vendredi 24 janvier 2025

La politique sexuelle de la viande - Edition du 35ème anniversaire

C'est mon troisième article sur cet ouvrage fondateur de mon blog, avec Le féminisme ou la mort de Françoise d'Eaubonne, et c'est avec plaisir et contentement que je le rédige. Les choses avancent, les traductions se font, les autrices oubliées refont surface. 


A l'occasion de la reparution (dans les librairies le 24 janvier 2025) de l'édition du trente cinquième anniversaire de l'ouvrage, devenu désormais un classique de la littérature végane féministe chez Bloomsbury son éditeur américain, Le Passager Clandestin publie quasiment simultanément sa traduction en français, avec une longue postface actualisée de l'autrice Carol J Adams, enrichie de photos, tracts, dessins, avec bien sûr, des dernières déclarations et avancées sur la prise de conscience écoféministe et des torts causés aux autres terriens, les animaux..

Explorant à travers les textes littéraires les hiérarchies d'oppression patriarcale, élaborant la thèse du "référent absent", incluant intersectionnellement les animaux, en rappelant ce que l'activisme pour les animaux doit aux féministes, histoire largement ignorée (qui sait par exemple que les suffragistes britanniques étaient aussi antivisectionnistes ?), en redonnant toute leur place aux autrices dont les textes ont été oubliés ou fragmentés, 'démembrés' à l'instar d'une pièce de viande, autrices anti-guerre et végétariennes des temps passés, et notamment les européennes de l'après Grande Guerre, Carol J Adams signe un classique, devenu bible intersectionnelle du véganisme , une théorie critique féministe intersectionnelle, des oppressions subies par les femmes et les animaux. 

Adams redonne, par exemple, toute sa place à Mary Wollstonecraft Shelley, autrice de Frankenstein ou le Prométhée moderne, dont s'est emparé Hollywood sans mentionner le véganisme de la Créature, rejetée par les humains pour sa monstruosité, et se jurant de ne plus manger que des fruits et des graines en se souvenant qu'elle est fabriquée de morceaux de cadavres d'humains et d'animaux fragmentés en abattoir ; Mary Shelley, à l'instar de Flaubert disant "Madame Bovary, c'est moi", aurait sans doute pu dire aussi "la créature de Frankenstein, c'est moi" en se souvenant que dans les salons de son milieu intellectuellement brillant et stimulant, elle écoutait plus qu'elle n'intervenait, car femme dans un milieu d'hommes, artiste elle-même, parmi ses pairs masculins, pairs qui ne la voyaient pas comme telle. Il est de fait que Hollywood qui a fabriqué le mythe Frankenstein en occultant l'autrice, ne s'embarrasse pas de son véganisme solidaire et altruiste des animaux, à la chair réifiée et démembrée dans les abattoirs pour être transformée en nourriture pour les humains. La viande, les abattoirs, c'est la guerre. Les bouchers comme les soldats font couler le sang, plaideront toutes ces féministes, de Margaret Cavendish, à Virginia Woolf, en passant par Colette, George Sand, Alice Walker, Margaret Atwood et tant d'autres, reconnues, leurs textes restitués, dans cet ouvrage à la réédition bienvenue.

Quelques citations :

" on ne mange pas de viande sans qu'il y ait mort d'un animal. Par conséquent, l'animal vivant est le référent absent du concept de la viande. Le référent absent nous permet d'oublier les animaux en tant qu'entités indépendantes ; il contribue aussi à notre résistance face aux efforts déployés pour imposer leur présence. "

" Qualifier de féminin ou d' "efféminé" le refus que des animaux soient tués pour servir d'aliments parce que son ton serait "émotif" contribue à son bâillonnement, puisqu'on l'associe à des femmes bâillonnées par la culture patriarcale.

" En réalité, dans le monde occidental industrialisé actuel, les femmes ressemblent aux animaux dans un zoo moderne. Il n'y a pas de barreaux. Les cages semblent avoir été abolies. Pourtant, en pratique, on garde encore les femmes à leur place avec autant d'autorité que les animaux dans leurs enclos." Brigid Brophy, citée dans l'ouvrage.

Cochon :  animal vivant. Porc : mort, fragmenté, renommé

" Quelles sont les tyrannies que vous avalez jour après jour et que vous essayez de faire vôtres, jusqu'à vous en rendre malade et à en crever, en silence encore ? " Audre Lorde, citée dans l'ouvrage. 

