vendredi 24 avril 2015

Un monde flamboyant

"Je suis Ulysse.
Mais je m'en suis aperçue trop tard"


" Toutes les entreprises intellectuelles et artistiques, plaisanteries, ironies et parodies comprises , reçoivent un meilleur accueil dans l'esprit de la foule lorsque la foule sait qu'elle peut, derrière l’œuvre ou le canular grandioses, distinguer quelque part une queue et une paire de couilles. "

Je viens de lire "Un monde flamboyant" de Siri Hustvedt. Roman biographie d'une artiste fictive disparue, Harriet "Harry" Burden, qui n'a pas trouvé de son vivant la reconnaissance qu'elle croyait mériter. Harry se marie à un marchand d'art richissime et fait deux enfants. Mais cela ne suffit pas à Harry qui est une artiste puissante, et comme elle n'est pas reconnue en tant que telle, elle va essayer des masques, d'hommes, puisque l'artiste indiscuté et indiscutable est toujours un homme. Mais ce faisant, elle va se perdre : des usurpateurs vont s'attribuer son travail. Le roman est éclaté en différents témoignages de ses proches, puzzle assez difficile à pénétrer avec de nombreux renvois de l'auteure en bas de page, j'ai failli laisser tomber avant le tiers du livre. Puis j'ai persévéré, et j'ai bien fait. Ce roman féministe se mérite : réflexion sur la puissance créatrice des femmes -hors maternité- leur effacement de l'HIStoire, hommage à des artistes brillantes dont les œuvres ont été attribuées à des hommes, ou ont été vampirisées par des artistes mâles, ou simplement "oubliées" pendant des siècles, pour ressortir au jour, exhumées par des historiens, des metteurs de scène de cinéma ou par des féministes. Siri Hustvedt doit savoir de quoi elle parle : dans la vraie vie, elle a épousé Paul Auster, le grand écrivain new-yorkais de Brooklyn. Siri Hustvedt est aussi une grande écrivaine, elle mérite notre attention.

Citations : toutes les citations du livre sont en caractères rouges.
"Artemisia Gentileschi, traitée avec mépris par la postérité, son œuvre majeure attribuée à son père. Judith Leyster, admirée en son temps et puis effacée. Son œuvre passée à Frans Hals. La réputation de Camille Claudel engloutie par celle de Rodin. L'erreur suprême de Dora Maar : coucher avec Picasso, erreur qui oblitéré ses splendides photographies surréalistes. Pères, maîtres et amants suffoquent les réputations des femmes. Ces quatre là sont celles dont je me souviens. Harry en détenait une réserve inépuisable. Avec les femmes, disait-elle, c'est toujours personnel, amour et saloperies, qui elles baisent. Et, thème de prédilection de Harry, femmes traitées comme des enfants par des critiques paternalistes, qui les appellent par leurs prénoms : Artémisia, Judith, Camille, Dora."

 Artemisia Gentileschi - 1593-1653 - Auto-portrait, allégorie de la peinture - Œuvre attribuée à son père, peintre, avec lequel elle travaillait.

"Judith Leyster (1609-1660) peintre baroque hollandaise, membre de la guilde de Saint-Luc, à Haarlem, célèbre en son temps mais oubliée après sa mort. Parce que son œuvre ressemblait à celle de Frans Hals, beaucoup de ses tableaux furent attribués à celui-ci. En 1893, le Louvre acheta ce que l'on prenait pour un Frans Hals, mais il s'avéra que c'était un Leyster. Cette découverte a contribué à restaurer le réputation artistique de Leyster."

Camille Claudel - 1864-1943 - Sculptrice, internée, abandonnée par sa famille dans un asile, morte de faim et de solitude en 1943. Son œuvre attribuée à Rodin. Le film éponyme de Bruno Nuytten avec Isabelle Adjani en 1988 contribue largement à la sortir de l'ombre.Désormais, on lui dédie des expositions.

Dora Maar - Self-portrait - 1907-1997 - Photographe surréaliste littéralement vampirisée par sa liaison avec Picasso, alors qu'elle ne quitta jamais son atelier. Depuis 1999, des expositions font redécouvrir son œuvre.
"Picasso a peint Maar comme La femme qui pleure, comme l'Espagne en deuil, mais le bouc aimait à faire pleurer les femmes. Dès que les larmes déboulaient, le pénis du bouc se raidissait. Quel petit misogyne énergique et ardent il était, Picasso !"

