lundi 25 juin 2018

De l'autonomie des femmes

En faisant la queue -cette façon de gérer la multitude humaine- on est contrainte de subir les conversations des autres, celles des commerçantes et de leurs clientes, par exemple. Donc, j'attends patiemment mon tour chez une commerçante en grande conversation avec sa cliente, une dame d'environ 70 ans, bien que je répugne à donner un âge aux gens, je me trompe sans arrêt- mais clairement, elle est grand-mère ; les deux se racontent leur vie en parlant fort et en s'esclaffant. Obligée d'entendre, j'apprends ainsi que la grand-mère cliente fait des provisions pour son petit-fils qui rentre d'Angleterre : il y a passé une semaine où, précise-t-elle, il ne lui a pas donné le moindre signe de vie, -même pas un petit SMS ou un selfie, disons devant Buckingham Palace, ou une carte postale apportée par la bonne vieille Poste de François 1er, RIEN ! Mais rajoute-t-elle en riant de plus belle, il lui a envoyé un mail dès son retour pour lui dire qu'il s'incruste pour le week-end, et donc du coup, elle fait des courses pour le nourrir. Les deux, cliente et commerçante, en rient à gorge déployée, le niveau sonore monte nettement. C'est apparemment très drôle. Évidemment, je suis atterrée, muette.

Rire pour faire passer l'impolitesse ?
Rire pour se persuader que les "garçons sont les garçons", c'est à dire des goujats, et qu'on n'y peut rien ?
Rire parce que vous servez encore à quelque chose, et que quelqu'un s'intéresse encore à vous qui avez passé votre vie au service des autres, et surtout des mecs, qu'il n'y a aucune raison pour que ça cesse ?
Rire parce que vous n'êtes pas totalement délaissée alors que vous avez renoncé par le mariage et la maternité à votre autonomie pour vous consacrer aux autres, à tel point que l'autonomie quand vous la retrouvez, vous ne savez qu'en faire ?
Rire parce que finalement, il faut se l'avouer, les garçons sont inélevables, ingrats, éternellement parasites des femmes ?

Des anecdotes comme celle-ci, tout le monde peut vous en raconter à la pelle. Cela arrive tous les jours, alors même que ces femmes de 70, 80 ans d'aujourd'hui, font partie de celles qui ont fait la révolution du MLF ou, au moins, en ont forcément entendu parler et devraient en avoir été transformées. Mais il semble que la conscience politique s'abolit devant la famille, qu'il n'est toujours pas possible d'envoyer chier la chair de la chair de sa chair.

Le problème, c'est que cette attitude perpétue les comportements irresponsables des hommes, leur goujaterie, leur utilisation des femmes pour leur service. Franchement, j'ai plaint la fille qui va tomber sur lui. Je l'avertis d'ailleurs, si jamais elle passe par ici, d'éviter le gars. Ce genre de comportement est destiné à rabaisser, à diminuer. Cela leur ouvre des perspectives : la maltraitance psychologique, voire physique peuvent suivre. C'est un processus, et il est toléré, excusé par la société. Et ne pensez surtout pas que vous allez le changer : les hommes ne changent pas, ils n'y ont pas intérêt, ils ont de toutes façons la caution de la société.
Comme il faut bien qu'une brise la chaîne, le continuum, la "tradition" : dites non. Ça suffit.

" Rien ne changera profondément aussi longtemps que ce sont les femmes elles-mêmes qui fourniront aux hommes leurs troupes d'appoint, aussi longtemps qu'elles seront leurs propres ennemies "

Benoîte Groult



vendredi 15 juin 2018

Hedy Lamarr - From extase to wifi

Peut-on être très belle et être en même temps très intelligente ? La réponse à Hollywood est non. Aussi, il a fallu des dizaines d'années pour qu'Hedy Lamarr émerge comme inventrice d'un code de brouillage de signaux électroniques de torpilles. Dit comme ça, ce n'est pas glamour, donc c'est in-com-pa-ti-ble avec une carrière de bombe sexuelle. Apprenant aux infos au début de la guerre qu'un navire militaire de l' US Navy avait été torpillé par sa propre arme que l'ennemi avait détournée en décodant et détournant son signal de commande, l'obstinée chercheuse patriote (née en Autriche mais reconnaissante à son pays d'adoption) va se casser la tête à imaginer un signal brouillé "à étalement de spectre", de façon à éviter ce genre d'accident. Après des journées harassantes d'apprêt, de maquillage et de tournage, Hedy Lamarr se délassait en faisant des casse-tête mathématiques !


