lundi 29 mai 2023

Sortir (enfin) du victimaire

Les actualités débordent d'affaires de viols, de femmes battues, tuées, victimes de féminicides, de rapts d'enfants pour "punir" la mère d'avoir quitté le Prince Cogneur ; les témoignages de femmes font les succès éditoriaux, à raison, car ils sont de grande qualité littéraire souvent, et les réalisatrices/teurs de cinéma s'emparent du sujet avec tout leur talent. Jusqu'à la garde de  Xavier Legrand en 2017, La nuit du douze qui relance la carrière de Dominik Moll en 2022, tous deux traités en mode thriller, et en ce moment sur les écrans, L'amour et les forêts de Valérie Donzelli, sur une emprise conjugale (maritale). Toutes ces productions attirent l'attention sur des faits criminels qui étaient jusqu'ici réservés à la rubrique des faits divers locaux, ou pire tus, les violences conjugales généralement considérées comme un comportement déviant des hommes, à seuil incompressible, une sorte de fatalité, le viol lui, réputé rare, et le fait de simples brutes, comme écrivait Françoise d'Eaubonne. Il était surtout rare parce qu'on n'en parlait pas. 

Les garçons jouent à Du Guesclin ou au Chevalier Bayard, nous il ne nous viendrait pas à l'idée de jouer à Jeanne d'arc, une martyre, mains jointes, yeux renversés regardant vers le ciel, les flammes du bûcher lui léchant les pieds ; les scènes de Jeanne qui ont existé aussi, guerrière en arme, vainqueure, triomphante à Orléans où elle fait lever le siège des anglais, puis sa chevauchée victorieuse jusqu'à Reims, ne soulèvent pas l'enthousiasme des filles en mal d'héroïnes. " Il n'est de bonne héroïne que morte. " Personne ne peut s'identifier à un destin aussi atroce !

" Je crois que c'est précisément sa mort qui justifie la place de Jeanne d'Arc dans les livres d'histoire (HIStoire, his story). Guerrière, victorieuse et heureuse, elle aurait sans doute perdu beaucoup de son prestige auprès des historiens qui, à tout le moins, auraient alors tenté de déprécier son image. Car la femme qui prend les armes, quelle que soit la justesse de sa cause, ne peut que mal finir, et on ne l'excuse que si c'est contre son gré (Jeanne, la douce bergère, obéissant à Dieu et à ses voix) et si elle finit mal. La guerrière n'est justifiée que par son sacrifice qui lui fait réintégrer le rôle de victime dévolu aux femmes, et par une vie irréprochable qui lui permet d'accéder à la sainteté. Il fallait que Jeanne soit réputée pucelle (quoique violée par ses gardes, mais le patriarcat couillu n'en est plus à une contradiction criminelle près) pour passer à la légende de l'HIStoire. "*  

Il faut toutefois se demander à l'instar de Marie-Jo Bonnet (voir billet ci-dessous) si toutes ces fictions et histoires épiques, tirées de la réalité la plus sombre ne pèsent pas sur notre moral, notre psyché, en nous traitant en perpétuelles victimes, les hommes agresseurs, et les femmes éternellement allant à l'équarrissage sous leurs couteaux de bouchers ou sur leurs bûchers. Essayez juste de parler ou de revendiquer la légitime défense, et on vous traite de pétroleuse, virago, bréhaigne, ou sorcière coupeuse de couilles. J'ai essayé plein de fois, en mode guérilla urbaine, je peux témoigner des réactions outrées que j'ai encaissées ; c'était moi l'agressive, pour hommes et femmes confondus.

Aussi, je propose dans ce billet quelques idées et modes de comportement pour cultiver son assertivité, sa présence corporelle dans les endroits réputés hostiles, sa confiance en soi. 

D'abord se nettoyer le cerveau des histoires de prince charmant et de dormeuse au bois. Vous aussi vous coupez des ronces et escaladez des murs. Donc vous n'avez pas forcément besoin de vous en "trouver un et le garder". Ce n'est de toutes façons pas écrit dans le marbre de la Constitution. Pas plus qu'il n'est écrit que les hommes ont droit à un paillasson souffre-douleur à la maison.

DANS LA SPHERE PRIVEE

 Si vous projetez toutefois de vous engager, ne perdez pas de vue que c'est lorsque vous êtes ferrée (même domicile, mariée, enceinte) que les personnalités perverses se déchaînent ; avant, ils ne sont que douceur et prévenances, vous n'y voyez que du bleu. Le double domicile, quoique économiquement dispendieux, est une garantie d'avoir une porte de sortie. Gardez votre profession et votre salaire : ils sont les garants de votre indépendance économique. Personne ne sait ce que l'avenir réserve. Ne vous laissez pas couper de votre entourage, ils font partie de votre jardin personnel, pas plus que vous n'êtes obligée de supporter les copains de votre conjoint s'ils ne vous plaisent pas ; le kibboutz socialiste c'est bien pour faire pousser des pamplemousses en Israël, son organisation communautaire n'est pas adaptée à votre espace domestique. 

DANS LA SPHERE PUBLIQUE

Dans la rue, réputée espace des hommes, hostile aux femmes, marchez au milieu du trottoir, ne rasez pas les murs. Votre attitude physique est signal pour les hommes qui passent. Si on vous aborde, soyez assertive : on vous demande l'heure (un classique, la pauvreté de leur imagination pour aborder une femme est confondante) ? Donnez l'heure et passez votre chemin. Pareil pour du feu, d'ailleurs vous n'en avez pas, vous ne fumez pas. Il vous tutoie ? Répondez en le vouvoyant, vous n'avez pas ramassé les patates ensemble. 

Apprenez à vous défendre. A l'instar de Françoise d'Eaubonne qui était judoka, prenez des cours de sports de combat : taïchi chuan, krav maga, épée, boxe, peu importe, vous y gagnerez en présence, vous n'aurez sans doute jamais à vous en servir mais au cas où, vous assurerez. Ayez un système de défense dans votre sac, spray anti-agression par exemple, même remarque, vous n'aurez sans doute pas à le sortir mais on ne sait jamais, il suffit d'une fois. Et il vous rassurera. 

