Réédition de cet essai de 1978 de Françoise d'Eaubonne chez Le Passager clandestin.
" Mais, pourquoi, au nom de quoi, la Croissance ? Pourquoi le Profit ? Pourquoi le Pouvoir ? Cette voie n'est-elle pas inéluctablement la conséquence de celle, choisie depuis cinquante siècles, qui aboutit à son explosion actuelle, et qui fut choisie pour édifier la société sans les femmes, puis contre les femmes ? "
" L'hypercroissance industrielle assassine la Terre, épuise les ressources et se heurte aux limites d'un monde fini. Il faut donc tenter de préserver ce qu'il reste encore de l'environnement sous peine de mort ; mais il n'est pas question de remettre en cause cette expansion elle-même, puisque ce serait toucher au principe des "profits" (capitaliste) ou de "progrès" (socialiste) ! "
Lectrice puis épistémologue (l'épistémologie est l'étude critique des sciences) de Engels, Marx et Lénine, Françoise d'Eaubonne (FdE) considère que ces derniers ont loupé, dans leur analyse des rapports de production classe ouvrière contre classe de capital, les rapports sociaux de sexe : la classe des femmes productrices de producteurs contre le patriarcat mâle exploiteur. Les femmes définies par leur classe de sexe subissent une superposition d'oppressions ; FdE aborde ainsi l'intersectionnalité comme on ne disait pas alors : la bourgeoise, "fille au pair" chez son patron de mari ; la prolétaire, fille au pair de son patron de mari est aussi exploitée par son patron d'usine ; et enfin, la femme qui subit l'oppression coloniale, troisième oppression en plus des deux déjà citées.
Deux mythes : la femme (éternelle) et la Terre (inépuisable).
A partir du moment où les hommes ont pris connaissance de leur rôle dans la reproduction humaine, vraisemblablement au Néolithique en observant les animaux (auparavant ils croyaient que les femmes étaient fécondées par des entités divines), ils ont domestiqué, réduit les femmes à leur fonction reproductrice par la contrainte. Filles et femmes réduites à l'abjection du rapt, de la razzia, de l'enlèvement, du mariage forcé, de l'échange contre biens et terres, du viol, de la prostitution, traitées en troupeau de (re)productrices de producteurs et de guerriers, en séparant à la fin de l'enfance le fils de la mère, le fils trahissant la mère en passant dans la caste supérieure des mâles.
Les hommes en compétition entre eux, ne supportant pas la concurrence pour l'espace et le pouvoir, déclenchent régulièrement des guerres où ils envoient la surproduction, la "ferraille humaine" écrit FdE se faire tuer à la guerre : ça fait de la place, évite le morcellement des héritages (sort des cadets sous l'Ancien Régime), et relance la construction, c'est bon pour les PIB. L'actuelle guerre en Ukraine ne déroge pas à cette règle d'airain. Dans les pays où il n'y a plus de guerres, typiquement nos sociétés européennes, le chômage indemnisé ou non, les emplois-formation, les petits boulots de l'économie informelle jouent ce rôle de voie de garage pour les surplus : on leur fait l'aumône d'un traitement social du chômage pour qu'ils ne se révoltent pas ou pas trop longtemps. On évite ainsi la surchauffe de la masse salariale des entreprises en maintenant les salaires bas et en faisant supporter la culpabilité sur les chômeurs vite déclarés "inemployables". Dès 50 ans, vous êtes bon pour la casse. Anecdote, cri du cœur de François Lenglet, journaliste économique, entendu ces derniers jours, constatant la baisse du chômage : "le chômage baisse parce que la natalité baisse". Il fallait, je vous assure, être au bon endroit au bon moment pour tomber dessus, j'ai eu de la chance, c'est un aveu très rarement fait.
