mardi 24 janvier 2023

Sambre, Radioscopie d'un fait divers

Cet ouvrage sur l'affaire Dino Scala vient de paraître, je me suis précipitée. 

D'habitude, les essais journalistiques sur les violeurs et tueurs sériels sont centrés sur le criminel. Dans Sambre, Alice Géraud prend le parti inverse, toutes les victimes sont entendues, leur histoire racontée, exhaustivement, les péripéties de la vie du crasseux Dino Scala faisant une phrase entre les récits de ses victimes. Elle ne reviendra sur le parcours de Scala que dans le chapitre sur le procès : enfant d'un père incestueux et violent agressant ses sœurs, mais inséré vaille que vaille dans la société, criminel furtif opérant dans un tout petit périmètre géographique, répétant le même modus operandi (attaques de femmes tôt le matin de nuit, plutôt l'hiver -ce qui fera écarter les crimes commis par lui l'été-, violente attaque de dos, strangulation, coups, tripotage des seins, obligation de lui faire une fellation, puis disparition), toujours échappant à la police et à la justice pour le moins indifférentes au sort de ses victimes.

Le livre est donc une " lente descente dans les anfractuosités de notre société. Celle où se loge le sort réservé aux femmes victimes de violences sexuelles. [...] Une centaine de dépôts de plaintes prises dans une poignée de commissariats et quelques gendarmeries contigus, cela ne vaut pas statistique, mais cela raconte beaucoup du traitement des victimes d'agressions sexuelles et de viols ces trente dernières années. Le sort réservé à ces femmes sera l'objet de ce livre.

Et c'est crucifiant toutes ces femmes démolies dont la vie se casse le jour de l'agression, qui ne s'en remettront jamais, adopteront des comportements d'hypervigilance, deviendront obèses, déménageront à des kilomètres de leurs familles, arrêteront leur formation, changeront de métier ou n'en retrouveront pas. Peu rebondissent, et même celles qui y arrivent gardent une blessure. Le terrorisme masculin joue à plein et on ne peut s'empêcher de penser qu'il est un programme politique. Qu'on en juge. Dès les premières pages on apprend que la police ne notait pas "il m'a touché les seins" pour pouvoir requalifier l'agression sexuelle en vol de sac à main. Florilège.

Clara (violemment agressée) est reçue dans un bureau par quatre policiers. Quatre hommes. Un des policiers essaie de la rassurer. Il lui répète qu'elle a eu de la chance parce qu'elle est vivante. "De la chance" Elle ne sait que faire de ce mot. La conception masculine de la chance, apparemment. Les victimes ne seront jamais prévenues qu'elles ne sont pas seules, que la police sait que plusieurs agressions ont eu lieu. La fragmentation est vraiment affaire patriarcale, comme écrit Patrizia Romito dans Un silence de mortes. Fragmentation des dossiers entre trois commissariats qui ne se parlent pas, entre  police et gendarmerie, même quand ils sont dans la même ville, entre deux pays, Scala frappant en Belgique toute proche, entre tribunaux et juges d'instruction ; scellés perdus, empreintes biologiques non relevées alors que Scala éjacule sur les arbres et les haies, et qu'on voit des traces de son sperme. Rien n'est jamais coordonné, transmis, relié. 

Mais le policier qui n'enregistre la plainte de Clara que dix jours plus tard en décide finalement autrement : " une première qualification des faits est barrée par une rangée de XXXX. On devine encore sous la rangée noircie les quatre lettres barrées V-I-O-L. A la place il écrit "attentat à la pudeur avec violences". L'attentat à la pudeur n'existe plus dans le code pénal français depuis 1982. Les premières agressions recensées l'ont été en 1988. " De longs mois après l'entrée en vigueur du nouveau code pénal, les policiers continueront à qualifier les faits selon des infractions qui n'existent plus. Et à s'interroger sur la bonne moralité de la victime.".

Mais c'est quoi ça ? Ces enquêtes de personnalité des victimes d'agressions sexuelles ? Durant toutes les enquêtes sur les victimes du violeur de la Sambre, leur parole a été soit discréditée, les faits requalifiés en vol de sacs à main avec violence, et en plus, elles devaient rencontrer une psychologue, molosse du patriarcat, pour vérification de leur crédibilité : avaient-elles un petit ami, avaient-elles un examen le matin des faits auquel elles auraient voulu échapper, ceci alors que leur récit est cohérent, qu'elles portaient tous les signes, balafres, traces de strangulation visibles, yeux exorbités, plaies infligées par leur agresseur ? Demande-t-on une enquête psychologique lors de leurs dépôts de plainte aux victimes de cambriolages ou de braquages de banques ? La vérité c'est qu'on ne croit pas les femmes. Un témoin a des couilles, définitivement