Margaret Cavendish, Duchesse de Newcastle -1623-1673


Son ouvrage majeur : Le Monde Flamboyant ( ou Le monde Glorieux), premier roman d'anticipation répertorié de l'Histoire.
Siri Hustvedt exhume cette écrivaine du 17ème siècle, qui a une ressemblance avec son héroïne Harry :
"Margaret Cavendish, duchesse de Newcastle, cette monstruosité du XVIIè siècle : une femme intellectuelle. Auteur de pièces de théâtre, de romans, de poèmes, de lettres, d'essais de philosophie naturelle et d'une fiction utopiste, The Blazing World : Le Monde Flamboyant. J'intitulerai ma femme Le Monde Flamboyant en mémoire de la Duchesse. [...] Mad Madge, Margot la Folle, était embarrassante, pustule enflammée sur le visage de la nature. [...] On laisse mourir ses mots ou ses images. On détourne la tête. Les siècles passent. L'année où la première femme fut admise à la Royal Society ? 1945. "

" Margot la Folle n'avait pas d'enfants à elle, pas de bébés à élever pour en faire des adultes. Elle avait ses "corps de papier", ses œuvres vivantes, et elle les chérissait."


"Ainsi ne me suis-pas persuadée que ma philosophie, étant neuve et récemment mise au monde, s'avèrera dès l'abord en maître de compréhension, mais il se peut, s'il plaît à Dieu, qu'elle y parvienne, non en cet âge-ci, mais en un temps à venir. Et si elle est aujourd'hui ignorée et enfouie dans le silence, peut être se dressera-t-elle alors plus glorieuse ; car étant fondée en bon sens et raison, elle peut connaître un âge où elle sera mieux considérée que dans celui-ci."
Margaret Cavendish, Observations upon Experimental Philosophy (1668) - Cambridge University Press. 

Quelques citations visionnaires par Harriet / Siri :
"  Tout ce qui était directement vécu s'est éloigné dans une 
représentation. "

"La "Singularité", c'est à la fois une échappatoire et une vision fantasmée de la naissance. Je lui ai dit : Un rêve jupitérien qui évite complètement le corps biologique. Des créatures flambant neuves surgissent de la tête des hommes. Presto ! Disparition de la mère et de son diabolique vagin."

"Nous sommes entrés dans une ère de biorobots hybrides, un âge où les scientifiques édifient les modèles informatiques de structures métareprésentatives de la conscience elle-même. Nombreux sont ceux qui évaluent l'affaire de deux, peut-être trois décennies, le délai dans lequel les corrélats neuronaux seront découverts et artificiellement reproduits. Un mystère considéré de longue date comme impénétrable sera résolu. Il en sera du problème ardu de la conscience comme de la double hélice."

Voilà. J'en recommande chaudement la lecture, dans n'importe quel sens, même en sautant les cahiers de Harriet ! Réflexion sur la société du spectacle, sur la disneylandisation et la marchandisation de l'art, sur le cynisme des artistes actuels qui ressemblent à des banquiers et de leurs marchands, ce roman est foisonnant et comme dans toutes les grandes œuvres, il y a plusieurs niveaux de lectures, il est une inépuisable réflexion sur l'art et la création.

Autres points de vue : Le journal de François ; Les méconnus ; La critique de Télérama ; La critique de France Culture.

Il y a une floppée de femmes effacées de l'histoire des arts et de la
culture : je ne cite que celles dont parle Siri Hustvedt dans son roman. On pourrait ajouter Sappho, la poétesse lyrique de l'Antiquité dont la légende nous est parvenue mais pas ses poèmes, détruits ou attribués à d'autres ; même remarque pour Hypatie d'Alexandrie, dont les travaux n'ont sans doute pas disparu, mais auraient été attribués à des mathématiciens hommes. A l'injustice, on rajoute la tromperie intellectuelle.

vendredi 17 avril 2015

Humains, animaux : Ethique et élevage - 2

Conférence aux Champs libres dans le cadre des débats sur l'humain et l'animal - Partie 2
Résumé de la conférence de Jocelyne Porcher : Réinventer l'élevage, une utopie pour le XXIème siècle ? Jocelyne Porcher est ancienne éleveuse de brebis, puis technicienne agricole, période pendant laquelle elle découvre en Bretagne la production de porcs hors-sol. Devenue ingénieure, elle réalise que les éleveurs industriels ne connaissent pas les animaux, que le lien qu'elle établissait avec ses brebis est rompu dans l'élevage industriel ; elle constate même qu'on n'a jamais cherché ni écrit une définition de l'élevage. Le titre de sa thèse de doctorat sera "Eleveurs et animaux : réinventer le lien". Elle travaille actuellement comme Directrice de recherches à l'INRA sur les problématiques de bien-être animal.