On ne trouve aucune photo de Lamarr au naturel, il n'existe que des photos de studio très posées et retouchées.

Personnellement, je n'ai appris qu'il y a quelques années seulement, par la magie des réseaux sociaux, grâce à un mathématicien, qu'Hedy Lamarr, sex symbol des années 30 et 40 du siècle dernier, était aussi une mathématicienne qui avait inventé une formule mathématique ancêtre de technologies qui impactent nos vies d'aujourd'hui : le GPS et le wifi.

Le documentaire que lui consacre Alexandra Dean (coproduit par des femmes dont Susan Sarandon) sort littéralement le génie de Lamarr de l'oubli. Il est implacable pour les hommes de l'industrie hollywoodienne tous plus obtus et phallocentrés les uns que les autres -Louis B Mayer et Cecil B De Mille entre autres, mais pas seulement. La carrière cinématographique de Lamarr sera assez courte : quelques films, la gloire, plein de maris, des enfants dont un adopté, et bien sûr, la cinquantaine infranchissable dans une industrie vampire qui ne consomme que de la chair fraîche, les addictions qui modifient le caractère, la vieillesse recluse et l'oubli, visage détruit par la chirurgie esthétique, psyché ravagée par les amphétamines prescrites et absorbées sous le nom de vitamines. Une fin fauchée et affreuse.

L'invention sera finalement brevetée par le co-inventeur George Antheil, puis évaluée par un sous-traitant de l'armée US, laquelle ne savait pas comment l'exploiter. Si ! Je vous jure. Avant la fortune que l'on sait. Aujourd'hui encore, des hommes prétendent qu'Hedy Lamarr n'a rien inventé, qu'elle n'a fait que copier et usurper l'invention d'un autre, alors qu'elle n'a pas fait fortune avec, et même qu'elle était une espionne à la solde de l'Autriche. Non seulement ces grincheux n'ont pas de talent, mais en plus, ils n'ont de cesse de tenter d'effacer de l'histoire celles qui en ont.

Ce film sorti le 6 juin est encore en salles (notamment au TNB à Rennes !) : courez le voir. Il est tragique mais empowering. Il peut susciter des vocations. Il décrit bien ce qu'est un-e inventeur-ice : pas une ingénieure, ni une technicienne, mais quelqu'un-e qui a un esprit scientifique, de la curiosité, de l'imagination, et une sacrée dose d'obstination.
La bande annonce française :



La bande annonce US : Bombshell - The Hedy Lamarr Story



Liens :
La fiche Wikipedia d'Hedy Lamarr
Mon billet sur les pionnières du codage informatique
La fiche IMDB du film.

lundi 11 juin 2018

Féministes et défenseur-es des animaux uni-es contre le sexisme

Le grossiste suisse Migros voulant sans doute surfer sur l'irrésistible (?) prise de conscience de la souffrance animale et l'aspiration au végétarisme qui s'ensuit, à eu la mauvaise idée de commettre ce film publicitaire sexiste en détournant le message politique des végétariens et des défenseurs des animaux. Un festival de clichés sexistes : la couleur rose attribuée aux filles, comme le découpage de légumes, le massage de viande en regardant une femme à poil qui retourne un regard lascif, la virilité associée au feu, à la viande et à toutes sortes d'engins phalliques, le combo qui se veut œcuménique est indigeste.



Deux associations suisses, l'une féministe Terre des femmes, et l'autre Pour l'Egalité Animale (PEA) ont porté plainte pour sexisme : selon leurs communiqués de presse respectifs " l'assimilation femme et viande toutes deux considérées comme consommables ", puis " la reproduction de stéréotypes de sexe ou de genre et l'encouragement à la consommation de chair d'animaux ont des conséquences désastreuses qu'on ne peut pas ignorer sous couvert d'humour ". Cette publicité contrevient aux lois suisses contre le sexisme selon les deux associations. Je crois que c'est une première. Il faut la saluer. L'animalisation des femmes, la réification des animaux, êtres vivants et sensibles, dans la viande à griller pour le plaisir masculin (ils ne sont jamais aux fourneaux, mais ils attisent les braises quand il s'agit de barbecue, comme par hasard, ils manient le trident et le feu), la coupe déborde.

