dimanche 17 mars 2013

Les femmes de droite - Andrea Dworkin

Les femmes de droite d'Andrea Dworkin a été publié pour la première fois en 1978 aux USA dans le contexte d'une des batailles pour l'Equal Rights Amendment (ERA) qui rencontra une opposition forte des femmes conservatrices, notamment de l'activiste conservatrice Phyllis Schlafly. Le texte de Dworkin, je vous rassure, n'est pas un comte-rendu de la bataille pour l'ERA, mais une analyse au rayons X du fonctionnement de la société hétéro-patriarcale et de sa réduction des femmes à la baise (fucking) et à la reproduction. Vous noterez qu'il faut à peu près 40 ans pour qu'un livre d'Andrea Dworkin soit traduit en français et encore, heureusement que nous avons les québécois-es pour faire le travail !

J'ai lu le livre dans cette édition :


Andrea Dworkin est une féministe radicale, son propos n'est pas l'égalité des salaires avec les hommes (payés de 20 à 50 % de plus à qualification égale et diplômes généralement inférieurs à ceux des femmes, faut-il le rappeler ?), ni la parité en politique, ni le partage des tâches ménagères, tous combats parfaitement légitimes ; elle ne demande pas non plus que les hommes rejoignent le combat féministe, car "nous ne pourrions rien sans eux" ! Bref, elle n'est pas une réformiste cherchant un illusoire aménagement du patriarcat : elle le dissèque au scalpel et ça remue vraiment.

Alors pourquoi les femmes de droite, selon l'analyse de Dworkin, sont-elles pour le status quo ante ? Parce qu'elles ont l'intelligence des femmes sur la situation qui leur est réservée dans une société dominée par les hommes : elles se marient et elles subissent la violence maritale, elles sont battues, maintenues dans la dépendance familiale et économique à la disposition des hommes, valorisées uniquement par la reproduction et la baise (fucking, le terme de Dworkin), elles avortent dans la clandestinité avec les risques que cela comporte pour leur santé et leur vie ; elles savent aussi l'illusoire liberté des mœurs des années 60, pseudo années de libération sexuelle où le corps des femmes n'était plus refusable aux hommes sous peine d'être traitée de "prude", ou de "coincée", insulte suprême dans une société prétendue sexuellement libérée ; elles savent la contrainte à la sexualité, aux échanges entre multiples partenaires et aux maternités désirées ou non qui s'ensuivent de ces années-là, le fardeau de devoir avorter dans l'opprobre et le danger ; elles savent l'illusion du travail des femmes hors de la maison : reléguées et exploitées dans les tâches dont les hommes ne veulent pas, cyniquement ségréguées dans des emplois-ghettos spéciaux femmes sous des apparences d'égalité (separate-but-equal model), sous-payées, exploitées à l'extérieur comme à l'intérieur dans un "modèle égal mais séparé" ; elles savent la condition indigne réservée aux vieilles femmes qui ne sont plus utiles à la reproduction et à la baise : droguées, (les femmes sont, dans l'hémisphère nord comme aux États-Unis, les principales consommatrices de tranquillisants et de neuroleptiques, en proportions jamais égalées chez les hommes !), elles savent la situation d'abandon des femmes (devenues inutiles) pauvres reléguées, parquées dans des maisons de retraite misérables sous le régime Medicaid (Sécurité sociale minimum pour les pauvres sans assurance privée aux USA, dont les femmes sont les principales récipiendaires), les femmes de droite savent que "sans la reproduction les femmes, en tant que classe sociale, n'ont rien".

Et pour elles tout changement, accès à la pilule, droit à l'avortement, émancipation de la sphère familiale par le travail..., sont des menaces. Le droit à la contraception et à l'avortement est un appel d'air à l'accès sans restriction des hommes au corps des femmes contraintes à la baise sans frein et à la chute du dernier rempart qui les protège (plutôt mal, mais elles pensent que conserver vaut mieux que se risquer à moins de contraintes pour les hommes) ; la sphère familiale et son moralisme bourgeois (fait d'innombrables coups de canifs, elles ne sont pas dupes) est encore le meilleur rempart des femmes contre l'hyper exploitation / prédation masculine.Elles se croient relativement à l'abri au sein de leurs foyers, donc elles tiennent à leur abri. Les hommes de gauche pro-ERA sont accusés de la même manière, car ils profitent aussi de la "libération sexuelle" et dans un système de castes, la caste dominante est toujours favorisée quelle que soit sa couleur politique.

Hors-contexte du vote sur l'ERA, ce texte est une formidable analyse des rapports de domination entre sexes : domination incontestée et incontestable des hommes, et asservissement des femmes dans deux modèles exclusifs proposés : le modèle du Bordel et le modèle de la Ferme.

