dimanche 14 janvier 2024

Se défendre

 Une philosophie de la violence, par la philosophe Elsa Dorlin.


Des juifs du Ghetto de Varsovie qui décident de mourir les armes à la main plutôt qu'en attendant passivement leurs bourreaux, en passant par les suffragistes anglaises qui importent le Jujitsu pour riposter aux violentes attaques de la police, et au Black Panther Party qui se démarquait du Mouvement pacifiste des droits civils conduit par le Pasteur Luther King, Elsa Dorlin écrit une philosophie de la violence.

Dans ses premiers chapitres, l'ouvrage est une histoire du droit de se défendre à travers les âges, de qui peut porter une arme, un peu à la manière de Camus dans L'homme révolté, histoire de la révolte, ou de Surveiller et punir, histoire du châtiment par Michel Foucault. Sont typiquement exclu-es du droit de se défendre, les esclaves, les femmes, deux catégories qui ont un propriétaire, qui ne s'appartiennent pas, et les colonisés renvoyés à des mœurs sauvages, violentes, et qu'il convient donc de civiliser et dont il faut se protéger. Le droit de porter une arme et de se défendre individuellement, privilège des hommes et des propriétaires pour défendre leurs biens, sera progressivement codifié dans le droit, allant des personnes privées à la puissance publique des états et des démocraties. Juridiquement, la justice deviendra un droit régalien des états qui, seuls, détiendront le monopole de la violence. A l'exception toutefois des "vigilants", résiduellement tolérés aux Etats-Unis, séquelle historique d'un état ségrégationniste où les afro-américains paient un lourd tribut en terme de morts violentes, aggravée par le deuxième amendement de leur constitution qui permet à tout citoyen de s'armer. La figure du justicier reste très prégnante dans toutes les formes de la culture étatsunienne (vigilantisme).

J'ai trouvé les chapitres 6 et 7 particulièrement ardus sur les sujets de l'intersectionnalité, de l'anticapitalisme et du racialisme, assignant à résidence. Ils opposent féministes noires et féministes blanches, querelle malheureusement actuelle et non résolue, les féministes "blanches" ayant été instrumentalisées par les lyncheurs du Sud au motif qu'elles auraient été victimes de violeurs noirs. Mais, précise l'autrice, une partie d'entre elles se rebiffèrent contre cette odieuse instrumentalisation en faisant valoir que des violeurs blancs violent des femmes blanches aussi bien que leurs sœurs noires. Elle fait aussi une vive critique des "endroits safe" * qui ne seraient pas si "safe".

C'est au chapitre 8 que le cas des femmes est abordé de façon substantielle avec l'étude du cas Bella, l'héroïne de Dirty Week-end, roman d'Helen Zahavi paru en 1991 en Grande-Bretagne, et aussitôt ridiculement mis à l'index par la censure anglaise. Les censeurs n'ont, en effet, pas apprécié le constat des multiples agressions, de la plus vénielle à la plus grave, que subissent les femmes dans l'espace public et chez elles, constat que fait très bien Bella. Ni qu'elle introduise dans cette insécurité permanente sa "puissance d'agir" en trucidant les importuns, contrant ainsi les représentations victimisantes communément admises, qui vont de pair avec des stratégies politiques de recours à la protection de l'état dont on voit ce qu'elles donnent : plaintes pour coups, agressions et viols rarement prises en compte par la justice, non traitées, voire refusées, femmes laissées sans protection face à l'agresseur intime, victimes accusées d'imprudence, voire victimisation de l'agresseur, dans ces inversions dont les patriarcaux ont le secret, etc.

La norme dominante est la féminité vulnérable : scopophilie, voyeurisme sadique, érotisation des femmes sans défense et de leurs corps blessés ou de leurs cadavres outragés qui plombent aussi le cinéma, les séries, la littérature noire, les descriptions des "faits divers". Les insupportables et incessantes campagnes de dénonciation des violences faites aux femmes en sont les témoins. En montrant des femmes à terre, couvertes de bleus, levant en signe de seule défense une main ensanglantée en premier plan, elles sont un tribut offert aux agresseurs en situation de puissance, capables de battre, blesser et tuer. Elles humilient les victimes toujours montrées dans l'impuissance, alors que les corps des agresseurs eux, restent hors champ. Elles montrent, selon Elsa Dorlin, les failles d'un féminisme qui n'a pas construit pour toutes une communauté dans laquelle puiser une " rage auto-protectrice ", d'être, " non pas en sécurité, mais en capacité d'élever sa puissance ". Autrement dit, " l'autodéfense en réponse aux agressions ne constitue pas ou plus une option politique pour le féminisme ". Leur stratégie politique est le recours aux aides financières et à la protection de l'état, pourtant à l'évidence patriarcal, et dont on sait ce qu'elles donnent. Le nombre de tuées semble incompressible.