La presse quotidienne régionale dont les localiers écument pourtant les commissariats, n'a vent de rien. La voix du Nord, le journal de la Sambre ne voient, n'entendent rien, ne publient pas les portraits-robots pourtant affichés dans les commissariats. Contrairement aux anglo-saxons et aux Belges, la France pâtit d'une croyance policière : par peur d'informer le tueur, violeur, agresseur, par peur qu'il change son mode opératoire, qu'il change de territoire, par peur de susciter une psychose dans la population, les flics gardent leurs informations pour eux. Des femmes sont agressées ? Ce n'est pas un sujet : elles ne sauront pas que leur voisine, camarade de classe, directrice d'école, employée municipale... qu'elles côtoient, ont subi le même sort. Pas de chance, doivent-elles se dire, ça n'est arrivé qu'à moi !  

A partir de 1997, onze ans après le premier viol, un portrait-robot est enfin affiché dans la pièce d'accueil du commissariat d'Aulnoye-Aymeries (59) : Dino Scala passe devant à l'occasion, en venant boire le café, il a des copains dans le commissariat. 

Examen médical d'une des victimes : examen de l'hymen par un gynécologue-obstétricien (!, j'aurais pas mal à dire sur les obstétriciens personnellement, je me demande s'ils voient les femmes autrement que comme reproductrices ?). Pour lui, l'hymen n'est pas déchiré donc il n'y a pas viol. A peu près tout le monde sait que l'hymen n'est une preuve de rien du tout, SAUF les obstétriciens ! La virginité, ce fétiche masculin leur sert à tout, pas d'hymen déchiré donc pas de viol, s'il est déchiré, c'est qu'elle a déjà eu des rapports sexuels à 14 ans donc elle veut juste faire l'intéressante ou le dissimuler. Notons aussi qu'ils ne voient que les parties basses de la victime, pas ses yeux exorbités, ni les traces de coups ou de strangulation, ni son visage gonflé ! " Quels que soient les résultats de l'examen de l'hymen, ils peuvent toujours se retourner contre la victime. Intact, comme preuve d'absence de viol. Déchiré ou absent, comme preuve de moralité suspecte. "

Il est à noter aussi le racisme, y compris social, rampant dans la police : signale-t-on un bronzage et des cheveux noirs, c'est un Maghrébin. On contrôle des Noirs, des Arabes, des SDF sitôt innocentés par leur ADN. Ils se voient mieux dans une société uniformément blanche. Racisme social : une directrice d'école violée chez elle par Scala qui s'est introduit par la porte du garage laissée ouverte, sera traitée différemment par la justice, d'autant qu'elle sera la seule à se constituer partie civile et à prendre un avocat, que les collégiennes, les apprenties en BEP restauration ou mode, majoritaires parmi les victimes, à qui on ne conseille rien, qu'on éconduit quand elles s'enquièrent de la progression de l'enquête, et qui finissent par jeter l'éponge parce qu'elles ont l'impression de "déranger". Double peine, comme s'il n'y avait pas assez des experts, gynécologues, policiers, les armées viriles de la société patriarcale casseuses de femmes se mettent en marche. Les mâles collégiens des écoles des jeunes femmes violées ont-ils vent de l'agression ? Ils en font des gorges chaudes, la désignent au public, se moquent d'elles. Elles changent d'école ou n'y vont plus. 

Surnagent du naufrage une poignée de femmes : 12 juges d'instruction, toutes des femmes fraîchement diplômées de l'Ecole de la magistrature, premier poste ; une maire obstinée, trois archivistes de la police classant toutes les plaintes et mains courantes de la région, dont une d'elles tient sur des années un tableau synoptique et géographique par dates, lieux et MO des agressions sur des feuilles A4 scotchées bout à bout. Mais le tableau très précieux restera dans leur placard car "elles ne sont pas enquêtrices" SIC. C'est de l'une d'elles que proviendra le coup de fil décisif qui fera finalement arrêter Scala. 

En Belgique, c'est un peu mieux : depuis l'affaire Dutroux, la police belge a compris l'enjeu du suivi des affaires, de la collaboration et de l'information entre équipes, entre services, entre administrations ; ils ont carrément, ô luxe, des cellules de coordination ! Ils ont des psychologues qui prennent en main toute la logistique d'accompagnement des victimes depuis la clinique ou l'hôpital jusqu'à chez elles : le truc bête auquel un flic ne pensera JAMAIS, des vêtements et sous-vêtements de rechange quand on leur a mis sous scellés tout ce qu'elles avaient sur le dos ! 