Soyez vigilante pour vous et les autres, femmes, filles, enfants. Soyez solidaire : on n'insulte pas, ne menace pas, ne dégrade pas quelqu'un-e devant vous sans que vous réagissiez, minimum en mobilisant de l'aide, en reportant à la police si vous êtes témoin. 

EN SOCIETE, AU TRAVAIL

Vous n'êtes pas obligée de fréquenter les lourdauds. S'ils sont odieux, insistants, tenant des propos déplacés, cessez la relation. La situation devient scabreuse ? Protestez et sortez de la pièce. Vous allez passer pour prude et coincée, on s'en fout. C'est votre style, à prendre ou à laisser. Take it or leave it. Un rappel : on ne passe pas d'entretien d'embauche ni d'évaluation professionnelle dans une chambre ni à l'hôtel (sauf si on y a loué un bureau, des hôtels en offrent, mais on vous l'aura précisé lors de l'arrangement du rendez-vous). Si on vous le propose, refusez, l'affaire est de toutes façons mal engagée. Dans le même ordre d'idées, ne montez pas dans un ascenseur bourré de mecs (caractéristique des centres d'affaires) même si vous êtes pressée. Dites que vous allez attendre le prochain omnibus, ne leur demandez même pas où ils vont (en enfer, n'en doutez pas) pour avoir l'air de justifier votre refus. 

Si vous n'êtes pas organisatrice, ne soyez pas spontanément accueillante ni souriante dans un milieu que vous ne connaissez pas ; restez sur la réserve, le temps d'évaluer la situation. 

Les femmes qu'on n'élève pas en leur apprenant à se défendre sont de fait enclines à faire dévolution de leur sécurité à l'adversaire de classe. Pour remédier à cette déplorable habitude, engagez-vous dans des mouvements et collectifs féministes, environnementalistes, participez à leurs actions de rues, voire de guérilla urbaine. Les femmes ne naissent pas non-violentes, et elles ne sont pas condamnées à prendre des insultes et des coups. N'oubliez jamais qu'ils sont un moyen de contrôle social des femmes. La société, l'état, leur police et leur justice, sont les instruments de ce contrôle social, d'où leur faible capacité à mobiliser des moyens et à légiférer ou juger, de façon dissuasive. 

oOo

Se réapproprier son corps.

" Ce tabou levé sur notre violence initiale de femmes, toujours refoulée, toujours auto-censurée, qui fait si souvent de nous des 'non-violentes' à la façon du renard de la fable qui a la queue coupée et explique aux autres renards que c'est eux qui ont tort d'en avoir une, est-ce que ce n'est pas une explication du profond frémissement qui ébranle chacune d'entre nous devant l'histoire d'une Ulrike, d'une Gudrun **?

Sommes-nous donc à la veille de les imiter, nous qui craignons si fort l'escalade -à laquelle nous ramène chrétiennement Bruno Frappat qui dans Le Monde mit en garde contre les représailles les quelques féministes qui voudraient imiter les Dolle Mina d'Amsterdam et former des commandos anti-violeurs- nous qui avons peur de donner un coup de poing autant que de le recevoir, qui n'osons pas courir dans la rue, escalader un mur, nous asseoir sur un banc à côté d'un inconnu, nous aventurer dans un espace désert ? Avons-nous suffisamment réfléchi au sens de la formule : se réapproprier son corps ? Dans les milieux féministes, elle est toujours employée dans un sens sexuel : pouvoir faire l'amour ou le refuser, pouvoir être mère ou ne pas l'être ; au mieux, pouvoir contrôler l'espace public réservé aux hommes sans nous heurter à l'insulte physique, la drague, la violence. On n'a pas encore réfléchi sur la nécessité de nous réapproprier l'agressivité, ou plutôt, tout simplement, sa possibilité ; redécouvrir les attitudes ignorées, refoulées, qui nous font si peur, les plus simples positions combatives du corps ***. L'être humain ne se sert que des deux cinquièmes de son cerveau, dit-on ? S'il en est du deuxième sexe, il ne connaît que la moitié -ou moins encore- des attitudes corporelles. 

(Et c'est là encore, soit dit en passant, qu'on peut faire échec au retour par la bande des vieilles métaphysiques de la biologie et de tous les 'faits féminins' quand on prétend que la relation imparfaite de la femme à l'espace est innée !). "

* Texte d'Evelyne Le Garrec répondant à Françoise d'Eaubonne. Pour une salutaire piqure immunisante contre ce statut de martyre, lire le chapitre sur la femme vierge dans Coïts d'Andrea Dworkin, où elle rend un hommage vibrant à Jeanne, refusante de la trivialisation dans l'asservissement domestique et sexuel à un ou des hommes, et dont elle fait une proto-féministe. 

** Respectivement Ulrike Meinhof et Gudrun Ensslin, têtes pensantes de la RAF (Fraction Armée Rouge) ou groupe Baader, qui commettaient des attentats contre les centres de pouvoir dans les années 70 en RFA, sur la violence desquelles j'avais écrit un article consacré aux Amazones de la terreur, ouvrage de Fanny Bugnon, historienne des mouvements sociaux. 

*** Françoise d'Eaubonne a pratiqué le judo toute sa vie, dès la prime enfance. 

" A la rencontre une femme a dit : 'La violence est une dégénérescence de l'agressivité, le culte de la mort, de ce qui détruit...' Et cette femme conclut : '...alors que l'agressivité est une expression de l'instinct vital. NOUS DEVONS REVENDIQUER L'AGRESSIVITE. " (Histoire d'elles n°5) 

" Et cessons de croire que nous pouvons changer l'ennemi. "

** Ces citations en gras bleu ou rouge sont toutes tirées de Contre-violence ou la résistance à l'état de Françoise d'Eaubonne, chez Cambourakis Editeur. Mon résume est chez Babelio, ainsi qu'une citation qui représente bien le style épique de d'Eaubonne. 


jeudi 27 avril 2023

Quand les filles deviennent des garçons - Marie-Jo Bonnet et Nicole Athea


Voici un livre éclairant sur les transgenres et leur activisme, écrit à deux autrices, chacune sa partie. Je l'ai acheté avec un peu la crainte que l'ouvrage soit "pointu" sur un domaine que nous connaissons mal, nous ne côtoyons pas ou ne croyons pas côtoyer tous les jours des transgenres, qu'elles ou ils soient male to female ou female to male, qu'elles ou ils aient transitionné socialement, médicalement ou chirurgicalement. Mais bien au contraire, il est ample par l'analyse féministe que propose Marie-Jo Bonnet (MJB).

