vendredi 5 février 2016

Pornification : De la folie des grandeurs au cinéma porno


" Le cinéma est impitoyable. Le porno est pitoyable. Les deux veulent toujours de nouvelles chairs fraîches à exposer, des innocences à sacrifier et à vénérer ".

Elle s'appelle Karin Schubert, et vous la connaissez même si son nom ne vous dit rien. Elle jouait le rôle de la reine d'Espagne dans le film La folie des grandeurs de Gérard Oury (choisie après un casting féroce très bien raconté), récemment rediffusé (janvier 2016 sur France 2 un dimanche
soir ?) à la télévision : film sexiste, film de mecs, avec Yves Montand à contre-emploi dans un rôle comique de valet, Louis de Funès en grand d'Espagne radin, et les actrices femmes, rôles secondaires valorisant les personnages masculins : Sapritch dans le rôle d'une vieille duègne laide et prude, gardienne des vertus de la reine, et Karin Schubert donc, présentée comme une ravissante idiote blonde à accent teuton, toutes deux prétextes aux joutes entre Don Salluste et son valet, une comédie librement inspirée du Ruy Blas de Victor Hugo. Cette comédie franchouille de 1971 fera plus de 5 500 000 entrées, apportant notoriété et fortunes diverses à ses acteurs (surtout) et actrices. Dont les destins vont diverger en fonction de leur genre, puisque le cinéma est cannibale pour les femmes.

J'ai lu Pornification de Jean-Luc Marret - Editions Intervalles. Sous la forme d'un roman, il raconte le parcours, la gloire puis la déchéance de Karin Schubert dans le siècle qui invente avec la contre-culture et la libération sexuelle post-mai 68, le cinéma érotique populaire post Emmanuelle -" Le summum de l'intellectualisme prétexte à galipettes, c'est Emmanuelle "- des salles de quartiers qui fermeront inexorablement avec l'apparition du standard VHS développé par JVC rendant la pornographie consommable à domicile, cassettes immédiatement suivies par Internet, le destin de ses actrices évoluant vers l'abattage de la pornographie accessible aux masses, où les capitalistes mâles de cette autre industrie de la viande se font des couilles en or. Ce sera le destin de la blonde Karin, étoile filante du cinéma, née en 1944 dans les décombres de la guerre à Hambourg, maltraitée par son père alcoolique incestueux, mais qui a la foi (protestante et germanique) en une saine sexualité, qui pense que la nudité n'est pas sale, que c'est la façon dont les gens la regardent qui l'est. Karin est blonde, donc elle sera la victime toute désignée des hommes vampires et équarrisseurs de blondes, consommateurs de chair fraîche. Mais Karin Schubert rêvait d'autre chose que la carrière de secrétaire trilingue que lui permettait son diplôme fraîchement obtenu.

Elle croit en la chance, et puisqu'elle part s'installer à Rome après le succès de La folie des grandeurs, elle espère tourner des films avec les metteurs en scène du cinéma politique italien des années 70, les Rossi, Scola, Bertolucci..., mais elle a un accent allemand, lui oppose-t-on, ou avec les allemands Fassbinder, Herzog, Schlöndorff..., sauf que les femmes n'ont aucune chance d'avoir de la chance dans un système broyeur qui la mènera d'Italie, où elle fait l'essentiel de sa carrière dans de médiocres films italiens populaires, à l'Espagne, dans la porno industrie où Karin Schubert, à bout de ressources, rentre à l'âge où les autres actrices en sortent habituellement. On la suit même lors d'une pénible et angoissante virée en Iran dans le lit du Shah, "queutard" consommateur de blondes contre la promesse de financement d'un film, après un examen médical et gynécologique minutieux et dégradant. La turpitude des puissants n'a pas de limite ni de frontières. Autant vous prévenir, c'est une descente aux enfers à laquelle nous assistons. La pseudo-libération sexuelle des soixante-huitards s'est en fait transformée en victoire patriarcale, asservissant les femmes dans une sexualité à leur service, celles qui refusent étant taxées de prudes coincées. Attention, je ne dis pas qu'il ne fallait pas fiche en l'air cette triste sexualité honteuse du conjugo, mais tout de même, il faut reconnaître que les patriarcaux gagnent toujours.
" Le Kapital est à ce point supérieur qu'il s'approprie ceux-là mêmes qui prétendaient s'en affranchir. Les censures, reliques du passé 
s'allègent ? Le commerce en profite."

