mardi 8 octobre 2019

Les sociétés matriarcales

Recherches sur les cultures autochtones à travers le monde.
Par Heide Goettner-Abendroth, philosophe des sciences, épistémologiste. Cet ouvrage vient de paraître aux Editions de Femmes.


Il faut tout d'abord définir le patriarcat qui s'est imposé comme norme universelle partout sur la planète. " La supposition infondée selon laquelle le patriarcat existe de toute éternité est acceptée comme allant de soi, étant donné la supériorité "innée" de l'homme ". Sa grille de lecture suppose fragmentation, marginalisation, relégation de tout ce qui échappe à sa norme, et renvoi au primitivisme.

" Dans les sociétés patriarcalisées, les sociétés secrètes d'hommes ont un fondement guerrier, elles ont pour objectif d'accroître le pouvoir des hommes dans la culture. Ce sont des entités du processus de patriarcalisation. Elles sont fixées de façon parasite à leur culture dans son ensemble et dépendent économiquement des ressources des sociétés ; elles instaurent des hiérarchies secrètes et forment des corps exécutifs avec quiconque détient la plus haute autorité. Eu égard à la culture, elles élèvent la patrilinéarité, réelle ou imaginaire, au rang d'innovation culturelle. Les jeunes hommes accèdent à la "renaissance" par leur association avec les autres hommes. " Vous reconnaissez la reproduction à l'identique, l'auto-engendrement souvent évoqué ici : Dieu, Fils et Saint-Esprit, rien que des hommes, qu'on retrouve dans tous les corps masculins, armée, police, écoles d'informatique et d'ingénieurs, Saint-Cyr, franc-maçonnerie, partis politiques, clubs de chasse...

Toutefois, contrairement à la lecture d'anthropologues patriarcaux qui nient leur primauté historique, puisqu'ils sont géniteurs de tout, "les sociétés matriarcales ne doivent absolument pas être considérées comme l'image inversée des sociétés patriarcales -où les femmes détiendraient le pouvoir à la place des hommes, comme dans le patriarcat- puisqu'elles n'ont jamais eu besoin des structures hiérarchiques de la domination patriarcale, où une minorité issue des guerres de conquête régente l'ensemble de la culture, asseoit son pouvoir sur les structures de coercition, la propriété privée, le joug colonial et la conversion religieuse. Ces structures patriarcales ont un développement historique récent : " elles n'apparaissent que vers 4 000-3 000 avant notre ère, voire plus tard, et se renforcent au fur et à mesure que le patriarcat se propage. "

Pour faire simple et concis, dans les sociétés matriarcales, les femmes sont à l'origine de tout : elles engendrent les enfants grâce à l'esprit des ancêtres qui se réincarnent ainsi dans leur descendance, le rôle des hommes est d'ambassade, diplomates, même quand ils sont rois, époux de la matriarche. Les femmes gèrent la cité, président aux cérémonies funéraires et spirituelles, aux récoltes, sont gardiennes et distributrices des réserves de nourriture et des biens de la tribu, elles gardent leurs filles mariées chez elles, le mari entrant dans la tribu de sa femme, le divorce est totalement permis puisque la filiation est matriarcale, les oncles et les frères de la matriarche sont les garants de la continuité de la tribu. Matrilinéarité, matrilocalité. Quand la matriarche décède, c'est en général sa plus jeune fille qui lui succède (ultimagéniture).

Le couple originel sacré n'est pas le mari et sa femme imposé par le patriarcat, mais bien la sœur et le frère, garants de la solidarité de la tribu matriarcale, de sa longévité et de sa pérennité. Les maris sont des pièces rapportées ; dans certaines tribus, ils retournent même dans leur village d'origine et ne voient leur épouse que pour des contacts sexuels furtifs la nuit.

" Le village entier partit le lendemain dans une trentaine de pirogues, nous laissant seuls avec les femmes et les enfants dans les maisons abandonnées. "

Cette phrase de Claude Lévi-strauss, père de l'anthropologie structurale est souvent citée par les féministes, car elle démontre que les hommes sont frappés de cécité quant à la simple présence des femmes, de leurs contributions aux sociétés humaines. Nous sommes leur point aveugle. " Le système patriarcal a tout intérêt a s'assurer que les découvertes relatives aux formes sociales matriarcales demeurent invisibles ", il s'assure ainsi la primauté, la primogéniture, l'aînesse en quelque sorte, en effaçant les femmes de son champ de recherches. En résultent censure, autocensure, cécité, changements de pied pour éviter l'ostracisation, les femmes sont invisibles, invisibilisées, comme le sont les spéculations des anthropologues femmes. Ainsi, le premier anthropologue "matriarcal" Bachofen, les marxistes Marx et Engels, les anthropologues Malinowski, Briffault, Lévi-Strauss, les préhistoriens, dont Marie König, qui décode les systèmes symboliques de l'ère glaciaire, Fester qui, lui, suggérera que l'utilisation la plus ancienne d'outils n'est pas le fait de l'homme en tant que chasseur, mais est due aux mères s'occupant de leurs enfants et que " ce sont les mères qui ont préparé le terrain pour toute la technologie à venir ", qu'elles sont à l'origine de la culture par l'invention du langage et la création des spiritualités. Et sans doute aussi de l'agriculture* basée sur " le droit d'usufruit : le droit d'utiliser la terre pour la cultiver, mais non le droit à la propriété privée foncière ". Malheureusement, les anthropologues patriarcaux s'en tiendront fermement à la valeur extrêmement exagérée accordée à la chasse. Même pensum du côté des historiens des religions et des mythologistes : Mircéa Eliade qui travaille sur le chamanisme, Freud qui travaille sur les religions, mais Rank-Grave qui travaille sur la triple déesse, fait de la théa-cracie la culture supérieure. " Il affirme expressément qu'elle a été détruite par une aristocratie militaire composée d'hommes et que sa nature pacifique et sacrée a disparu sous l'effet de la violence et de la domination -avec des conséquences toujours plus catastrophiques, et ce jusqu'à présent."