Dans les six premiers chapitres, l'autrice met en perspective le transgenrisme dans ses dimensions sociologique, anthropologique, mythologique, symbolique, et féministe donc politique. Seul le transgenrisme social, médical et chirurgical des filles (female to male) est exploré, puisqu'elles sont majoritaires à en faire la demande par rapport aux garçons, alors que sont surtout médiatisés les male to female. Comme c'est étonnant ! MJB donne son explication féministe : les filles ne s'aiment pas parce que la société ne les aime pas. Certaines trouvent donc plus satisfaisant  et confortable d'être garçon. 

Puberté précoce, à 10 11 ans pas rare vu que nous avons dispersé des perturbateurs endocriniens partout, d'autant plus période de malaise où elles rejettent leur corps, leurs seins, leurs règles. La pornographie est accessible partout, elles y voient des femmes maltraitées, dégradées et dominées ; et enfin, les dénonciations d'agressions sexuelles et de féminicides par les collectifs de néo-féministes leur font craindre le pire. Etre fille est devenu dangereux dans une société dominée par la misogynie, société qui  semble leur promettre surtout le statut de victimes. Le pouvoir d'influence des réseaux joue aussi un rôle déterminant en agrégeant des communautés de transactivistes supporteurs actifs, voire intégristes qui anathémisent, cancellisent (annulent, bannissent) leurs opposant-es. Si vous êtes présente sur les réseaux sociaux, et que vous avez publié, en émettant ne serait-ce qu'une interrogation sur ce sujet inflammable, vous avez sûrement eu à en pâtir. 

Toutefois, selon Marie-Jo Bonnet, il s'agit moins d'un lobby trans que d'un lobby LGBTQIA+ dominé par des hommes gays (certaines lesbiennes se demandent d'ailleurs que fait encore le L dans l'acronyme) qui poussent leur agenda de la GPA (Gestation Pour Autrui) où les femmes sont louées ou vendues à la découpe, où les techniques de procréation et chirurgicales de transformation sont accessibles, promettant à l'être humain de devenir modulable, transformable à volonté, au moins corporellement. Vous ne voulez plus de seins, qu'à cela ne tienne, on vous les enlève ! Tout cela annonce le transhumanisme ; les très argentés laboratoires pharmaceutiques qui voient tout le profit à en tirer, en effet un-e trans médicalement et chirurgicalement traité-e devra prendre des hormones à vie, soutiennent puissamment le mouvement. 

La partie de Nicole Athea, médecin gynécologue et endocrinologue, explore le volet santé, les risques pris, les psychoses sous-jacentes non traitées, les dysphories de genre pas rares à l'adolescence, mais transitoires, les malaises de la puberté non entendus, les risques médicaux quasiment irréversibles des traitements hormonaux (qui seraient accessibles sur simple demande par exemple au Planning familial, moment de ma lecture où je me suis pincée) ; elle rappelle que la prise de contraceptifs, pilule et autres, mis abusivement en symétrie, sont eux des traitements réversibles, une femme sous pilule ou DIU retrouve sa fertilité quelques semaines ou mois après l'arrêt du traitement ; elle recense un panel de détrans, c'est à dire de jeunes filles qui veulent ensuite faire marche arrière, les diagnostics mal posés et les inconvénients de santé pesant de tout leur poids. Le procès d'une clinique est en préparation à Londres. 

Cet ouvrage est un avertissement sur les dangers d'une société qui n'accepte plus les filles, et dont le modèle est devenu masculin. Il est peut-être temps de revendiquer un projet féministe assertif, promouvant les filles et femmes, moins victimaire, qui ne serait pas calqué sur la revendication de parité avec les défauts et toutes les mauvaises pratiques toxiques des hommes, mais qui valoriserait le féminin, ses qualités inculquées, par socialisation certes, mais qualités néanmoins. Ouvrage à mettre entre les mains des parents d'adolescents. 

vendredi 17 mars 2023

Ecologie / Féminisme : Révolution ou mutation ?

 Réédition de cet essai de 1978 de Françoise d'Eaubonne chez Le Passager clandestin


" Mais, pourquoi, au nom de quoi, la Croissance ? Pourquoi le Profit ? Pourquoi le Pouvoir ? Cette voie n'est-elle pas inéluctablement la conséquence de celle, choisie depuis cinquante siècles, qui aboutit à son explosion actuelle, et qui fut choisie pour édifier la société sans les femmes, puis contre les femmes ? "

" L'hypercroissance industrielle assassine la Terre, épuise les ressources et se heurte aux limites d'un monde fini. Il faut donc tenter de préserver ce qu'il reste encore de l'environnement sous peine de mort ; mais il n'est pas question de remettre en cause cette expansion elle-même, puisque ce serait toucher au principe des "profits" (capitaliste) ou de "progrès" (socialiste) ! " 

Lectrice puis épistémologue (l'épistémologie est l'étude critique des sciences) de Engels, Marx et Lénine, Françoise d'Eaubonne (FdE) considère que ces derniers ont loupé, dans leur analyse des rapports de production classe ouvrière contre classe de capital, les rapports sociaux de sexe : la classe des femmes productrices de producteurs contre le patriarcat mâle exploiteur. Les femmes définies par leur classe de sexe subissent une superposition d'oppressions ; FdE aborde ainsi l'intersectionnalité comme on ne disait pas alors : la bourgeoise, "fille au pair" chez son patron de mari ; la prolétaire, fille au pair de son patron de mari est aussi exploitée par son patron d'usine ; et enfin, la femme qui subit l'oppression coloniale, troisième oppression en plus des deux déjà citées. 