Karin Joubert a aujourd'hui 72 ans, et même si la fin du roman la présente apaisée, en Allemagne, au milieu d'animaux, (dont elle s'est dans la réalité toujours entourée, animaux compagnons, remparts contre les saloperies que la société des hommes inflige aux femmes), la réalité est sans doute moins douce. Après avoir gagné pas mal d'argent -avec des cachets en chute libre en fin de carrière-, vite dépensé en fêtes cocaïnées (il faut tenir dans la violence de la pornographie où elles sont enfilées en gros plans par tous les bouts !) et en frais de clinique de désintoxication pour son fils héroïnomane, en avoir fait gagner  mille fois plus aux capitaines des industries du cinéma et de la pornographie, il est plus que vraisemblable qu'elle vive aujourd'hui sous le seuil de pauvreté, et/ou enfermée dans une maison de santé.

Jean-Luc Marret est spécialiste de sécurité et de terrorisme : il est chercheur à la Fondation pour la recherche stratégique, Pornification est son deuxième roman.


Porno-actrice : " Je suis l'ange de l'individualisme de masse, celle qui va jusqu'au bout de soi, de la destruction des valeurs bourgeoises, comme on disait dans les années 60, quand j'étais belle et jeune !... Et vous savez ce que j'ai trouvé au bout de tout ça ? Au bout de l'affirmation de soi, de l'authenticité et de la libération du corps ? ! Le narcissisme... Le trafic d'êtres humains !... L'exploitation de la femme par l'homme !... Rien d'autre que ça !!... Au-delà de la morale, il n'y a rien... Rien que de la sauvagerie, rien que de la barbarie... "

Liens supplémentaires :
Une autre critique chez Cultural Gang Bang : Pornification d'une femme.
Un résumé de sa filmographie "eurosploitation" chez Vodcaster : L'étrange destin de Karin Schubert
Les citations en rouge sont tirées du roman.

6 commentaires:

  1. Ha oui ... j'avais oublié ... l'humain-e est EN PLUS esclavagiste ... (et depuis des millénaire, ce qui n'est pas encore aboli dans les faits malgré les croyances, et je parle aussi de l’exploitation animale, le travail des enfants, le capitalisme, etc...)

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  2. La pornographie est un commerce et ainsi comme tous les commerces elle standardise ses produits et donc elle formate les individus , surtout les femmes , elle formate les relations sexuelles et donc elle contribue à leur contrôle par le pouvoir patriarcal .... La pornographie loin d'être une liberation sexuelle en est l'ultime stade de contrôle et de formatage puisqu'elle standardise non seulement les corps les actes sexuels mais également l'inconscient colléctif et les imaginaires ..... La pornographie est un instrument de contrôle de toutr la sphére de l'intime ..........

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  3. Hypathie et Promouvoir = même combat (ou pire ?)
    http://www.paperblog.fr/7806063/rentree-litteraire-pornification-vie-de-karin-schubert/

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    1. Ayant fait une recherche avant d'écrire ce billet, je suis évidemment tombée sur ce blog... que j'ai choisi de ne pas mettre dans mes liens, je ne suis pas d'accord avec, c'est tout. Accuser de voyeurisme (le livre n'est pas voyeuriste) est une façon de délégitimer le témoignage des femmes exploitées par la pornographie. Je répète qu'en plus, ce roman est aussi l'histoire de l'arrivée de la pornographie accessible aux masses.
      PS Ce serait bien que les anonymes se trouvent un pseudo et s'y tiennent, éventuellement en signant le commentaire. Tous ces anonymes, c'est à ne plus rien y comprendre.

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  4. Cela me fait penser au l'autobiographie de Linda Lovelace, cette femme qui est devenue actrice porno apparemment aussi bien malgré elle et exactement à la même époque !

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    1. Linda Lovelace (1949-2002) devenue militante anti-pornographie https://fr.wikipedia.org/wiki/Linda_Lovelace
      Encore une histoire terrible.

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