L'archéologie n'est pas en reste quand il s'agit d'effacer les femmes et leurs apports culturels : marginalisées les observations iconoclastes d'Evans ; les archéologues ultérieurs commencent " à rechercher un roi omnipotent dans la culture minoenne, le "Grand Homme" autour duquel la société devrait être centrée -mais dont on ne  trouve pas trace." : distorsion de la réalité pour la faire coïncider avec leurs idées patriarcales. L'archéologue Marija Gimbuntas décrit-elle, en s'appuyant sur ses fouilles, des femmes au rang de prêtresses qui vénéraient une pluralité de déesses dès le Paléolithique, et caractérise-t-elle la culture de la vieille Europe par une profonde religiosité et la place centrale des femmes, culture matrilinéaire, matrifocale, égalitaire et pacifique ? Elle et ses travaux seront discrédités par la doxa patriarcale.

D'où l'insurrection, si l'on peut dire, de Heide Goettner-Habendroth, spécialiste allemande en philosophie des sciences et épistémologue. Elle décide de créer sa propre Académie sur les Recherches Matriarcales Modernes HAGIA en 1986, dans le sillage des " mouvements critiques à l'égard du Patriarcat ", " du mouvement féministe en lutte pour l'autodétermination des femmes, et du mouvement des peuples autochtones, en lutte pour l'autodétermination des peuples et des cultures." Car désormais, les peuples autochtones sont sortis de la colonisation, leurs fils et filles font eux aussi des études à l'université où ils/elles acquièrent une méthodologie scientifique, ils/elles peuvent désormais apporter leur pierre au savoir anthropologique en observant les vestiges matriarcaux de leurs propres sociétés, brutalisées, avilies par le colonialisme, cet ultime moyen de conquête et d'imposition par la force du patriarcat, et ils/elles sont en capacité produire une épistémologie (critique) des travaux anthropologiques masculins européens.

Nous sommes face au défit climatique, face à l'épuisement des ressources limitées dans un monde fini, face à la défaunation sous la pression humaine partout ; le monde peut devenir chaotique dans les quelques dizaines d'années à venir, alors que partout l'oppression des femmes et le pillage de la nature se sont organisés sous le joug patriarcal depuis 10 000 ans. " Eu égard aux profondes crises politiques, économiques et écologiques ", à l'absolue nécessité de changement de paradigme auxquels nous sommes aujourd'hui confronté-es : " l'aspect le plus important de ces recherches est qu'à partir des leçons qu'offrent les sociétés matriarcales nous puissions découvrir des solutions aux problèmes sociaux contemporains et que nous ayons en permanence le courage de prendre les dispositions politiques nécessaires pour stimuler le processus de transformation de la société patriarcale en société humaine."

L'ouvrage est consacré à la description de différentes tribus fonctionnant encore selon les vestiges de la gestion matriarcale de leurs sociétés : dont les Moso de l'Himalaya qui ont eux-mêmes sollicité l'autrice et son équipe de chercheuses pour l'étude de leurs tribus afin que leurs contributions ne soient pas occultées de l'histoire des sociétés humaines. Il y a aussi un passionnant passage sur les Amazones d'Amazonie, " un phénomène fréquemment relevé mais mal compris par les chercheurs masculins occidentaux. [...] Dans les territoires Arawak, les récits de prouesses militaires de femmes abondent ; ils attestent on ne peut plus clairement de l'édification de villes et de sociétés entièrement féminines.

A lire donc, que vous soyez chercheuse, anthropologue, philosophe, féministe, ou tout simplement concerné-e par les problématiques écologiques.

" Le propre des dominants est d'être en mesure de faire reconnaître leur manière d'être particulière comme universelle." Pierre Bourdieu

* Agriculture : cultures de céréales vivrières, opposées à l'élevage. Il semble que le nomadisme (régressif) des éleveurs était plutôt provoqué par les ravages infligé à un biotope, par l'épuisement des terres cultivables. Il fallait alors fuir le Paradis Terrestre, selon la narration malédiction de la Bible.

Les citations de l'ouvrage sont en caractères gras et rouges.

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