Deux mythes : la femme (éternelle) et la Terre (inépuisable).

A partir du moment où les hommes ont pris connaissance de leur rôle dans la reproduction humaine, vraisemblablement au Néolithique en observant les animaux (auparavant ils croyaient que les femmes étaient fécondées par des entités divines), ils ont domestiqué, réduit les femmes à leur fonction reproductrice par la contrainte. Filles et femmes réduites à l'abjection du rapt, de la razzia, de l'enlèvement, du mariage forcé, de l'échange contre biens et terres, du viol, de la prostitution, traitées en troupeau de (re)productrices de producteurs et de guerriers, en séparant à la fin de l'enfance le fils de la mère, le fils trahissant la mère en passant dans la caste supérieure des mâles. 

Les hommes en compétition entre eux, ne supportant pas la concurrence pour l'espace et le pouvoir, déclenchent régulièrement des guerres où ils envoient la surproduction, la "ferraille humaine" écrit FdE se faire tuer à la guerre : ça fait de la place, évite le morcellement des héritages (sort des cadets sous l'Ancien Régime), et relance la construction, c'est bon pour les PIB. L'actuelle guerre en Ukraine ne déroge pas à cette règle d'airain. Dans les pays où il n'y a plus de guerres, typiquement nos sociétés européennes, le chômage indemnisé ou non, les emplois-formation, les petits boulots de l'économie informelle jouent ce rôle de voie de garage pour les surplus : on leur fait l'aumône d'un traitement social du chômage pour qu'ils ne se révoltent pas ou pas trop longtemps. On évite ainsi la surchauffe de la masse salariale des entreprises en maintenant les salaires bas et en faisant supporter la  culpabilité sur les chômeurs vite déclarés "inemployables". Dès 50 ans, vous êtes bon pour la casse. Anecdote, cri du cœur de François Lenglet, journaliste économique, entendu ces derniers jours, constatant la baisse du chômage : "le chômage baisse parce que la natalité baisse". Il fallait, je vous assure, être au bon endroit au bon moment pour tomber dessus, j'ai eu de la chance, c'est un aveu très rarement fait. 

Pour éviter ce stigmate de l'inutilité du chômeur, la classe ouvrière a l'obsession du plein emploi à tout prix : combien de fois voit-on les patrons et les syndicats, pour une fois main dans la main, défendre des projets accapareurs de terres cultivables et toxiques comme celui de Notre-Dame des Landes, nous fournissant des loisirs à Marrakech, ou des réacteurs nucléaires supplémentaires pour satisfaire nos insatiables besoins en énergie. Le tout au nom de l'emploi. L'extractivisme forcené des métaux rares pour la "ouature" électrique va remplacer l'extractivisme du pétrole pour la bagnole thermique, vu que cette dernière fait chauffer le climat. " Il vaut mieux un peu de pollution et des emplois que pas de pollution et pas d'emplois " dixit un maire du Havre, cité dans l'ouvrage, mais au slogan toujours furieusement actuel. De frugalité, de réorganisation de notre façon de nous déplacer à 8 milliards, point. Rien, zero.  

Cette surfécondité, cette surpopulation, pèsent évidemment sur les ressources de notre planète qui doit satisfaire nos besoins incontinents, en place, en métaux rares, en nourriture, au détriment des terres cultivables, des forêts dont nous savons qu'elles font puits de carbone, des océans, et des autres animaux.

Voici ce qu'écrit FdE : " la destruction des sols et l'épuisement des ressources signalés par tous les travaux écologistes correspondent à une surexploitation parallèle à la surfécondation de l'espèce humaine. Cette surexploitation basée sur la structure mentale typique d'illimitisme et de soif d'absolu (qu'il s'agisse de profit matérialiste ou d'idéologie religieuse ou politique), qui est un des piliers du système mâle, s'est d'autant plus facilement et librement exercée en l'absence de la cogestion féminine, toujours considérée comme un frein et un alourdissement à cause de ses aspects conservateurs, antiaventuristes, anticompétitifs et antiviolents. L'appropriation patriarcale de la fertilité terrestre a donc bien abouti, directement, par la destruction des ressources par surexploitation, comme l'appropriation patriarcale de la fécondité à la surpopulation mondiale ; ces deux motifs fondamentaux du patriarcat auront persisté à travers tous les régimes économiques [FdE ne fait pas de différence entre capitalisme d'état -le socialisme ou communisme- et capitalisme privé, tous deux pareillement destructeurs] pour déboucher sur le capitalisme industriel meurtrier et sur-polluant, en maintenant à chaque époque l'oppression des femmes et la hiérarchie sexiste. Le profit est le dernier visage du pouvoir, et le Capitalisme le dernier stade du patriarcat. " FdE rappelle opportunément que le capitalisme n'a que 250 ans alors que le patriarcat a, lui, 6000 ans. 

FdE s'inscrit en faux sur l'idée que l'abolition du capitalisme permettra d'en finir avec toutes les oppressions, celle des femmes incluse, idée pourtant largement partagée et diffusée par les "camarades" d'extrême-gauche qui cantonnent les femmes à la confection des sandwichs et des cafés, et à la photocopieuse, répétant aux féministes que la lutte des travailleurs passe avant la leur, et que tout se règlera par cette formule magique, cette eschatologie, le triomphe universel du prolétariat ! Ils en sont même à se trouver des groupes opprimés de substitution au fur et à mesure de la libération (id est montées dans l'ascenseur social, devenues transfuges de classe) des précédentes classes laborieuses : on le voit actuellement avec la sanctification des ex-colonisés, devenus sur notre territoire où ils sont nés, la nouvelle classe opprimée, dont l'oppression de leurs femmes dans l'envoilement et la réduction au foyer, "filles au pair" de leur opprimé de mari par le Grand Capital, passe crème auprès de ces "révolutionnaires" ! 