" Le végétarisme [est] un complément essentiel du pacifisme. Par extension, en contestant la croyance dominante selon laquelle l'animal est fait pour être consommé par l'espèce humaine, nous remettons en cause un monde en guerre. "

" En réalité, l'élevage d'animaux et la guerre sont des institutions où l'homme s'est montré le plus compétent. Il joua le rôle de boucher et celui de soldat ; et lorsque la culture du sang prit le contrôle de la religion, les prêtresses furent mises de côté. " - " Les toutes premières mentions d'offrandes à la déesse ne citent que des grains et des fruits. Quand le massacre d'animaux y fut-il ajouté ? "

 
" Il est rare qu'au cours de l'histoire un homme soit tombé sous les balles d'un fusil tenu par une femme ; la vaste majorité des oiseaux, des animaux tués l'ont été par vous et non par nous. Il y a pour vous quelque gloire, une nécessité dans le conflit que nous n'avons jamais ressentie ou appréciée. " 
Virginia Woolf dans Trois guinées. 

Lien complémentaire :

Eat my fear, sculpture en fibre de verre proposée par David Lynch pour la Cow Parade de New York en  2000, sculpture refusée par les organisateurs de l'expo au motif qu'elle était choquante.  

FRANKENSTEIN 


" Ma nourriture n'est pas celle des hommes, je ne tue ni l'agneau ni le chevreuil pour apaiser ma faim. Les racines et les baies me suffisent largement.

Mary Shelley - Frankenstein ou le Prométhée moderne. (Merci à Vegan Rural pour m'avoir fourni la citation)

Mary et Percy Shelley, lui poète romantique anglais, étaient végétariens militants. Mary Shelley est la fille de Mary Wollstonecraft, philosophe, proto-féministe, autrice de A vindication of the rights of woman en 1792.   

mardi 7 janvier 2025

Les meurtres en série et de masse : dynamique sociale et politique - Poulin / Dulong

Après l'attentat islamiste du premier janvier à La Nouvelle-Orléans* dans lequel, selon l'enquête du FBI, l'auteur, citoyen états-unien d'origine indo-pakistanaise Shamsud Din-Jabbar, aurait hésité entre tuer toute sa famille et l'attaque massive dans un lieu public, pour finalement choisir cette dernière option, et aussi puisque nous commémorons les dix ans de l'attentat de Charlie Hebdo, Hypercacher, Imprimerie de Dammartin en Goële commandité par Al Qaïda** en 2015, j'ai voulu relire ce petit ouvrage de Richard Poulin et Yanick Dulong publié aux éditions Sisyphe, les deux auteurs québécois de cet essai sur la dynamique sociale et politique des meurtres en série et de masse, perpétrés à 90 % par des hommes. 

Le premier texte est de Richard Poulin : Misogynie et racisme, le fondement des meurtres en série. Le tueur sériel est un homme opérant seul, se choisissant des victimes au hasard, sans lien entre elles, sans mobile apparent, ce qui le rend très difficile à appréhender. 

Le second texte de Yanick Dulong : Dans l'ombre des meurtres de masse. Le meurtrier de masse lui a un mobile, haine, jalousie, et surtout, il commet soit des crimes de possession dans le cas des assassinats familiaux, soit il se venge d'un sentiment de tort que la société ou une catégorie sociale lui infligeraient, ses droits acquis seraient lésés. Dans les deux cas, leur carburant est la frustration . 


Le meurtre sériel comme le meurtre de masse se comptent à partir de 3 victimes, ce qui inclut les meurtres maritaux et familiaux, le pater familias propriétaire qui tue toute la famille parce que sa femme le quitte (les féminicides), mais aussi les menteurs pathologiques sur le point d'être percés à jour, donc de perdre leur statut social, tels Xavier Dupont de Ligonnès ou Jean-Claude Romand, typiquement ; le meurtrier en série tue ses victimes au hasard ce qui le rend difficile à trouver ; le meurtrier de masse s'attaque lui aux groupes avec lesquels il est en relation : école, entreprises, communautés, famille. Les deux ont en commun d'être commis dans 90 % des cas par des hommes. Les deux auteurs de ce petit ouvrage percutant et nécessaire, rejettent l'explication psychologisante (le pauvre tueur avait des problèmes psychologiques, était incompris, dépressif, et il fut atrocement maltraité dans son enfance, par sa mère généralement -les mères prennent toujours cher) ce qui n'est pas une excuse. La classe sociale la plus maltraitée par la société ce sont les filles et les femmes, elles ne tirent pas dans le tas pour autant. Le 'malheureux' 'monstre' avait des troubles psychiques, c'est un fou, un 'loup solitaire', rien de tout cela n'est avalisé dans cet ouvrage. Les tueurs de masse sont des hommes à la masculinité hégémonique exacerbée, haineux des femmes, des minorités, des homosexuels, ils sont généralement des mâles de la majorité blanche (le type caucasien est majoritaire dans ces crimes) considérant que les privilèges de leur classe sociale de dominants sont acquis, et que si ces privilèges acquis sont lésés, ils pensent pouvoir tirer dans le tas en guise de représailles. Leurs meurtres et tueries sont sexistes, homophobes et racistes, le nombre de femmes victimes, même quand elles ne sont pas visées expressément comme dans la tuerie de l'Ecole Polytechnique de Montréal en 1989, ou dans leur foyer, est considérable. Ils commencent souvent par tuer leur mère ou leur grand-mère avant de faire un carnage dans une zone industrielle, à une fête populaire, ou dans une école. Ces assassinats de masse sont aussi commis pour faire une fin : ils n'en sortiront pas vivants, ils le savent, c'est un "suicide by cops" disent les Américains (suicide par policiers interposés). Bref, pas fichus de partir seuls par leurs propres moyens.  