Une autre calamité du système : la gestion des ressources humaines de la police et de la justice par l'état français, en admettant qu'on puisse appeler "gestion des RH" les mutations tous les deux ans de magistrats et policiers qui travaillent sur des dossiers au long cours (30 ans pour l'affaire Scala), qui fait que quand ils partent, la mémoire qu'ils ont accumulée sur les affaires s'efface avec eux, il ne reste plus que la mémoire formelle des commissions rogatoires, des comptes-rendus de procédures et des résumés de deux pages laissés sur le bureau pour le suivant par le précédent. 

Toutefois, il faut mettre à leur crédit qu'ils ne lâchent jamais. Un flic opiniâtre, une juge débordée qui sort un dossier de dessous la pile, et on finit un beau jour, après 30 ans, par retrouver et arrêter le violeur. Mais après l'arrestation, ça continue, des victimes oubliées dont on a égaré les procédures se manifestent et sont, soit éconduites, soit mal conseillées !  

Scala, pédocriminel (30 % de ses victimes  sont mineures), inséré dans la société, bien planqué dans le mariage (ses femmes au courant de rien) et son club d'entraînement de foot, ses "pulsions incontrôlables", chialeur à propos de ses épouses "casse-couilles" en dépression, c'est toujours la faute des femmes bien entendu, envieux de ses collègues de travail, mateur de ses belles-sœurs (premier mariage), fermé, manipulateur. Une purge.  

Le 10 juin 2022, Dino Scala est condamné à 20 ans de prison pour faits de 54 agressions sexuelles et viols (dont 30 % sur mineures, circonstance aggravante, d'où les vingt ans), commis durant 30 ans, entre 1988 et 2018. Soit une peine de 4 mois par victime, et à moins d'années de prison que la durée de ses méfaits. Le droit français est ainsi fait que les circonstances aggravantes ne prennent pas en compte la durée de commission des délits ni le nombre des victimes. Il a fait appel du verdict. Il y aura donc un deuxième procès en 2023 ou 2024. Le parquet général se réserve la possibilité d'un troisième procès où seraient incluses les "oubliées" des procédures. Mieux vaut tard...

Passionnant de bout en bout, une lecture à conseiller aux policiers, aux magistrats, à tous les auxiliaires de justice, afin qu'ils en retirent toutes les leçons. Et à tout le monde, car il est instructif.

Les citations ci-dessus du livre sont en caractères gras et rouge.

Alice Géraud est journaliste indépendante. 

Le viol (comme l'inceste) est une entreprise de démolition, et vu son ampleur et la tolérance de la société, de sa police et de sa justice à ces faits, c'est un programme politique de terreur. Les violeurs et les incestueux marchent et marcheront encore longtemps parmi nous. 

Rappel de la définition du viol par le Code pénal, article 222-23 : 

Tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d'autrui, ou sur la personne de l'auteur par violence, menace, contrainte ou surprise est un viol.  Le viol est puni de 15 ans de réclusion criminelle. 

vendredi 6 janvier 2023

Surpopulation carcérale : l'éléphant dans la pièce

Jeudi matin 5 janvier, sur France Info dans la Matinale, Marc Fauvelle avait invité Dominique Simonnot, Contrôleur (SIC) Général des prisons. Son prénom étant épicène, je précise que c'est une dame, ancienne journaliste, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté ; son organisme est une autorité indépendante dont vous trouverez sur ce lien le site Internet. J'ai fait un fil de tweets immédiatement après sur le sujet, mais il me semble intéressant de le développer, sur mon blog, autrement que par le format aphorisme de Twitter. 

Il y a, en France, 72 000 détenus pour 60 000 places de prison. Madame Simonnot se battait donc les flancs en parlant de surpopulation carcérale, à raison car tout ceci est parfaitement anormal. Mais elle a fait toute l'interview et le journaliste avec elle, sans jamais préciser que 97 % de la fameuse (sur)population carcérale dont elle parle ce sont des hommes. Sur 72000 sous écrous, on a environ 3000 femmes incarcérées ! Surpopulation masculine délinquante, ça va mieux en le disant, mais motus, ne nous fâchons pas avec l'adversaire de classe. 