Révolution ou mutation ? 

Prétendant à raison que les hommes n'ont jamais fait de révolutions, qu'ils se sont contentés de remplacer les pères par les fils, FdE s'interdit le mot révolution trop galvaudé. Les valeurs mâles étant les principales sources de malfaisances, et leurs révolutions n'étant que des remaniements, elle lui préfère MUTATION qu'elle écrit en majuscule. De la même manière, elle refuse le réformisme libéral, ce qu'elle appelle le "féminisme de maman" qui veut soit intégrer les femmes dans une société radicalement invivable, soit leur ménager une survie en prolongeant l'existence de l'injustice. Elle refuse que les femmes demandent un accès égal aux activités toxiques masculines dans un monde invivable qui n'a jamais pris en compte leurs intérêts, et conduisant à la destruction de la nature. Elle récuse les revendications des réformistes qui réclament des postes à parité avec les hommes dans leurs entreprises nocives comme l'industrie nucléaire ou celle de l'armement. FdE refuse de " masculiniser les femmes pour éviter de féminiser la planète ".

La MUTATION suppose la suppression de tout parasitisme économique, la rupture avec le capitalisme monopolistique aussi bien qu'avec le capitalisme socialiste bureaucratisé. Elle préconise et met en place des sources d'énergie décentralisées, une agriculture vivrière bio, le reboisement (déjà !), l'autonomisation des femmes qui conduira à la réduction de la natalité, des techniques douces et décentralisées, des communautés réduites et autogérées, la non spécialisation et le non élitisme, le pacifisme, le quiétisme et la sensibilité ludique. Par dessus tout, la suppression des activités inutiles et délétères : publicité, spéculation financière, les moyens de transport ultra-rapide et polluants, sauf nécessité d'urgence pour soigner des gens. 

Avant-gardiste sur la destruction des terres par la surpopulation humaine, sur la pollution chimique, sur l'amoncellement de déchets plastiques et nucléaires, FdE en 1978 ne parle pas de réchauffement climatique ni de l'effondrement des populations d'insectes, des vertébrés, d'oiseaux, de la biodiversité marine, ni animale terrestre sur laquelle les scientifiques nous alertent et que nous constatons tous les jours, en tous cas celles et ceux qui sont lucides. Françoise d'Eaubonne n'est pas que théoricienne, elle est aussi militante : en plus de ses engagements féministes mieux connus au MLF et auprès des gays, elle crée un groupe Ecologie et féminisme, soutient la campagne à la présidentielle de René Dumont de 1974 ; elle participe en 1975 à la "nuit bleue" sur le chantier de Fessenheim où, éco-guerrière anti-nucléaire à 57 ans, elle pose une bombe.

Quelques punchlines : 

" Révolution : règlement de compte entre deux classes de mâles. "

" Une femme sans homme choquait comme un bétail errant sans maître.

" La seule solution à l'inflation démographique, c'est la libération totale des femmes, et partout à la fois. "

" Il vaut mieux avoir rendez-vous avec les femmes qu'avec l'Apocalypse. " Françoise d'Eaubonne

Réédité chez le Passager Clandestin avec une préface de 51 pages de Geneviève Pruvost, sociologue du travail et du genre, qui y expose ses propres vues sur le "faire maisonnée", sur les luttes frontales des ZAD (Zones à défendre), et plus feutrées de l'écoféminisme "vernaculaire et de subsistance", résistant dans les pays en voie d'industrialisation galopante. Mais comme à chaque réédition, on a l'impression d'une volonté de désamorçage, d'une "mise à jour" des idées de Françoise d'Eaubonne, décidément trop années 70, trop révolutionnaire pour notre époque réformiste et intersectionnelle avec, larvé, le soupçon de "féminisme blanc", que personnellement je ne détecte nulle part chez elle. D'ailleurs ce sont les pays du monde tiers qui se sont emparés de ses idées, le féminisme réformiste d'ici étant plus préoccupé de conquérir la parité dans les emplois toxiques de dégradation de l'environnement jusqu'ici apanage des hommes. Je ne discute pas qu'on veuille être à parité avec eux, ce que je déplore, c'est qu'une fois la position (difficilement) acquise dans la majorité des cas, il n'y a aucune tentative de subversion, de changement en profondeur de la fonction prise. Tout se passe comme s'il fallait perpétuer le statu quo ante. En somme, on peut déplorer que les femmes politiques sont des hommes comme les autres. 

A lire. Cet article n'est qu'un court résumé, et parce que Françoise d'Eaubonne garde intact son potentiel de subversion. Ses idées nous secouent et nous changent du réformisme libéral, du féminisme bien tempéré actuels. 

En 2018, j'avais trouvé dans une première réédition de cet ouvrage, et publié sur mon blog, cet appel  des femmes du mouvement Ecologie-Féminisme révolutionnaire, texte proposé à la Conférence mondiale sur la population qui s'est tenue à Bucarest en 1974.  

mardi 21 février 2023

Thérèse Clerc, Antigone aux cheveux blancs

Vient de paraître aux Editions des femmes, dans leur collection poche (rouge pour les textes révolutionnaires et bleue pour les biographies), cette biographie de Thérèse Clerc (1927-2016), autodidacte, militante du joyeux féminisme des années 70. Lire des biographies permet aussi d'éclairer nos propres choix, surtout quand il s'agit d'une personne aussi inspirante que l'était Thérèse Clerc.


Nouveauté, les éditions de poche s'enrichissent désormais de bonus, d'éditions augmentées, telles qu'ici, sur les derniers jours de la fondatrice de la Maison des Babayagas, l'ouvrage broché ayant été écrit et publié de son vivant. C'est une excellente idée éditoriale. 