La thèse de J. Porcher est la suivante : L'élevage, qui suppose un lien avec les animaux, est mort vers 1850, pour céder la place à la zootechnie dans un premier temps, pour ensuite déboucher sur l'exploitation des machines animales (Descartes : animal machine -cité dans la partie 1). L'élevage est retiré aux paysans (qu'on a envoyés à la mort massivement en 1914 -80 % de la France était rurale à l'époque), qu'on a dépossédés de leurs animaux pour les confier aux scientifiques qui "produisent des matières animales" ; la FNSEA, principal syndicat agricole, a depuis montré qu'elle met tout en œuvre pour réduire le nombre de ses adhérents : moins 25 % tous les 10 ans, il reste à peine 1 million de paysans en France. Il y a, comme dans toute industrie, un émiettement des process et de la pensée. L'élevage a construit nos liens avec les animaux, travailler n'est pas que produire, c'est aussi du relationnel. Éleveur, c'est une relation au monde, alors que les productions animales, c'est de l'économie et c'est l'instrumentalisation des animaux : une seule race, dans des bâtiments identiques rationalisés, les mêmes aliments : on n'y voit qu'une seule tête.
Jocelyne Porcher différencie la vie du vivant. La vie c'est affectif et relationnel ; le "vivant", ce sont des productions machiniques et robotisées dans un process industriel déshumanisé où la machine fait interface entre techniciens et animaux, productions qui déboucheront automatiquement dans un futur proche sur de la matière viande in vitro. D'ailleurs, souligne Jocelyne Porcher, les géants de l'informatique et des biotechnologies (Google, Microsoft, Cargill, ...) investissent des paquets d'argent dans des start ups qui font de la R&D (recherche et développement) sur ces projets, soutenus par des activistes pro-animaux, Peta notamment, pour ne citer que cette ONG, très puissante aux USA.
Cependant, dit Jocelyne Pocher, souffrance animale et souffrance humaine sont liées : elle constate que dans les élevages, il y a de la souffrance au travail, souffrance éthique et physique, car les souffrances morales ont des conséquences physiques. Et il y a contagion entre les gens et les
animaux : les techniciens d'élevage somatisent comme leurs bêtes et selon ses constatations, ils présentent les mêmes troubles que leurs animaux. J. Porcher cite le cas de cet éleveur, 15, 20 ans de carrière qui rentre un matin dans son élevage de poules en cages, et tout à coup se demande "mais qu'est-ce que je fais là ?". Quelques semaines plus tard, il avait tout arrêté. Même souffrance dans les abattoirs industriels, où les gestes sont répétitifs et abrutissants : elle cite cet ouvrier qui tronçonne en deux des carcasses de cochons depuis des années, et qui lui fait cette réflexion, révélant un trouble de la cognition : "Mais où est-ce qu'ils vont tous ces cochons ?".


Le cas de abattoirs 
Dans le cadre des production animales où on a avec l'animal un rapport alimentaire, dit J. Porcher, on a du mal à penser l'enjeu moral de la mort des animaux. La relation de l'éleveur avec l'animal s'arrête avec la montée dans le camion dans la cour de l'exploitation. Les éleveurs perdent la maîtrise de la façon dont sont traités leurs animaux : les abattoirs, situés à plus de 100 km généralement, sont inaccessibles et ils n'ont pas le droit d'y rentrer (personne n'a le droit de rentrer dans un abattoir, je confirme, ils sont étroitement surveillés, et ce n'est pas pour des raisons d'espionnage industriel !). Les abattoirs qui étaient autrefois situés dans les centres-villes (Vaugirard et les Halles à Paris, par exemple) sont désormais excentrés et invisibilisés. Ils ne portent d'ailleurs plus la mention abattoir, ils portent des noms de sociétés : Cooperl, Socopa, Bigard, Tilly Sabco, Doux... pour n'en citer que quelques-uns. Certains salariés ne savent même pas qu'ils travaillent dans des abattoirs, selon J. Porcher, qui cite le cas de ce comptable qui a mis huit jours avant de se rendre compte qu'à l'autre bout de l'entrée par où il arrivait au travail, il y avait un énorme atelier où les animaux étaient abattus. Ces établissements utilisent d'ailleurs une novlangue qui brouille des notions que nous n'admettrions pas autrement. Le personnel des abattoirs est méprisé par la société, aussi certains ne disent pas où ils travaillent ni ce qu'ils font, même à leur entourage proche. Au bout d'un certain temps dans ces entreprises, les salariés manifestent des troubles de la cognition lorsqu'ils n'arrivent plus à mobiliser le détachement nécessaire, ni à se justifier par la nécessité de "nourrir les gens". Quand ils n'arrivent plus à tenir, si le blindage se fissure, soit ils tombent malades, soit ils s'en vont.