Tout en reconnaissant d'un coup d'œil les fragiles, les abîmées, celles qu'ils pourront attaquer, les dominants sont ignorants des autres, précise Elsa Dorlin. Ils sont engagés dans des postures cognitives qui leur épargnent de voir les autres, là où les gens du care, les femmes, les racisé-es, vivant en hétéronomie, catégories sociales cantonnées aux soins, elles/eux, sont engagés dans la considération et l'observation fine du sujet de leurs attentions et soins dans le but de survivre. 'Un jour, il faudra sortir les couteaux' comme énonçait, pour les mêmes raisons, Christiane Rochefort, dans sa préface à la première édition en français de Scum Manifesto.  

Un ouvrage empowering à mettre entre toutes les mains. C'est de la philo, avec citations de philosophes et le vocabulaire qui va avec. 

Deux citations : 

* " Safe est un pharmakon, un remède, une injonction qui soulage face à des vies invivables. Mais c'est aussi une injonction qui empoisonne, qui contraint des vies militantes à la retraite, qui les pousse à quadriller leur propres camps de retranchement, à purger leurs rangs. "


" 'Passer à la violence'  -celle de l'action directe et de la revendication sans compromission- est ainsi lié au constat que la revendication d'une égalité civile et civique ne peut être adressée pacifiquement à l'état puisque ce dernier est le principal instigateur des inégalités, qu'il est vain de lui demander justice car il est précisément l'instance première qui institutionnalise l'injustice sociale, qu'il est donc illusoire de se mettre sous sa protection puisqu'il produit ou soutient les mêmes dispositifs qui vulnérabilisent , qu'il est même insensé de s'en remettre à lui pour nous défendre puisqu'il est précisément celui qui arme ceux qui nous frappent. "

Leur violence est politique. Nous n'avons pas à demander à l'opposant sa permission, son autorisation ou sa validation pour lutter contre notre oppression.  

J'ai trouvé la référence Se défendre dans La terreur féministe par Irene. 

oOo

Les techniques de défense évoquées dans le billet

Le jujitsu est une technique japonaise de combat basée sur les points de déséquilibre et les faiblesses de l'adversaire. Il a été introduit en Angleterre par un maître japonais au début du siècle dernier, et adopté par les féministes suffragistes pour lesquelles il l'avait adapté, puis créé un club. 

Le krav-maga est une technique d'auto-défense au corps à corps, incapacitante pour l'agresseur, inventée par un Juif slovaque qui rejoint la Palestine en 1942. Il est devenu une sorte de mythe fondateur de l'état Hébreu et est praticable par tout le monde, femmes incluses. 

Je rajoute le Tai-chi, également art martial, chinois cette fois. Souvent pratiqué par des femmes, il n'est généralement pas vu ainsi, et pourtant Emmanuel Carrère en fait la démonstration dans Yoga en racontant l'anecdote qu'une de ses camarades femme de club de Taï Chi, attaquée dans le métro par un voleur de sacs à mains, s'en est tirée en faisant le mouvement ' les mains séparant les nuages ', déséquilibrant son attaquant, le renvoyant dans le mur avant de le faire tomber, puis fuir. Les mouvements de Tai-chi chuan sont lents, fluides, mais bien maîtrisés et réalisés très vite, ils sont redoutables, ce qui en fait sans aucun doute un art martial, selon Emmanuel Carrère.

Que vous appreniez une de ces techniques, ou d'autres, techniques dont vous n'aurez sans doute pas à vous servir, en tous cas pas tous les jours, présente un autre avantage selon moi : elles développent notre confiance en nous, notre assertivité, elles nous autonomisent, nous délivrent de la peur, et nous donnent une autre allure dans les lieux publics. Cela fait une considérable différence.