Le modèle du Bordel : le corps des femmes est livré en morceau (à la découpe) à la pornographie et à la prostitution, puisque les hommes auraient des "besoins" particuliers à assouvir sans passer par les sentiments humains ni la séduction, besoins réputés "irrépressibles", il leur faut donc un stock renouvelable de chair fraîche de femmes à consommer.

Le modèle de la Ferme : le corps des femmes est destiné à la reproduction. Fournir autant de garçons qu'il en faut pour la guerre, la main-d’œuvre de production dans les usines et l'agriculture, et bien sûr, quelques filles pour assurer la reproduction du modèle exclusif de la société patriarcale. D'ailleurs se profile déjà à l'horizon de ces années 70, la location-vente des ventres des femmes pour la GPA (gestation pour autrui), ce qui est tout de même le modèle ultime de la ferme (et de l'élevage hors-sol).

On le voit, même aujourd'hui, ces deux modèles perdurent, malgré les "progrès" relatifs arrachés par le féminisme réformiste. La contrainte au mariage et à la reproduction sont toujours d'actualité : essayez juste de vous revendiquer childfree en société, juste pour entendre "le mépris et le dédain", les objections et les anathèmes les plus éculés provenant des deux sexes ! La marchandisation des corps des femmes est en marche : dans l'industrie de la pornographie comme dans celle à venir de la reproduction dominée par "un troisième acteur, scientifique ou  médecin" : il sera très tentant pour les riches couples stériles, pour toutes sortes de raisons, de louer l'utérus des femmes pauvres qui seront contentes de gagner un peu d'argent (surtout leurs maris : plus elles sont pauvres et plus leur destin est contrôlé par les hommes !) en portant les enfants des autres. Les thèses de Dworkin sont bel et bien d'actualité en ce début de 21ème siècle.

Quelques citations (selon ma traduction) :

"L'exploitation est un crime-clé contre les femmes, mais ce n'est pas la même exploitation économique que celle expérimentée par les hommes".

"Les hommes violent, les femmes sont violées ; même dans ces rares cas statistiques où des garçons et des hommes sont violés, les violeurs sont des hommes". 

"Le féminisme est la reconnaissance que chaque être humain vit une vie séparée dans un corps séparé, et meurt seul"[...]. C'est la plus simple idée révolutionnaire jamais conçue, et la plus méprisée".  

"Le féminisme est la position radicale contre tous les doubles standards en droits et responsabilités, le féminisme est le soutien révolutionnaire sans faille à un seul standard de liberté humaine".

J'espère que ce résumé vous donnera envie de le lire ! "Les femmes de droite" est officiellement lancé en France Mercredi 20 mars 2013 à la Librairie Violette and Co à Paris 11ème. Et votre libraire en régions ne peut pas vous en refuser la commande chez l'éditeur. La traduction est de Michèle Briand et de Martin Dufresne, relecture de Rachel Bédard et de Christine Delphy, préface de Christine Delphy.

Liens : Le billet d'Anti-sexism sur Les femmes de droite 
Son forum féministe où vous trouverez de nombreuses citations.

Tous les textes d'Andrea Dworkin sont en accès libre et gratuit sur Internet en suivant le lien :
Feminist archive, The complete works of Andrea Dworkin. Evidemment, c'est en anglais.

12 commentaires:

  1. Il a l'air passionnant ce bouquin. J'avais déjà lu le compte-rendu d'Antisexisme. Je finirais bien par le lire un jour...
    A propos des femmes sans enfant, c'est parce que tu es en France, un pays de pondeuses que tu es discriminée ! En Allemagne, c'est différent. Les 3/4 de mes copines n'ont pas d'enfant et on choisit de ne jamais en avoir. J'ai d'ailleurs du mal à fréquenter des mères bien que j'en sois une. Si elles ont des fils, elles n'ont de cesse d'en faire des "vainqueurs" et si elles ont des filles c'est pour leur mettre du vernis à ongle à deux ans et les enterrer sous les poupées Barbie.
    Donc, je les évite.

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    1. Ah la la, m'en parle pas ! Ce midi, il y avait au Jité de France2 un sujet sur les allocs (sujet -énervant- du jour : faut-il conditionner les allocations familiales au revenu ? Dans un pays nataliste, je ne te dis pas comme le sujet est délicat, "touchy" comme disait une de mes patronnes !) : en France, pays soi-disant amical aux femmes mères de famille (Tu parles, Charles !), les allocs, bien que non indexées aux revenus, sont en-dessous de celles de l'Allemagne et de plein d'autres pays du Nord de l'Europe. Donc les allemandes devraient faire plein d'enfants ! MAIS LA-BAS, il n'y a pas de place en crèche, dixit la journaliste/présentatrice, propagandiste en diable, ceci, selon elle, expliquant cela. Sur FranceInfo, la semaine dernière, un sujet rappelait que dans les maternités-usines en France, les accouchements sont déclenchés, car il y a la queue pour les lits, donc plus vite Mesdames, on n'a pas le temps de vous attendre, il faut aussi laisser la place aux autres ! Drôlement sympa pour une arrivée au monde ! En plus : pas de place en crèche, pas de place en fac, pas de boulot, pas de logement, pas de place en maison de retraite, bientôt, plus de place dans les cimetières, je me dis que je suis la moins égoïste de tous ! Mais élevez-moi une statue ! O_O