J. Porcher qui a lu et étudié le sociologue Marcel Mauss et sa Théorie du don, pense qu'on peut tuer et manger les animaux, mais sans excès, et après une longue proximité : je te donne la vie, des soins, ma protection, et en échange tu me le rends sous forme du don de ta vie, tu meurs pour moi. J. Porcher milite donc pour une mort digne des animaux, pour des abattoirs de proximité mis à la disposition d'associations d'éleveurs, ou de camions-abattoirs, qui permettent de les tuer à la ferme ; mais comme beaucoup d'éleveurs sont incapables de tuer leurs animaux, elle milite également pour la mise en place de rituels (laïques, je vous rassure, il n'est pas question de rituels religieux dans sa pensée) qui donneraient un sens à ce qu'il faut bien appeler un sacrifice.


Comme on peut le voir, tuer des animaux, même pour se nourrir, ne va pas de soi ! D'autant, reconnaît-elle que sans l'évidente intelligence animale, on ne pourrait rien faire en élevage, les animaux comprennent, ils anticipent, ils s'adaptent. Même en invoquant Marcel Mauss, même pour les tenants de l'élevage qui pensent à l'instar de Jocelyne Porcher que celui-ci est fait de notre relation aux animaux, tissée depuis des milliers d'années. D'ailleurs, si elle dénonce les excès du système, dit-elle, c'est aussi parce qu'il donne prise aux "défenseurs de animaux", aux végétariens, à leurs "excès", aux welfaristes, venus pour en découdre avec les éleveurs, de Grande-Bretagne. Nous y voilà.

Va donc, sale welfariste !
Welfare en anglais : avantages, bien-être. Les welfaristes sont détestés d'abord par les éleveurs, puis la FNSEA, l'ITP,... tous les représentants de l'industrie agro-alimentaire. Nous sommes (je m'inclus dans ce sinistre lot) des emmerdeurs, des empêcheurs d'élever (de maltraiter donc) en rond. Les pires des pires : les anglais, comme j'ai entendu dire à une conférence au SPACE la patronne de l'ITP (Institut technique du Porc), puis ensuite le vétérinaire responsable des abattages rituels à ma préfecture (DDPP). Le Ciwf (dont ils n'arrivent pas à retenir le nom : l'épellation est anglaise et il y a un W dedans !), l'ONG britannique welfariste leur met une vraie trouille bleue. Les welfaristes, donc, se battent, en attendant la fin du système, (mais chut), pour quelques centimètres de plus pour les poules en cage, des grattoirs, des "nids" sous des lamelles plastiques car les poules aiment s'isoler pour pondre, bref, ils se battraient pour des clopinettes qui ne valent même pas d'être mentionnées. Pire, ils vont emmerder les honnêtes travailleurs dans les couloirs de la mort des abattoirs pour y veiller là aussi au bien-être animal. Puisqu'on n'arrive pas à les faire arrêter de tuer, autant aller voir et exiger qu'ils le fassent proprement et sans douleur, si possible. C'est là que le bât blesse pour la partie adverse, certains partisans de la libération animale. Comment, tu défends le bien-être animal dans le couloir de la mort ? Formule nettement oxymorique. Mais comment peux-tu approcher d'un abattoir à moins de 500 mètres, je n'arrive même pas à l'imaginer. Moi, tu comprends, je n'en mange pas. Ok, tout le temps tort. Donc, ça ne pouvait pas manquer : "Il faut bien manger" dit Jocelyne Porcher (euh, je mange deux à trois fois par jour, moi aussi), "l'élevage, c'est une entreprise de pacification, contrairement à la chasse qui est une poursuite et une guerre", "libérer les animaux est une aporie éthique (impasse, contradiction en philosophie), les rendre à l'état sauvage, il n'y a pas de place, où est-ce qu'ils iraient ? " demande Jocelyne Porcher. Et puis, "ces végétariens et leurs injonctions morales surplombantes, d'où parlent-ils ?". Là, ça m'a bien rappelé le tweet fulminant d'un anti-abolition de la prostitution qui m'a traitée la même semaine de "féministe caviar" moralisante qui ne sait pas de quoi elle parle.