Le féminisme et le véganisme au risque de le dépolitisation

L'association de protection animale aurait aussi bien pu invoquer le détournement politique du message des végétariens, dont je rappelle qu'ils le sont pour épargner des vies animales -pas pour leur santé, ni pour obéir à un tabou alimentaire religieux, ni même pour l'environnement-, en effet, le ridicule "grilétarien" s'approprie de suffixe "tarien" du mot végétarien pour mieux détourner et ridiculiser notre message politique, à savoir, les animaux ne sont pas nos souffre douleur, ni nos protéines, ils sont les autres habitants de la planète, "d'autres nations", non dédiés à notre service ni à nos caprices, foutons leur la paix !

Le féminisme aussi risque la dépolitisation avec sa mutation en "féminisme pop" porté par certaines chanteuses qui prétendent que la féminité est puissante (Beyoncé...), ou en "réformisme libéral ultra light", affirmant que le combat collectif de "viragos poilues et stériles" est terminé, qu'il faut passer à autre chose, que les hommes ne sont pas nos ennemis, le mouvement né sur les réseaux sociaux #HeForShe" en est un bon exemple. Tous ces messages individualistes, trompeurs et édulcorants, la déferlante "flexitarienne", cette adaptation light du véganisme, l'assimilation au sans gluten et à toutes les segmentations marketing qu'invente le capitalisme pour faire son beurre, risquent de noyer les revendications sociales et politiques des défenseurs des animaux, dont l'immense majorité des troupes, rappelons-le, sont des femmes, même si le mouvement, gagnant en ampleur, commence à attirer les hommes qui regardaient, plutôt perplexes, jusqu'ici. Tout ce qui peut générer une opportunité de pouvoir les intéresse, au risque de pervertir l'idée de départ, et bien sûr, d'en effacer les femmes pionnières. NE L'OUBLIONS JAMAIS.

Aussi je salue cette alliance entre mouvement de défense des animaux et mouvement antisexiste. Bravo, mesdames. A plusieurs on est plus fortes. Migros et les carnistes sexistes patriarcaux n'a plus qu'à bien se tenir.

vendredi 1 juin 2018

Porn Valley - Par Laureen Ortiz



" La chaleur se fait chaque jour plus lourde dans la Vallée. Mon seul horizon est la masse de contenus pornos que recèle Internet, qui s'étend à l'infini devant moi. J'y plonge régulièrement pour en extirper un nom, une information. Ou simplement pour prendre des nouvelles de quelqu'un. Les tweets de Savannah, désormais loin d'ici, dans le désert texan, témoignent d'une grande détresse. Ils sont lancés sans destinataire précis, au gré des courants de la plateforme, peut-être dans l'espoir que quelqu'un, quelque part, finisse par tomber dessus : "je bois de la vodka avec de l'eau du robinet", "je dois être folle", "le Botox est mon petit copain", "tout ce que je voulais, c'est être aimée", "j'ai pas été élevée comme tout le monde". [...] Et puis, le 13 août, la nouvelle tombe comme un couperet : "Je n'arrête pas le porno, j'ai juste été découragée, mais je vais rester positive." La rechute n'aura pas tardé, seulement deux semaines après sa tentative d'échapper à l'industrie qui la débecte. "

Huit ans d'enquête dans l'industrie du film -côté San Fernando Valley, celle des productions pornographiques, de l'autre côté des collines de Hollywood, les deux séparés par la désormais mythique Mulholland Drive, la route de crête, et celle des nouvelles technologies de la Silicon Valley qui développe et sécurise les plateformes d'hébergement des sites porno, le récit de Laureen Ortiz a la forme d'un road trip : dans la conurbation des Anges (Los Angeles), on ne se déplace qu'en voiture, tout piéton est suspect.
En voiture donc, au gré des rendez-vous -quelque-fois avec lapins à la clé, Laureen Ortiz rencontre stars du porno, producteurs, réalisateurs, dont certains passent du "civil" au porno (le vocabulaire de la profession est volontiers militaire), éditeurs de magazines (Penthouse, Hustler...), politiciens, lobbyistes, camgirls, ainsi que trois vétéran-t-e-s qui tentent de monter un syndicat pour imposer le port du préservatif sur les tournages. Préservatifs dont les clients des plateformes, et donc les industriels ne veulent pas, la loi Californienne imposant un dépistage des maladies "professionnelles" (SIDA, herpès, gonorrhée, chlamydiose) tous les quinze jours. " Le dépistage, la voilà la réponse. " disent les lobbyistes de l'Industrie, pour mieux refuser le préservatif.

