mardi 21 février 2023

Thérèse Clerc, Antigone aux cheveux blancs

Vient de paraître aux Editions des femmes, dans leur collection poche (rouge pour les textes révolutionnaires et bleue pour les biographies), cette biographie de Thérèse Clerc (1927-2016), autodidacte, militante du joyeux féminisme des années 70. Lire des biographies permet aussi d'éclairer nos propres choix, surtout quand il s'agit d'une personne aussi inspirante que l'était Thérèse Clerc.


Nouveauté, les éditions de poche s'enrichissent désormais de bonus, d'éditions augmentées, telles qu'ici, sur les derniers jours de la fondatrice de la Maison des Babayagas, l'ouvrage broché ayant été écrit et publié de son vivant. C'est une excellente idée éditoriale. 

Issue de la petite bourgeoisie catholique au début du siècle dernier, Thérèse est élevée, éduquée, préparée à une vie d'épouse et mère, seul horizon des femmes de son époque et de sa classe sociale. Il lui a fallu des tas de rencontres iconoclastes pour devenir l'Antigone qu'on admirait. D'autant qu'elle était mauvaise à l'école où elle termine ses études avec un brevet élémentaire. Elle en sait bien assez pour être épouse et mère de famille selon ses parents. Ces rencontres vont des Ames vaillantes et des Guides de France, aux curés ouvriers "rouges" des années 70 et 80. Marxistes, ils lui répondront quand elle parlera de son travail de mère au foyer exploitée dans le mariage (elle ouvre son compte en banque en 1965 dès que la loi le lui permet, afin d'y faire verser ses allocations familiales, se donnant ainsi les moyens de ne plus quémander à son mari l'argent de la rentrée ou des cadeaux d'anniversaires), que "oui, mais les femmes c'est pas pareil, la femme est la servante du Seigneur " ! Quatre enfants et la quarantaine bien sonnée quand advient mai 68, elle lit Wilhelm Reich et fréquente les milieux alternatifs et les femmes du MLF, tout en se préparant à divorcer d'un mari qui la trompe et qui lui est devenu indifférent. Elle se fera bien entendu escroquer par l'avoué dont elle paie les services pour divorcer, celui-ci ne lui expliquant même pas ses droits. Partie avec ses enfants sous le bras, vivant de ce qu'on appellerait aujourd'hui "petits boulots" intermittents, elle découvre l'amour et la jouissance entre femmes. Thérèse Clerc, femme solaire, est très créative, elle a mille idées à la minute. Plus artiste que théoricienne, elle est dans l'expérimentation et la réalisation de l'utopie féministe. Depuis toujours parisienne, elle s'installe ensuite à Montreuil où elle organise des dîners, d'abord entre amies féministes, dîners qui deviendront courus et qui aboutiront à la Maison des femmes de Montreuil, devenue désormais Maison des femmes Thérèse Clerc. Elle imaginera de la même manière, toujours dans une optique de solidarité féministe et en non-mixité, la Maison de Babayagas, où des "vieilles" économiquement faibles (ayant peu cotisé, Thérèse Clerc avait une petite retraite de mère de famille) vivent en mode béguinage, en s'entre-aidant dans les bons comme dans les mauvais jours. Biographie à lire donc, cette femme féministe demeure très inspirante. 

Pour illustrer sa grande créativité aussi bien de ses mains (elle fut modiste, créatrice de chapeaux dans ses jeunes années, il lui en restera un sens de l'habillement et de la parure qu'on trouve dans les robes amples à tissus et gros bijoux ethniques qu'elle créait, cousait et portait) que d'écriture, elle composa en 1988, une ode à toutes les femmes libérées sous forme de béatitudes féministes. Je vous en propose ci-dessous le texte, toujours aussi fécondant.  

" - Heureuses les femmes qui accomplissent leur unité, elles naissent à elles-mêmes et enfantent un monde assemblé.

- Heureuses celles qui effacent les frontières, la Matrie est leur terre, elles retrouvent leurs origines.

- Heureuses les femmes qui s'éloignent du rivage des Pères, elles jettent leurs filets en eaux paisibles, et font reculer la violence et la guerre. 

- Malheureuses celles qui usent de leur séduction pour récolter les privilèges des Pères, elles confortent leur désordre, celui qui génère la hiérarchie et la concurrence des femmes. 

- Bienheureuses les femmes qui font émerger leur continent noir, une nouvelle Terre apparaît et elles la fécondent.

- Heureuses celles qui crient leur espérance dans un désert de mort, la multitude ne les entend guère, mais elles font sourdre les sources de vie.

- Malheureuses les femmes qui se taisent et se soumettent pour avoir la paix, elles préparent la guerre.

- Heureuses celles qui rompent les mots et les partagent, sous la cascade du rire germent d'autres grains pour d'autres terres.

- Bienheureuses les femmes qui subvertissent le Verbe, elles font naître la Parole.

- Heureuses celles qui font passer leur rêve dans le quotidien, elles font taire la fureur du monde.

- Heureuses les femmes qui se construisent dans la multitude et se forgent dans la solitude, leur force est la pierre angulaire du nouvel édifice. 

- Heureuses celles qui ont conscience de la pauvreté, elles ménagent les ressources de la planète et préparent un monde de partage. 

- Bienheureuses les femmes qui savent s'aimer ensemble, fille et mère se reconnaissent et la Loi change de visage. 

- Bienheureuses celles qui annoncent l'Utopie, l'Histoire se souvient des Prophétesses. " 

Un cri du cœur spontané, un credo longuement élaboré, toujours actuel, une subversion des textes chrétiens dont on l'a nourrie dans l'enfance, texte que Thérèse revendiquera toujours.