Les welfaristes, qu'il faut défendre, obtiennent tout de même des lois et des directives européennes : ils ont désincarcéré les truies gestantes en 2013 pour ne citer que ce cas. Je vais déplaire à certain-es, mais je ne suis pas pour la libération animale. C'est un anthropomorphisme qui ne signifie rien pour les animaux. Et juste ici, je vais être d'accord avec
J. Porcher : les animaux domestiques, c'est de la culture comme les humains, pas de la nature, contrairement aux animaux sauvages. Capturer un animal sauvage ou tuer ses parents devant un bébé animal est un crime (qui laisse les mêmes traces post-traumatiques que chez les humains), et libérer un animal domestique, ça s'appelle un abandon, et c'est aussi un crime. On ne "libère" pas un chien sur le bord d'une autoroute, on ne "libère" pas un poisson rouge dans un étang, et on ne "LIBERE" pas une Holstein : on la trait, jusqu'à la fin de sa lactation, sans cela c'est la mort, et dans d'atroces souffrances en plus ! Et après, on lui fiche la paix, sans la relâcher dans la nature.

Selon J. Porcher, les végétariens ne seraient pas à la hauteur des animaux, ils ne les aiment pas (ce n'est pas impossible dans certains cas, selon mes observations), ils renoncent donc à les élever et à les tuer. Elle reconnaît et donne des exemples de reconnaissance : des éleveurs mettent certains de leurs animaux "à la retraite". Ils ne les envoient pas à l'abattoir, ils gardent avec eux leurs préférées, celles (ce sont essentiellement des femelles animales) qui leur ont rendu le plus de service. Même si ce n'est qu'un phénomène confidentiel.

Jocelyne Porcher conjecture qu'à terme, l'élevage industriel, qu'elle appelle "productions animales" et qui a mis 200 ans à pourrir nos relations de
10 000 ans avec les animaux, et qui devrait déboucher à terme vers la viande sans animaux, est non viable : les coûts environnementaux ne sont pas intégrés aux coûts de production. Et il y a des résistances (luddisme) à l'industrialisation qui est vécue comme une dépossession. Il disparaîtra, l'entropie est au cœur du système.


Pour conclure
Contrairement à Jocelyne Porcher, je ne crois pas que l'élevage traditionnel soit une affaire de pacification, fausse image biblique, je pense que c'est une histoire violente de soumission et d'exploitation. Histoire où les paysans étaient mal considérés, comme leurs bêtes. Ce qui ne veut pas dire qu'il faut l'arrêter : il y a déjà des fermes conservatoires et des fermes sanctuaires. Les sanctuaires accueillent des animaux rescapés des "productions animales" et de l'abattoir, ils ne font pas de reproduction. Au contraire des conservatoires qui eux, perpétuent, en plein champ, des races locales et régionales en voie de disparition. Elles sont financées par la puissance publique, les collectivités locales. Même si elles ne sont pas toujours irréprochables dans leurs pratiques, inséminations artificielles pratiquées sur les vaches et les truies, mais pas sur l'ânesse, spécisme patent, elles sont évidemment une piste améliorable. Il y a aussi les fermes pédagogiques comme la Ferme de Vincennes de la Ville de Paris. Il y en a un peu partout. Accueillir des animaux en ville, en prenant des précautions est aussi une piste : tonte des pelouses, transports scolaires, ramassage des poubelles, sans faire les animaux travailler comme des forçats, l'exemple de New-York et ses transports en calèche dans la circulation des voitures est à proscrire.
Pour le reste, je suis végétarienne, j'aime les animaux : je ne veux pas qu'on les tue, et je ne veux pas non plus ne plus en voir. Nous savons désormais que notre mode d'alimentation carnée à l'excès est une impasse : pour notre santé, et pour les terres cultivables et l'environnement. On ne pourra pas nourrir 10 milliards de gens comme nous nous nourrissons actuellement dans les pays riches. Pour ce qui concerne les animaux sauvages, il est temps que l'humanité comprenne que les activités "traditionnelles" de chasse, corrida, combats et traques d'animaux sont des pratiques viriles d'un autre âge. Qu'on leur fiche la paix, enfin. Et arrêtons d'aller voir des ours sur la banquise, des baleines et des dauphins, de surfer sur les plages à requins : que penserions-nous si le voisin venait envahir notre jardin parce qu'il nous trouve pittoresque, et qu'il voulait nous passer la main dans le dos ? Franchement.
Je souhaite bon courage à Elizabeth de Fontenay pour réfléchir à des droits séparés espèce par espèce : elle va avoir du travail. Une loi cadre pour prévenir toutes sortes d'abus contre les animaux, qu'ils soient d'élevage ou sauvages, me parait en tous cas la priorité.
" Les animaux existent pour des raisons qui leur sont propres, il n'appartiennent pas plus aux humains que les femmes n'appartiennent aux hommes, ou que les noirs n'appartiennent aux blancs ".
Alice Walker.