D'où déploration sur le mode : ils sont serrés "comme des poulets de batterie" re SIC: alors là, je ne supporte pas ! Utiliser ce genre de métaphore pour cautionner à posteriori en le banalisant le traitement indigne que nous réservons aux animaux d'élevage pour déplorer à priori le sort fait à des détenus, comme si les saloperies qu'on inflige aux bêtes ne devaient pas à un moment ou un autre servir de modèle au cheptel humain, c'est de l'inconscience ou de la mauvaise foi. "Ils nous ont traités comme des bêtes", "il va crever comme un chien", tellement entendus : on ne traite pas les bêtes et on ne laisse pas crever les chiens en premier lieu, sans se déshumaniser, avis aux bonnes âmes qui placent l'humanité au-dessus du reste. D'autant qu'apparemment, vu le sujet traité, il n'y a pas matière. 

Comment résoudre un problème sans le nommer ? 

C'est impossible. Les incivilités masculines, la délinquance, les crimes, les viols, la violence routière, les féminicides, les braquages de banques, les incendies de voitures ou de forêts, les agressions contre les forces de l'ordre..., tous ces faits sont en majorité commis par des hommes. Il ne sert à rien de débattre sur la nécessité ou non de l'incarcération, sur ses effets délétères, quand on ne peut pas / veut pas dire que ce sont les hommes qui commettent en majorité ces infractions, de la plus bénigne à la plus grave. Si on fait un calcul rapide, et si les hommes étaient incarcérés dans la même proportion que les femmes, c'est à dire si leur niveau de délinquance était symétrique à celui des femmes, on n'aurait besoin QUE de 6000 places de prison, soit 10 fois moins que l'offre actuelle, qui n'est même pas suffisante. Alors pourquoi continuer à considérer que les femmes en prison sont l'anomalie, et que les hommes en prison sont la norme ? 

Le fait que les hommes sont surreprésentés dans une telle proportion dans la délinquance devrait être la première question à se poser : qu'est-ce qui ne va pas chez eux, qu'est-ce que la société rate dans leur éducation pour qu'ils soient à ce point antisociaux ? 

Le reste de l'interview, partie sur de si mauvaises bases, a fait que les constats et les solutions proposées étaient du même acabit. Constat en forme de refrain et de scie : "la prison est l'école de la récidive", chez les hommes seulement, parce que les femmes, elles, ne récidivent jamais. Primauté là aussi du "modèle" masculin. Hors du modèle masculin point de salut. Pas de pensée possible. 

Proposition, de la contrôleure donc, sachant qu'il n'est pas question de dire qu'on va construire de nouvelles prisons puisque le système carcéral qui donne de si mauvais résultats est en faillite : les faire travailler sans être payés ! Bravo, faire autant d'études pour dire des biteries pareilles ! C'est évidemment une idiotie, puisque cela introduit une concurrence délétère avec le travail salarié ; déjà que dans les ateliers carcéraux où on leur propose de travailler (en gros ils peuvent faire n'importe quel travail en distanciel, téléphoniste sur une plate-forme d'appels ou de dépannage en ligne par exemple), ils sont payés des clopinettes, travailler gratuitement est la pire des propositions possibles. Tout travail mérite salaire. Si travail il y a, il mérite le salaire de la branche professionnelle dans laquelle ils exercent leurs talents, ou minimum le SMIC, s'il n'y a pas d'accord de branche. Sauf à cautionner la non application du Code du travail et à introduire des lieux de non droit. Comme procédé de réinsertion, franchement, on fait mieux. En revanche, si vous cherchez à les dégoûter du travail et de la vie normale en société, allez-y, excellente idée.  

En conclusion, comme on peut le constater, l'universalisme au masculin sert à cacher, à refuser de voir que le comportement des garçons et des hommes cloche. C'est l'éléphant dans la pièce. La société patriarcale tient à masquer le fait que les comportements virils, les pratiques de la virilité ont des effets délétères et nous coûtent "un pognon de dingue" selon qui vous savez, dans un autre contexte. Alors que l'autre moitié de l'humanité, elle, malgré les avanies, les mauvais traitements infligés (les filles et femmes sont les plus maltraitées par la société patriarcale et ceci à tous les âges de la vie, bien plus que les garçons alors que la société invoque leur misère sociale pour leur trouver des excuses), malgré les discriminations qu'elles subissent, et que leur calme et leur vertu ne sont jamais reconnues, ni gratifiées ni rétribuées. Le patriarcat et ses porteurs et porteuses d'encens ont bien l'intention de ne pas s'attaquer au statu quo. De fait on peut dire que c'est un programme politique. Même les femmes, éternelles ennemies de leur propre classe, refusent de voir la big picture ou acceptent de se leurrer, en réclamant des mesures réformistes qui ne modifient le système qu'à la marge, sans toucher à ses fondamentaux. 

Boys are boys, boys will be boys. Le mantra de la démission.