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    2. Ouais, c'est quand même un peu de la propagande. En Allemagne et dans les pays scandinaves, c'est surtout que les femmes n'ont pas envie d'avoir des marmots étant donné qu'il faut sacrifier vingt ans minimum de sa vie de femme à les élever et qu'ils coûtent cher.
      Quant aux accouchements déclenchés, je connais une Francaise qui a eu ses deux enfants en France exprès pour planifier ses accouchements ! Ceci est bien entendu impensable en Allemagne (comme les péridurales. On évite à mort les artifices en matière d'accouchement).
      Résultat de ces accouchements déclenchés (je connais deux enfants de plus de 18 ans nés de cette manière) : ce sont des gosses qui ont constamment l'air éberlué d'être là comme si on les avait réveillé sans les prévenir.
      Ils dégagent une sorte d'apathie bizarre comme s'ils étaient là sans l'être et semble avoir pas mal de difficultés existentielles mais c'est quelque chose qui n'est perceptible qu'à partir de l'adolescence.

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    3. La France souffre d'une hypermédicalisation / hyperdramatisation de l'accouchement. C'est historique. Ça donne tous ces actes "médicaux" et chirurgicaux invasifs voire mutilants pour les mères et leurs enfants. De plus, ces déclenchements généralisés désinhibent certains obstétriciens : j'ai entendu parler un jour de ceux qui déclenchent les femmes vers 14 H 30 - 15 H les vendredis à Paris pour éviter les embouteillages du vendredi soir sur le périph !

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  2. "bientôt, plus de place dans les cimetières" : euh à Paris c'est déjà le cas, il n'y a plus de place dans les cimetières, et l'incinération est largement privilégiée.

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    1. Il n'y a pas qu'à Paris : c'est dans toutes les grandes villes ! Les cimetières, c'est une autre façon d'artificialiser des sols cultivables. Sans compter que les enterrements sont abominablement polluants. De la terre pour les vivants OU pour les morts, un jour il faudra faire un choix drastique.

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  3. Merci énormément de cette recension, Hypatie, la plus "pointue" que j'aie lue à ce jour pour un ouvrage touffu dans la multiplicité des enjeux qu'il aborde!

    Un correctif cependant: l'adaptation française est de *michele briand* et moi. Nous avons aussi bénéficié d'une relecture-révision très attentive et sensible à l'exigence d'Andrea D. de la part de Christine Delphy (dont il FAUT lire l'avant-propos au bouquin) et de Rachel Bédard des Éditions du remue-ménage, à qui nous demeurons extrêmement reconnaissant-es d'avoir facilité ce projet de longue date, un labour of love comme disent les Anglisches...

    Notez SVP qu'un court recueil de textes clé de Dworkin traduits en français est aussi disponible à la librairie Violette & Co et à la Librairie du Québec à Paris. C'est "Pouvoir et violence sexiste", Éditions Sisyphe, Montréal, 2007, présenté ici: http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2718

    Merci encore!

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    1. Merci de votre passage et de votre commentaire. J'ai rectifié. Effectivement, il y un autre recueil de textes de Dworkin (il est d'ailleurs dans ma sidebar à droite) et je l'ai déjà évoqué ici. J'en recommande la lecture évidemment, en attendant d'autres traductions de cette auteure féministe.

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  4. Et pour ne pas désespérer de la sexualité, cette citation de Dworkin: "When two individuals come together and leave their gender outside the bedroom door, then they make love."

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    1. Superbe comme toujours ! En plus, d'être une activiste militante, Andrea Dworkin est vraiment une superbe écrivaine. Son écriture est puissante et élégante. J'attaque dès que possible Intercourse.

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  5. On m'a offert Femmes de droite !! Je me jette dessus dès que j'ai 2 neurones disponibles!

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    1. Mais quel bol ! Génial. Tu vas voir, c'est passionnant, très dur aussi, et limpide comme toujours. Très puissant. Derrière, j'ai voulu lire Guerrières de Moïra Sauvage, qui parle des femmes dans les armées, lequel bouquin doit être tout à fait honnête, je n'ai pas pu ! Je le lirai un jour, mais juste après Dworkin, ça ne fonctionne pas. C'était comme de boire une tisane après des litres de café serré !

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