Jument Brabant et son poulain, ci dessus. Les autres photos représentent des races locales ou rustiques.

Liens supplémentaires :
La conférence de J Porcher sur le Souncloud des Champs Libres
Les travaux de Jocelyne Porcher à l'INRA
Jocelyne Porcher, une manipulatrice engagée, par l'Association Sentience
Le publications de Jocelyne Porcher - Cairn Info
Un de mes articles sur le pamphlet contre la dictature technologique par Armand Farrachi : Les poules préfèrent les cages.

samedi 11 avril 2015

Humains, animaux, repenser l'éthique - 1

Actuellement aux Champs Libres à Rennes, rencontres, échanges et débats sur la question hautement politique de l'éthique humains et animaux, baptisée comme il se doit L'Homme et l'animal, (d'ailleurs l'animal-chien de l'affiche est habillé en homme !) selon l'habituelle expression gratte-nerfs, représentative de la grandiosité pétrifiée dans le marbre et de l'infatuation masculines, l'homme universel, perpétrant le traditionnel hold up sur la totalité de l'espèce, -"l'espèce humaine, c'est eux", écrit quelque part Christine Delphy. De plus, l'Animal est conceptualisé comme entité globale, incluant des animaux aussi divers que les moules, les huîtres, les poules, tous les oiseaux, les chiens, les vaches... pour faire court !


Évidemment, rien de révolutionnaire, ne surtout pas se fâcher avec la FNSEA et le lobby de l'élevage omniprésents dans la région, les animaux restent au service exclusif de l'homme, cet éleveur du néolithique "sous les choix duquel nous vivons toujours", déplore E de Fontenay. J'ai assisté à deux conférences, données par deux femmes, la première par la philosophe Elizabeth de Fontenay, et la seconde par Jocelyne Porcher, Docteure en éthique animale, chercheuse à l'INRA (Institut National de Recherche Agronomique) au parcours atypique et très intéressant, à consulter sur cet article d'Agrobiosciences. Évidemment, je ne suis pas d'accord avec toutes les positions de ces deux penseuses chercheuses, mais je vais tenter un résumé de ces conférences, qui ont au moins le mérite de dénoncer les violences que nous faisons subir à ces "autres nations" que sont nos voisins de planète. Mes réfutations de certains de leurs arguments figureront dans ma conclusion.

Elizabeth de Fontenay - Animal : bien ou lien ? 
Après avoir rappelé les noms des philosophes qui ont écrit avec bienveillance sur la question animale, Empédocle, Plutarque, Porphyre, Pythagore, les philosophes de l'antiquité, tous végétariens, Raimond Sebon, philosophe catalan de la Théologie naturelle au XVème siècle dont Montaigne a fait l'apologie, le philosophe empiriste Hume, et plus près de nous, les philosophes contemporains : Theodor Adorno, Max Horkheimer et Jacques Derrida, E de Fontenay précise qu'il y a actuellement une forte résistance métaphysique aux animaux. Due pour une grande part sans doute aux deux grands philosophes "anti-animaux", Emmanuel Kant et surtout René Descartes, théoricien de l'animal-machine à qui les éleveurs industriels doivent tant ! Les animaux et les humains partagent un même statut de vulnérabilité, selon E de Fontenay : enfants, vieux, handicapés, persécutés, tous sont des êtres vulnérables. L'animal, par définition ne peut s'opposer : on peut tout lui faire. Et quand il résiste, parce qu'il résiste (les animaux dans les élevages industriels sont confinés en bâtiments, maintenus attachés ou en cages, autrement ils s’enfuiraient) ; de temps en temps une vache ou un cochon s'échappent des camions qui les emmènent à l'abattoir, traités de "furieux", ils sont quand même abattus par la police ou la gendarmerie. Nous soumettons ces animaux dits "de rapport" à l'injustice et à la démiurgie humaines : le clonage de brebis, l'élevage industriel, industrie de production par excellence, sont la négation du lien humain-animal. Tous les grands écrivains post-Shoah (Charles Patterson, "Un éternel Treblinka", Isaac Bashevis Singer, Elias Canetti...) ont fait le rapprochement entre les camps d'extermination, l'élevage hors-sol et la mort industrielle de milliards d'animaux dans des abattoirs. Patterson rappelle que Henri Ford a inventé la chaîne de montage en visitant les abattoirs de Chicago (usine de désassemblage) en transposant à l'envers ce qu'il y avait vu dans ses usines, et que ce même Henri Ford avait des sympathies nazies : vous trouverez le développement de l'argument de Patterson sur ce lien vers les cahiers antispécistes.