Le refus de nommer le problème -la masculinité hégémonique- est pour la société, rejetant les travaux des féministes qui avertissent depuis longtemps sur le sujet, une façon de perpétuer un système. Il a une fonction : il maintient en l'état l'ordre des choses. Un ordre patriarcal fait de l'appropriation privée des femmes et de l'autre, le différent, généralement déprécié, dévalorisé, déclassé, les prostituées, les femmes des classes sociales défavorisées, les autochtones, les handicapées mentales. Un ordre social inacceptable qui se perpétue par la violence. Les discussions sur les armes, la psychologie des tueurs en série et de masse, l'abondante littérature sur les concepts de "loup solitaire", de monstruosité, les rejetant hors de l'humanité, sont la manifestation du refus de nommer le problème. Or, on ne vient pas à bout d'un problème sans d'abord le nommer. Les meurtres sériels et de masse ont une dynamique sociale et politique. Il s'agit de terrorisme viril. Le problème, ce ne sont mêmes pas les armes en vente libre, c'est la masculinité. Evidemment, armes plus masculinité hégémonique, le cocktail est explosif.

Quelques citations : 
 
" Un bon nombre d'hommes développent des pratiques et des comportements, où protéger les plus faibles en usant de violence pour y parvenir, fait figure d'héroïsme. La violence est donc présentée comme un moyen légitime et banal de résoudre les conflits et de s'affirmer.

" Les femmes tuent généralement dans la sphère dite privée et non dans l'espace public. Ainsi, le meurtre de masse revêt un caractère social spécifique puisqu'il reflète la distribution des rôles entre les sexes.

" Dans la littérature populaire -les romans, les films et les biographies des tueurs- comme dans un grand nombre d'essais universitaires, le meurtre s'explique par le meurtrier, et le meurtrier s'explique lui-même par les traumatismes subis dans son enfance. Or ces homicides reproduisent des schémas identiques non seulement du point de vue individuel (psychologique), mais également du point de vue collectif. Bien que l'on ait affaire à un individu isolé qui se déchaîne et tue, on ne peut réduire au seul aspect individuel la violence, qui représente à la fois un acte personnel et un processus social. "

" La violence sexuelle est généralisée. Les violences masculines, qu'elles soient sexuelles ou non, font partie du fonctionnement de la société. Le meurtre à caractère sexuel, qu'il fasse partie d'une série ou non, est partie prenante d'une culture misogyne et sexiste. [la dynamique sociale de cette violence] est liée à l'oppression des femmes et fondée sur une conception de la masculinité et une construction sociale favorable à l'appropriation des femmes par les hommes. "

" Nommer cette violence, et reconnaître ses victimes, briser le silence, font partie des conditions pour la combattre. La non-reconnaissance a une fonction, pour les dominants comme chez les dominées, le maintien en l'état de l'ordre des choses. " Nicole-Claude Mathieu, 1991. 

* On peut rajouter, puisqu'elle est quasiment concomitante, la tuerie de Magdebourg perpétrée par le  saoudien, médecin psychologue faussaire (il n'avait pas tous les diplômes pour exercer en Allemagne), harceleur de femmes, et agitateur d'extrême-droite. 
** L'organisation Al Qaïda rassemble des idéologues islamistes avec un calendrier politique : patriarcaux, virilistes, niant l'autonomie des femmes, considérées comme propriété des hommes du clan ou de la tribu.