays développé, fétichiste de la Marchandise, le Un Hebdo publie un numéro (458, 2 août 2023) sur ce que nous dit aujourd'hui Guy Debord, inventeur du concept de la société du spectacle. Je me suis jetée dessus. 

Guy Debord, 1931 - 1994, est le fils d'un fabriquant de chaussures de luxe. Après une période littéraire "surréaliste" il devient théoricien révolutionnaire marxiste. Il va s'appliquer son premier slogan "ne travaillez jamais" en vivant du produit de l'héritage de ses parents, puis ayant eu l'intuition de l'avènement de la société de consommation en lisant un chapitre du Capital de Marx consacré à la nature fétiche de la marchandise, il fonde l'Internationale Situationniste (IS) en 1957, qui restera un groupuscule révolutionnaire à l'exclusion facile, dont toutefois les numéros de la revue du même nom où il publiait ses idées sont considérés, même avant sa mort, comme patrimoine national par la BNF. Il publie La société du spectacle en 1967 : il y développe que la production sans fin de marchandises aboutit à une accumulation de spectacles. Il se suicide à 62 ans, miné par la maladie. Sa biographie plus complète est à lire dans le Un Hebdo. 

Gallimard, collection blanche, publie en 2004 trois textes de Guy Debord, textes initialement parus en 1966 sur les émeutes raciales de Watts ghetto noir de Los Angeles, en 1967 sur la Révolution culturelle chinoise, et un dernier court texte, inédit de 1971 qui donne son titre à l'ensemble : La planète malade aborde le thème de la pollution et de sa représentation. "C'est du spectacle sous toutes ses formes et de ce qu'il engendre qu'il s'agit.". Visionnaire, ce texte est, 52 ans après, d'une éclatante actualité. Je vous en propose quelques extraits. 

" L'époque qui a tous les moyens techniques d'altérer absolument les conditions de vie sur toute la Terre est également l'époque qui, par le même développement technique et scientifique séparé, dispose de tous les moyens de contrôle et de prévision mathématiquement indubitable pour mesurer exactement par avance où mène -et vers quelle date- la croissance automatique des forces productives aliénées de la société de classes : c'est à dire pour mesurer la dégradation rapide des conditions mêmes de la survie au sens le plus général  et le plus trivial du terme. 
[...] On mesure et on extrapole avec une précision excellente l'augmentation rapide de la pollution chimique dans l'atmosphère respirable ; de l'eau des rivières, des lacs et déjà des océans, et l'augmentation irréversible de la radioactivité accumulée par le développement pacifique de  l'énergie nucléaire ; des effets du bruit ; de l'envahissement de l'espace par des produits en matière plastique qui peuvent prétendre à une éternité de dépotoir universel ; de la natalité folle ; de la falsification insensée des aliments ; de la lèpre urbanistique qui s'étale toujours plus à la place de ce que furent la ville et la campagne ; ainsi que des maladies mentales... 
Une société toujours plus malade, mais toujours plus puissante, a recréé partout concrètement le monde comme environnement et décor de sa maladie, en tant que planète malade. 

Le développement de la production s'est entièrement vérifié jusqu'ici en tant qu'accomplissement de l'économie politique : développement de la misère, qui a envahi et abîmé le milieu même de la vie. La société où les producteurs se tuent au travail, et n'ont qu'à en contempler le résultat, leur donne maintenant franchement à voir, et à respirer, le résultat général du travail aliéné en tant que résultat de mort. Dans la société de l'économie surdéveloppée, tout est entré dans la sphère des biens économiques, même l'eau des sources et l'air des villes, c'est-à-dire que tout est devenu le mal économique, 'reniement achevé de l'homme' qui atteint maintenant sa parfaite conclusion matérielle. Le conflit des forces productives modernes et des rapports de production, bourgeois ou bureaucratiques, de la société capitaliste est entré dans sa phase ultime. 

La fonction dernière, avouée, essentielle, de l'économie développée aujourd'hui, dans le monde entier ou règne le travail-marchandise, qui assure tout le pouvoir à ses patrons, c'est la production des emplois. On est donc bien loin des idées 'progressistes' du siècle précédent sur la diminution possible du travail humain par la multiplication scientifique et technique de la productivité, qui était censée assurer toujours plus aisément la satisfaction des besoins antérieurement reconnus par tous comme réels, et sans altération fondamentale de la qualité même des biens qui se trouveraient disponibles.

Guy Debord, 1971.

Comme ressource supplémentaire, l'ex-ingénieur Olivier Lefebvre, dans son ouvrage Les ingénieurs qui doutent, paru en mai 2023 aux Editions L'échappée, propose, à propos des 'bullshit jobs' (à ne pas confondre avec les 'shitty jobs' utiles mais mal payés) qu'il a occupés, en étant bien payé et considéré, son explication / éclairage très intéressants sur la pensée de Guy Debord. 
 



Merci au Fédiversien "intrigué" qui a galéré et passé beaucoup de temps à remettre cette phrase dans son contexte d'origine, le numéro 3 de décembre 1959 de la revue l'Internationale situationniste, à la fin de la note sur le sens du dépérissement de l'art. C'est tout à fait sympathique ce travail collaboratif :))