E de Fontenay rappelle qu'il n'y a pas de "propre de l'homme" : tous les "propres de l'homme" que nous nous sommes trouvé n'ont pas résisté aux progrès de la connaissance des animaux et à l'expérience. Ils ont tous fait flop. Le rire, qui n'a pas toujours eu bonne presse chez les humains, notamment aux yeux des pères des religions révélées (rire sardonique, rire diabolique, rire bestial, et puis écrit Armelle Le Bras-Chopard dans Le Zoo des Philosophes, n'ont-ils pas trouvé que les femmes rient  
bêtement ?) : nous savons aujourd'hui que les animaux se marrent à leur manière. La culture ? Il  y a des cultures animales, même chez les oiseaux, les chants d'une même espèce varient entre "communautés" et quartiers observés. L'utilisation d'outils : nous savons grâce à l'observation et à l'expérimentation que les animaux utilisent des outils et même des méta-outils (expérience faites sur des corbeaux), les doigts opposables de la préhension humaine, même la conscience de soi et le tabou de l'inceste sont parfaitement observés chez certains animaux. Alors, que nous reste-t-il ? Peut-être les religions nihilistes bellicistes et mortifères, et la mise sous le joug de la moitié de notre espèce, les femmes ? Pas vraiment flatteur, pour une espèce suprémaciste et tellement supérieure aux autres..., je n'insiste pas.

Mais il faut tout de même reconnaître une différence entre humains et animaux : nous sommes l'espèce qui s'est nommée genre humain dit E De Fontenay, nous avons donc une spécificité, nous sommes capables de prendre des responsabilités vis à vis des bêtes. Et nous pouvons contracter : les animaux, non. Même si nous leur imposons nos termes de contrats, celui de l'élevage par exemple : je te donne le gîte et le couvert, je te donne des soins vétérinaires, et au terme, je te tue et je te mange. L'amendement Glavany sort maintenant l'animal du statut de bien meuble (notion de mobilité avant celui de chose, rappelle-t-elle) vers celui d'être sentient, sensible, dans le droit européen depuis 1997, mais il ne "protège" que les animaux domestiques et les animaux des zoos et des cirques, pas les animaux sauvages. Le droit fondamental est le droit à la vie. Le droit dérive de l'éthique humaine. E de Fontenay est pour un droit des chimpanzés, pas pour étendre les droits humains aux chimpanzés. Elle travaille également à un droit séparé pour chaque espèce animale, en ce sens, elle se reconnaît spéciste, discrimination fondée sur le critère de l'espèce. Elle se déclare aussi "bouffeuse de viande" alors même qu'elle reconnaît que "le végétarisme est une utopie active, l'honneur de l'Humanité".


E de Fontenay rappelle la phrase de John Stuart Mill sur les utopies qui deviennent réalité : il y a trois grands moments dans l'histoire des idées
1 - Le ridicule ; 2 - Le débat et enfin, 3 - L'adoption de lois.

Quelques écrivains et artistes qui ont plaidé pour les animaux : Victor Hugo, Jules Michelet, Rosa Luxembourg, Rosa Bonheur, Louise Michel, Schopenhauer... Rappelons également que l'espèce humaine a subi au cours de son histoire une succession de rabaissements narcissiques, vécus comme autant de gifles : avec Galilée, perte de la centralité de la terre dans l'univers, avec Darwin (à qui nous le faisons toujours payer en désinformant sur son œuvre) : perte du sommet de la pyramide, nous sommes les produits d'une longue évolution buissonnante, et avec Freud qui nous démontre que nous sommes dominés par notre inconscient. La quatrième blessure narcissique pourrait bien nous être infligée par les animaux, à condition qu'il en reste pour nous accompagner dans l'aventure humaine sur la Terre ! Mais peut-être que nous nous en doutons et que ceci explique les guerres implacables que nous leur menons.

Évidemment, j'ai pris un malin plaisir à illustrer mon billet avec un iconographie insupportablement anthropomorphique ;))
A suivre : Jocelyne Porcher.