Issue de la petite bourgeoisie catholique au début du siècle dernier, Thérèse est élevée, éduquée, préparée à une vie d'épouse et mère, seul horizon des femmes de son époque et de sa classe sociale. Il lui a fallu des tas de rencontres iconoclastes pour devenir l'Antigone qu'on admirait. D'autant qu'elle était mauvaise à l'école où elle termine ses études avec un brevet élémentaire. Elle en sait bien assez pour être épouse et mère de famille selon ses parents. Ces rencontres vont des Ames vaillantes et des Guides de France, aux curés ouvriers "rouges" des années 70 et 80. Marxistes, ils lui répondront quand elle parlera de son travail de mère au foyer exploitée dans le mariage (elle ouvre son compte en banque en 1965 dès que la loi le lui permet, afin d'y faire verser ses allocations familiales, se donnant ainsi les moyens de ne plus quémander à son mari l'argent de la rentrée ou des cadeaux d'anniversaires), que "oui, mais les femmes c'est pas pareil, la femme est la servante du Seigneur " ! Quatre enfants et la quarantaine bien sonnée quand advient mai 68, elle lit Wilhelm Reich et fréquente les milieux alternatifs et les femmes du MLF, tout en se préparant à divorcer d'un mari qui la trompe et qui lui est devenu indifférent. Elle se fera bien entendu escroquer par l'avoué dont elle paie les services pour divorcer, celui-ci ne lui expliquant même pas ses droits. Partie avec ses enfants sous le bras, vivant de ce qu'on appellerait aujourd'hui "petits boulots" intermittents, elle découvre l'amour et la jouissance entre femmes. Thérèse Clerc, femme solaire, est très créative, elle a mille idées à la minute. Plus artiste que théoricienne, elle est dans l'expérimentation et la réalisation de l'utopie féministe. Depuis toujours parisienne, elle s'installe ensuite à Montreuil où elle organise des dîners, d'abord entre amies féministes, dîners qui deviendront courus et qui aboutiront à la Maison des femmes de Montreuil, devenue désormais Maison des femmes Thérèse Clerc. Elle imaginera de la même manière, toujours dans une optique de solidarité féministe et en non-mixité, la Maison de Babayagas, où des "vieilles" économiquement faibles (ayant peu cotisé, Thérèse Clerc avait une petite retraite de mère de famille) vivent en mode béguinage, en s'entre-aidant dans les bons comme dans les mauvais jours. Biographie à lire donc, cette femme féministe demeure très inspirante. 

Pour illustrer sa grande créativité aussi bien de ses mains (elle fut modiste, créatrice de chapeaux dans ses jeunes années, il lui en restera un sens de l'habillement et de la parure qu'on trouve dans les robes amples à tissus et gros bijoux ethniques qu'elle créait, cousait et portait) que d'écriture, elle composa en 1988, une ode à toutes les femmes libérées sous forme de béatitudes féministes. Je vous en propose ci-dessous le texte, toujours aussi fécondant.  

" - Heureuses les femmes qui accomplissent leur unité, elles naissent à elles-mêmes et enfantent un monde assemblé.

- Heureuses celles qui effacent les frontières, la Matrie est leur terre, elles retrouvent leurs origines.

- Heureuses les femmes qui s'éloignent du rivage des Pères, elles jettent leurs filets en eaux paisibles, et font reculer la violence et la guerre. 

- Malheureuses celles qui usent de leur séduction pour récolter les privilèges des Pères, elles confortent leur désordre, celui qui génère la hiérarchie et la concurrence des femmes. 

- Bienheureuses les femmes qui font émerger leur continent noir, une nouvelle Terre apparaît et elles la fécondent.

- Heureuses celles qui crient leur espérance dans un désert de mort, la multitude ne les entend guère, mais elles font sourdre les sources de vie.

- Malheureuses les femmes qui se taisent et se soumettent pour avoir la paix, elles préparent la guerre.

- Heureuses celles qui rompent les mots et les partagent, sous la cascade du rire germent d'autres grains pour d'autres terres.

- Bienheureuses les femmes qui subvertissent le Verbe, elles font naître la Parole.

- Heureuses celles qui font passer leur rêve dans le quotidien, elles font taire la fureur du monde.

- Heureuses les femmes qui se construisent dans la multitude et se forgent dans la solitude, leur force est la pierre angulaire du nouvel édifice. 

- Heureuses celles qui ont conscience de la pauvreté, elles ménagent les ressources de la planète et préparent un monde de partage. 

- Bienheureuses les femmes qui savent s'aimer ensemble, fille et mère se reconnaissent et la Loi change de visage. 

- Bienheureuses celles qui annoncent l'Utopie, l'Histoire se souvient des Prophétesses. " 

Un cri du cœur spontané, un credo longuement élaboré, toujours actuel, une subversion des textes chrétiens dont on l'a nourrie dans l'enfance, texte que Thérèse revendiquera toujours.  

mardi 24 janvier 2023

Sambre, Radioscopie d'un fait divers

Cet ouvrage sur l'affaire Dino Scala vient de paraître, je me suis précipitée. 

D'habitude, les essais journalistiques sur les violeurs et tueurs sériels sont centrés sur le criminel. Dans Sambre, Alice Géraud prend le parti inverse, toutes les victimes sont entendues, leur histoire racontée, exhaustivement, les péripéties de la vie du crasseux Dino Scala faisant une phrase entre les récits de ses victimes. Elle ne reviendra sur le parcours de Scala que dans le chapitre sur le procès : enfant d'un père incestueux et violent agressant ses sœurs, mais inséré vaille que vaille dans la société, criminel furtif opérant dans un tout petit périmètre géographique, répétant le même modus operandi (attaques de femmes tôt le matin de nuit, plutôt l'hiver -ce qui fera écarter les crimes commis par lui l'été-, violente attaque de dos, strangulation, coups, tripotage des seins, obligation de lui faire une fellation, puis disparition), toujours échappant à la police et à la justice pour le moins indifférentes au sort de ses victimes.

Le livre est donc une " lente descente dans les anfractuosités de notre société. Celle où se loge le sort réservé aux femmes victimes de violences sexuelles. [...] Une centaine de dépôts de plaintes prises dans une poignée de commissariats et quelques gendarmeries contigus, cela ne vaut pas statistique, mais cela raconte beaucoup du traitement des victimes d'agressions sexuelles et de viols ces trente dernières années. Le sort réservé à ces femmes sera l'objet de ce livre.