Pour éviter ce stigmate de l'inutilité du chômeur, la classe ouvrière a l'obsession du plein emploi à tout prix : combien de fois voit-on les patrons et les syndicats, pour une fois main dans la main, défendre des projets accapareurs de terres cultivables et toxiques comme celui de Notre-Dame des Landes, nous fournissant des loisirs à Marrakech, ou des réacteurs nucléaires supplémentaires pour satisfaire nos insatiables besoins en énergie. Le tout au nom de l'emploi. L'extractivisme forcené des métaux rares pour la "ouature" électrique va remplacer l'extractivisme du pétrole pour la bagnole thermique, vu que cette dernière fait chauffer le climat. " Il vaut mieux un peu de pollution et des emplois que pas de pollution et pas d'emplois " dixit un maire du Havre, cité dans l'ouvrage, mais au slogan toujours furieusement actuel. De frugalité, de réorganisation de notre façon de nous déplacer à 8 milliards, point. Rien, zero.
Cette surfécondité, cette surpopulation, pèsent évidemment sur les ressources de notre planète qui doit satisfaire nos besoins incontinents, en place, en métaux rares, en nourriture, au détriment des terres cultivables, des forêts dont nous savons qu'elles font puits de carbone, des océans, et des autres animaux.
Voici ce qu'écrit FdE : " la destruction des sols et l'épuisement des ressources signalés par tous les travaux écologistes correspondent à une surexploitation parallèle à la surfécondation de l'espèce humaine. Cette surexploitation basée sur la structure mentale typique d'illimitisme et de soif d'absolu (qu'il s'agisse de profit matérialiste ou d'idéologie religieuse ou politique), qui est un des piliers du système mâle, s'est d'autant plus facilement et librement exercée en l'absence de la cogestion féminine, toujours considérée comme un frein et un alourdissement à cause de ses aspects conservateurs, antiaventuristes, anticompétitifs et antiviolents. L'appropriation patriarcale de la fertilité terrestre a donc bien abouti, directement, par la destruction des ressources par surexploitation, comme l'appropriation patriarcale de la fécondité à la surpopulation mondiale ; ces deux motifs fondamentaux du patriarcat auront persisté à travers tous les régimes économiques [FdE ne fait pas de différence entre capitalisme d'état -le socialisme ou communisme- et capitalisme privé, tous deux pareillement destructeurs] pour déboucher sur le capitalisme industriel meurtrier et sur-polluant, en maintenant à chaque époque l'oppression des femmes et la hiérarchie sexiste. Le profit est le dernier visage du pouvoir, et le Capitalisme le dernier stade du patriarcat. " FdE rappelle opportunément que le capitalisme n'a que 250 ans alors que le patriarcat a, lui, 6000 ans.
FdE s'inscrit en faux sur l'idée que l'abolition du capitalisme permettra d'en finir avec toutes les oppressions, celle des femmes incluse, idée pourtant largement partagée et diffusée par les "camarades" d'extrême-gauche qui cantonnent les femmes à la confection des sandwichs et des cafés, et à la photocopieuse, répétant aux féministes que la lutte des travailleurs passe avant la leur, et que tout se règlera par cette formule magique, cette eschatologie, le triomphe universel du prolétariat ! Ils en sont même à se trouver des groupes opprimés de substitution au fur et à mesure de la libération (id est montées dans l'ascenseur social, devenues transfuges de classe) des précédentes classes laborieuses : on le voit actuellement avec la sanctification des ex-colonisés, devenus sur notre territoire où ils sont nés, la nouvelle classe opprimée, dont l'oppression de leurs femmes dans l'envoilement et la réduction au foyer, "filles au pair" de leur opprimé de mari par le Grand Capital, passe crème auprès de ces "révolutionnaires" !
Révolution ou mutation ?
Prétendant à raison que les hommes n'ont jamais fait de révolutions, qu'ils se sont contentés de remplacer les pères par les fils, FdE s'interdit le mot révolution trop galvaudé. Les valeurs mâles étant les principales sources de malfaisances, et leurs révolutions n'étant que des remaniements, elle lui préfère MUTATION qu'elle écrit en majuscule. De la même manière, elle refuse le réformisme libéral, ce qu'elle appelle le "féminisme de maman" qui veut soit intégrer les femmes dans une société radicalement invivable, soit leur ménager une survie en prolongeant l'existence de l'injustice. Elle refuse que les femmes demandent un accès égal aux activités toxiques masculines dans un monde invivable qui n'a jamais pris en compte leurs intérêts, et conduisant à la destruction de la nature. Elle récuse les revendications des réformistes qui réclament des postes à parité avec les hommes dans leurs entreprises nocives comme l'industrie nucléaire ou celle de l'armement. FdE refuse de " masculiniser les femmes pour éviter de féminiser la planète ".