Lien : La conférence d'Elizabeth de Fontenay aux Champs Libres sur Soundcloud
Elizabeth de Fontenay, la voix des sans voix, sur la vulnérabilité : interview dans le Monde
Bibliographie d'Elizabeth de Fontenay -sans rémunération publicitaire, on la trouve dans toutes les bonnes librairies.

samedi 4 avril 2015

Les "territoires masculins" selon les masculinistes

Je retranscris ci-dessous un texte d'Andrea Dworkin, féministe radicale américaine, tiré de Pouvoir et violence sexiste (Editions Sisyphe) : il est assez illustratif de mon billet précédent.

" Les différentes avancées du féminisme -pour lesquelles, soit dit en passant, on ne nous remercie pas souvent (ce pourquoi nous sommes si promptes à revendiquer tout ce que nous pouvons)- ont toujours été réalisées sinon avec la plus grande politesse, du moins avec une patience et une retenue extraordinaires, en ce sens que nous n'avons pas utilisé d'armes à feu. Nous avons utilisé des mots. Et nous nous voyons punies d'atteindre le peu que nous atteignons ; punies pour chaque phrase que nous disons ; punies pour chaque geste d'éventuelle autodétermination. Toute assertion de dignité de notre part est punie, soit au plan social par ces grands médias qui nous entourent -quand ils choisissent de tenir compte de notre existence, c'est habituellement par la dérision ou le mépris-, soit par les hommes qui nous entourent, soldats de cette guerre très réelle où la violence est presque exclusivement dans le même camp. Le message de la punition est très clair, qu'il s'agisse d'un acte sexuel imposé, ou de coups, ou de mots d'insulte ou de harcèlement dans la rue ou de harcèlement sexuel au travail : "Rentre à la maison. Ferme ta gueule. Fais ce que je te dis." Ce qui se résume d'habitude à "Nettoie la maison et écarte les jambes." Beaucoup d'entre nous avons dit non. Nous le disons de différentes façons. Nous le disons à des différents moments. Mais nous disons non, et nous l'avons dit suffisamment fort et de façon suffisamment collective pour que ce non ait commencé à résonner dans la sphère publique. Non, nous n'allons pas le faire. Non.
Il y a une réponse à notre non. Un fusil semi-automatique est une réponse. Il y a aussi des poignards. Ce que nous vivons n'est pas une conversation plaisante.
[...]
On nous dit fréquemment que chaque meurtrier vivait un stress terrible, que ses affaires allaient mal, que c'est vraiment pathétique et dommage -pour lui. On nous dit aussi que sa femme a provoqué son geste. Et lorsque des prostituées sont violées ou tuées, la police a longtemps eu pour politique, aux Etats-Unis*, de ne pas commencer à prendre ces meurtres au sérieux avant que les cadavres ne se chiffrent par dizaines. C'était la politique officielle.
[...]
Marc Lépine [auteur de la Tuerie de l'Ecole polytechnique de Montréal en 1989] a réagi de la même façon que les blancs du sud amérikain ont réagi quand ont commencé à tomber les panneaux "Réservé aux Blancs" -il a réagi par la violence. Et ce sont les féministes qui ont imposé ce changement. Nous sommes les gens responsables d'avoir pollué son environnement. Nous avons fait cela -en faisant entrer les femmes dans les professions, dans des emplois de classe ouvrière dont les femmes étaient exclues, en faisant entrer des femmes dans l'histoire. J'espère que vous avez lu la lettre de Marc Lépine **, qui vient juste d'être rendue publique. Il y disait que la guerre est un territoire masculin, un élément de l'héroïsme masculin, de l'identité masculine, et que la suggestion même que des femmes aient fait preuve d'héroïsme en temps de guerre était pour lui une grave insulte politique. Voilà une masculinité basée sur l'effacement des femmes, au sens métaphorique et littéral... "
Andrea Dworkin - 1990 - Traduit de l'anglais américain par Martin Dufresne

* C'est vrai partout, pas qu'aux Etats-Unis. Un exemple tiré de l'actualité récente au Canada : les disparitions et assassinats de femmes autochtones que le gouvernement Harper minimise et traite comme des "faits divers" regrettables, mais sans plus. 
** La lettre de Marc Lépine, meurtrier de 14 jeunes femmes élèves ingénieures à Polytechnique Montréal, en guise d'explication à son geste.


Illustration : affiche d'une lecture à Brest, en janvier 2013, des textes de Dworkin par la comédienne Morgane Le Rest.