A San Francisco, dans la Silicon Valley, les plateformes -Pornhub, Brazzers (Brothers, aux vieux Pères succèdent les Frères), Youporn, Digital Playground et Mindgeek..., hébergent, fournissent des contenus produits par d'autres, voire des contenus volés, ou à tout le moins sans copyright (la sextape piratée de Kim Kardashian pour laquelle elle a obtenu des dommages et intérêts à hauteur 5 millions de dollars fait exception à la règle), vendent du clic à des annonceurs publicitaires, des bandeaux à des partenaires apporteurs de business : ils pratiquent le "ruissellement" à l'envers, une sorte de trickle up -puisque décidément le concept est à la mode. Prenez l'exemple d'une camgirl, une jeune femme qui investit dans une camera avec une bonne définition et un ordinateur, décide de publier sur la Toile mondiale ses vidéos où elle fait un striptease ou se masturbe dans sa chambre à coucher,  juste pour payer son loyer et arrondir ses fins de mois pour élever correctement ses enfants : très vite, si elle gaze bien et fait du clic, elle devra se payer un agent, ou au moins un moyen de paiement sécurisé si elle décide de réserver ses films à ses abonnés. C'est là qu'interviennent les plateformes ; allez faire un tour sur Mindgeek : ambiance startup garantie, l'écran d'accueil ne montre rien d'une plateforme dédiée au porno. Notre camgirl (dont d'ailleurs le business s'est mondialisé en Roumanie où l'industrie investit dans des immeubles entiers de chambres à coucher où des "modèles" font face à des cameras et produisent industriellement des vidéos), sur un chiffre d'affaires mensuel de 1000 dollars n'en gardera que 300 pour elle, les 70 % restants paieront l'agent et les frais d'hébergement de la plateforme. Et, bien sûr, vous avez deviné : les filles performent, les mecs encaissent selon un modèle économique éprouvé depuis le fond des temps !

" En réalité, ce sont les patrons des plateformes de contenus, les producteurs et les agents qui détiennent le nerf de la guerre. Eux sont là pour durer, contrairement à celles qui finiront au rebut avant leur première ride. Le porno sert d'ascenseur social -retour inclus. "

L'auteure mène aussi son étude sociologique en interrogeant astucieusement ses personnages qui existent tous-tes dans la vraie vie : la quasi totalité ont été élevés par des parents catholiques et des institutions religieuses ; même les rivaux Larry Flynt et Bob Guccione, respectivement fondateurs de Hustler et Penthouse, ont été élevés, l'un par une famille méthodiste du Midwest, et l'autre est un fils d'immigrés siciliens élevé dans une famille catholique de New-York. D'ailleurs Larry Flynt, bipolaire tardivement diagnostiqué, expérimente pendant un an une courte crise mystique chez les chrétiens Born again, crise pendant laquelle il publie une couverture clamant " Nous ne prendrons plus les femmes pour de simples bouts de viande". Ce genre de promesse n'engage que ceux/celles qui les entendent, leur appétit d'ogres est insatiable. 


Dans une ambiance littéraire à la Bukovski, James Ellroy ou encore Bret Easton Ellis, road novel accompagné d'une bande-son pop-rock à base de The Cure, Rihanna... ce récit se lit comme un polar. Avec un vrai suspense : Laureen Ortiz retrouvera-t-elle Phyllisha, l'ex porn star dont elle n'a plus de nouvelles, avant son retour définitif à Paris ?

Industrie vampire, suceuse de sang, n'aimant que la chair fraîche, une "carrière" de camgirl ou plutôt de "modèle", d'actrice porno, dure de quelques semaines à quelques années. Après 45 ans -et encore juste pour les adeptes du botox et de la chirurgie plastique- le repositionnement est difficile.
" Le futur est incertain, mais le passé nous rappelle d'où l'on vient, et s'en affranchir est un projet illusoire. Les souvenirs ne s'effacent pas, a fortiori quand les images qu'ils charrient sont matérialisées dans la mémoire dure, informatisée, mondialisée... " Laureen Ortiz 

Les citations du livre sont en caractères gras et rouges.
Mes autres articles sur la pornographie pour appréhender la big picture :
Pornification : De La Folie des grandeurs au cinéma porno  - Par Jean-Luc Marret
A un clic du pire : comment la pornographie a colonisé nos pratiques sexuelles - Par Ovidie