Et c'est crucifiant toutes ces femmes démolies dont la vie se casse le jour de l'agression, qui ne s'en remettront jamais, adopteront des comportements d'hypervigilance, deviendront obèses, déménageront à des kilomètres de leurs familles, arrêteront leur formation, changeront de métier ou n'en retrouveront pas. Peu rebondissent, et même celles qui y arrivent gardent une blessure. Le terrorisme masculin joue à plein et on ne peut s'empêcher de penser qu'il est un programme politique. Qu'on en juge. Dès les premières pages on apprend que la police ne notait pas "il m'a touché les seins" pour pouvoir requalifier l'agression sexuelle en vol de sac à main. Florilège.

Clara (violemment agressée) est reçue dans un bureau par quatre policiers. Quatre hommes. Un des policiers essaie de la rassurer. Il lui répète qu'elle a eu de la chance parce qu'elle est vivante. "De la chance" Elle ne sait que faire de ce mot. La conception masculine de la chance, apparemment. Les victimes ne seront jamais prévenues qu'elles ne sont pas seules, que la police sait que plusieurs agressions ont eu lieu. La fragmentation est vraiment affaire patriarcale, comme écrit Patrizia Romito dans Un silence de mortes. Fragmentation des dossiers entre trois commissariats qui ne se parlent pas, entre  police et gendarmerie, même quand ils sont dans la même ville, entre deux pays, Scala frappant en Belgique toute proche, entre tribunaux et juges d'instruction ; scellés perdus, empreintes biologiques non relevées alors que Scala éjacule sur les arbres et les haies, et qu'on voit des traces de son sperme. Rien n'est jamais coordonné, transmis, relié. 

Mais le policier qui n'enregistre la plainte de Clara que dix jours plus tard en décide finalement autrement : " une première qualification des faits est barrée par une rangée de XXXX. On devine encore sous la rangée noircie les quatre lettres barrées V-I-O-L. A la place il écrit "attentat à la pudeur avec violences". L'attentat à la pudeur n'existe plus dans le code pénal français depuis 1982. Les premières agressions recensées l'ont été en 1988. " De longs mois après l'entrée en vigueur du nouveau code pénal, les policiers continueront à qualifier les faits selon des infractions qui n'existent plus. Et à s'interroger sur la bonne moralité de la victime.".

Mais c'est quoi ça ? Ces enquêtes de personnalité des victimes d'agressions sexuelles ? Durant toutes les enquêtes sur les victimes du violeur de la Sambre, leur parole a été soit discréditée, les faits requalifiés en vol de sacs à main avec violence, et en plus, elles devaient rencontrer une psychologue, molosse du patriarcat, pour vérification de leur crédibilité : avaient-elles un petit ami, avaient-elles un examen le matin des faits auquel elles auraient voulu échapper, ceci alors que leur récit est cohérent, qu'elles portaient tous les signes, balafres, traces de strangulation visibles, yeux exorbités, plaies infligées par leur agresseur ? Demande-t-on une enquête psychologique lors de leurs dépôts de plainte aux victimes de cambriolages ou de braquages de banques ? La vérité c'est qu'on ne croit pas les femmes. Un témoin a des couilles, définitivement

La presse quotidienne régionale dont les localiers écument pourtant les commissariats, n'a vent de rien. La voix du Nord, le journal de la Sambre ne voient, n'entendent rien, ne publient pas les portraits-robots pourtant affichés dans les commissariats. Contrairement aux anglo-saxons et aux Belges, la France pâtit d'une croyance policière : par peur d'informer le tueur, violeur, agresseur, par peur qu'il change son mode opératoire, qu'il change de territoire, par peur de susciter une psychose dans la population, les flics gardent leurs informations pour eux. Des femmes sont agressées ? Ce n'est pas un sujet : elles ne sauront pas que leur voisine, camarade de classe, directrice d'école, employée municipale... qu'elles côtoient, ont subi le même sort. Pas de chance, doivent-elles se dire, ça n'est arrivé qu'à moi !  

A partir de 1997, onze ans après le premier viol, un portrait-robot est enfin affiché dans la pièce d'accueil du commissariat d'Aulnoye-Aymeries (59) : Dino Scala passe devant à l'occasion, en venant boire le café, il a des copains dans le commissariat. 

Examen médical d'une des victimes : examen de l'hymen par un gynécologue-obstétricien (!, j'aurais pas mal à dire sur les obstétriciens personnellement, je me demande s'ils voient les femmes autrement que comme reproductrices ?). Pour lui, l'hymen n'est pas déchiré donc il n'y a pas viol. A peu près tout le monde sait que l'hymen n'est une preuve de rien du tout, SAUF les obstétriciens ! La virginité, ce fétiche masculin leur sert à tout, pas d'hymen déchiré donc pas de viol, s'il est déchiré, c'est qu'elle a déjà eu des rapports sexuels à 14 ans donc elle veut juste faire l'intéressante ou le dissimuler. Notons aussi qu'ils ne voient que les parties basses de la victime, pas ses yeux exorbités, ni les traces de coups ou de strangulation, ni son visage gonflé ! " Quels que soient les résultats de l'examen de l'hymen, ils peuvent toujours se retourner contre la victime. Intact, comme preuve d'absence de viol. Déchiré ou absent, comme preuve de moralité suspecte. "

Il est à noter aussi le racisme, y compris social, rampant dans la police : signale-t-on un bronzage et des cheveux noirs, c'est un Maghrébin. On contrôle des Noirs, des Arabes, des SDF sitôt innocentés par leur ADN. Ils se voient mieux dans une société uniformément blanche. Racisme social : une directrice d'école violée chez elle par Scala qui s'est introduit par la porte du garage laissée ouverte, sera traitée différemment par la justice, d'autant qu'elle sera la seule à se constituer partie civile et à prendre un avocat, que les collégiennes, les apprenties en BEP restauration ou mode, majoritaires parmi les victimes, à qui on ne conseille rien, qu'on éconduit quand elles s'enquièrent de la progression de l'enquête, et qui finissent par jeter l'éponge parce qu'elles ont l'impression de "déranger". Double peine, comme s'il n'y avait pas assez des experts, gynécologues, policiers, les armées viriles de la société patriarcale casseuses de femmes se mettent en marche. Les mâles collégiens des écoles des jeunes femmes violées ont-ils vent de l'agression ? Ils en font des gorges chaudes, la désignent au public, se moquent d'elles. Elles changent d'école ou n'y vont plus. 