La MUTATION suppose la suppression de tout parasitisme économique, la rupture avec le capitalisme monopolistique aussi bien qu'avec le capitalisme socialiste bureaucratisé. Elle préconise et met en place des sources d'énergie décentralisées, une agriculture vivrière bio, le reboisement (déjà !), l'autonomisation des femmes qui conduira à la réduction de la natalité, des techniques douces et décentralisées, des communautés réduites et autogérées, la non spécialisation et le non élitisme, le pacifisme, le quiétisme et la sensibilité ludique. Par dessus tout, la suppression des activités inutiles et délétères : publicité, spéculation financière, les moyens de transport ultra-rapide et polluants, sauf nécessité d'urgence pour soigner des gens.
Avant-gardiste sur la destruction des terres par la surpopulation humaine, sur la pollution chimique, sur l'amoncellement de déchets plastiques et nucléaires, FdE en 1978 ne parle pas de réchauffement climatique ni de l'effondrement des populations d'insectes, des vertébrés, d'oiseaux, de la biodiversité marine, ni animale terrestre sur laquelle les scientifiques nous alertent et que nous constatons tous les jours, en tous cas celles et ceux qui sont lucides. Françoise d'Eaubonne n'est pas que théoricienne, elle est aussi militante : en plus de ses engagements féministes mieux connus au MLF et auprès des gays, elle crée un groupe Ecologie et féminisme, soutient la campagne à la présidentielle de René Dumont de 1974 ; elle participe en 1975 à la "nuit bleue" sur le chantier de Fessenheim où, éco-guerrière anti-nucléaire à 57 ans, elle pose une bombe.
Quelques punchlines :
" Révolution : règlement de compte entre deux classes de mâles. "
" Une femme sans homme choquait comme un bétail errant sans maître. "
" La seule solution à l'inflation démographique, c'est la libération totale des femmes, et partout à la fois. "
" Il vaut mieux avoir rendez-vous avec les femmes qu'avec l'Apocalypse. " Françoise d'Eaubonne
Réédité chez le Passager Clandestin avec une préface de 51 pages de Geneviève Pruvost, sociologue du travail et du genre, qui y expose ses propres vues sur le "faire maisonnée", sur les luttes frontales des ZAD (Zones à défendre), et plus feutrées de l'écoféminisme "vernaculaire et de subsistance", résistant dans les pays en voie d'industrialisation galopante. Mais comme à chaque réédition, on a l'impression d'une volonté de désamorçage, d'une "mise à jour" des idées de Françoise d'Eaubonne, décidément trop années 70, trop révolutionnaire pour notre époque réformiste et intersectionnelle avec, larvé, le soupçon de "féminisme blanc", que personnellement je ne détecte nulle part chez elle. D'ailleurs ce sont les pays du monde tiers qui se sont emparés de ses idées, le féminisme réformiste d'ici étant plus préoccupé de conquérir la parité dans les emplois toxiques de dégradation de l'environnement jusqu'ici apanage des hommes. Je ne discute pas qu'on veuille être à parité avec eux, ce que je déplore, c'est qu'une fois la position (difficilement) acquise dans la majorité des cas, il n'y a aucune tentative de subversion, de changement en profondeur de la fonction prise. Tout se passe comme s'il fallait perpétuer le statu quo ante. En somme, on peut déplorer que les femmes politiques sont des hommes comme les autres.
A lire. Cet article n'est qu'un court résumé, et parce que Françoise d'Eaubonne garde intact son potentiel de subversion. Ses idées nous secouent et nous changent du réformisme libéral, du féminisme bien tempéré actuels.
En 2018, j'avais trouvé dans une première réédition de cet ouvrage, et publié sur mon blog, cet appel des femmes du mouvement Ecologie-Féminisme révolutionnaire, texte proposé à la Conférence mondiale sur la population qui s'est tenue à Bucarest en 1974.