Surnagent du naufrage une poignée de femmes : 12 juges d'instruction, toutes des femmes fraîchement diplômées de l'Ecole de la magistrature, premier poste ; une maire obstinée, trois archivistes de la police classant toutes les plaintes et mains courantes de la région, dont une d'elles tient sur des années un tableau synoptique et géographique par dates, lieux et MO des agressions sur des feuilles A4 scotchées bout à bout. Mais le tableau très précieux restera dans leur placard car "elles ne sont pas enquêtrices" SIC. C'est de l'une d'elles que proviendra le coup de fil décisif qui fera finalement arrêter Scala. 

En Belgique, c'est un peu mieux : depuis l'affaire Dutroux, la police belge a compris l'enjeu du suivi des affaires, de la collaboration et de l'information entre équipes, entre services, entre administrations ; ils ont carrément, ô luxe, des cellules de coordination ! Ils ont des psychologues qui prennent en main toute la logistique d'accompagnement des victimes depuis la clinique ou l'hôpital jusqu'à chez elles : le truc bête auquel un flic ne pensera JAMAIS, des vêtements et sous-vêtements de rechange quand on leur a mis sous scellés tout ce qu'elles avaient sur le dos ! 

Une autre calamité du système : la gestion des ressources humaines de la police et de la justice par l'état français, en admettant qu'on puisse appeler "gestion des RH" les mutations tous les deux ans de magistrats et policiers qui travaillent sur des dossiers au long cours (30 ans pour l'affaire Scala), qui fait que quand ils partent, la mémoire qu'ils ont accumulée sur les affaires s'efface avec eux, il ne reste plus que la mémoire formelle des commissions rogatoires, des comptes-rendus de procédures et des résumés de deux pages laissés sur le bureau pour le suivant par le précédent. 

Toutefois, il faut mettre à leur crédit qu'ils ne lâchent jamais. Un flic opiniâtre, une juge débordée qui sort un dossier de dessous la pile, et on finit un beau jour, après 30 ans, par retrouver et arrêter le violeur. Mais après l'arrestation, ça continue, des victimes oubliées dont on a égaré les procédures se manifestent et sont, soit éconduites, soit mal conseillées !  

Scala, pédocriminel (30 % de ses victimes  sont mineures), inséré dans la société, bien planqué dans le mariage (ses femmes au courant de rien) et son club d'entraînement de foot, ses "pulsions incontrôlables", chialeur à propos de ses épouses "casse-couilles" en dépression, c'est toujours la faute des femmes bien entendu, envieux de ses collègues de travail, mateur de ses belles-sœurs (premier mariage), fermé, manipulateur. Une purge.  

Le 10 juin 2022, Dino Scala est condamné à 20 ans de prison pour faits de 54 agressions sexuelles et viols (dont 30 % sur mineures, circonstance aggravante, d'où les vingt ans), commis durant 30 ans, entre 1988 et 2018. Soit une peine de 4 mois par victime, et à moins d'années de prison que la durée de ses méfaits. Le droit français est ainsi fait que les circonstances aggravantes ne prennent pas en compte la durée de commission des délits ni le nombre des victimes. Il a fait appel du verdict. Il y aura donc un deuxième procès en 2023 ou 2024. Le parquet général se réserve la possibilité d'un troisième procès où seraient incluses les "oubliées" des procédures. Mieux vaut tard...

Passionnant de bout en bout, une lecture à conseiller aux policiers, aux magistrats, à tous les auxiliaires de justice, afin qu'ils en retirent toutes les leçons. Et à tout le monde, car il est instructif.

Les citations ci-dessus du livre sont en caractères gras et rouge.

Alice Géraud est journaliste indépendante. 

Le viol (comme l'inceste) est une entreprise de démolition, et vu son ampleur et la tolérance de la société, de sa police et de sa justice à ces faits, c'est un programme politique de terreur. Les violeurs et les incestueux marchent et marcheront encore longtemps parmi nous. 

Rappel de la définition du viol par le Code pénal, article 222-23 : 

Tout acte de pénétration sexuelle de quelque nature qu'il soit, ou tout acte bucco-génital commis sur la personne d'autrui, ou sur la personne de l'auteur par violence, menace, contrainte ou surprise est un viol.  Le viol est puni de 15 ans de réclusion criminelle. 

vendredi 6 janvier 2023

Surpopulation carcérale : l'éléphant dans la pièce

Jeudi matin 5 janvier, sur France Info dans la Matinale, Marc Fauvelle avait invité Dominique Simonnot, Contrôleur (SIC) Général des prisons. Son prénom étant épicène, je précise que c'est une dame, ancienne journaliste, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté ; son organisme est une autorité indépendante dont vous trouverez sur ce lien le site Internet. J'ai fait un fil de tweets immédiatement après sur le sujet, mais il me semble intéressant de le développer, sur mon blog, autrement que par le format aphorisme de Twitter. 

Il y a, en France, 72 000 détenus pour 60 000 places de prison. Madame Simonnot se battait donc les flancs en parlant de surpopulation carcérale, à raison car tout ceci est parfaitement anormal. Mais elle a fait toute l'interview et le journaliste avec elle, sans jamais préciser que 97 % de la fameuse (sur)population carcérale dont elle parle ce sont des hommes. Sur 72000 sous écrous, on a environ 3000 femmes incarcérées ! Surpopulation masculine délinquante, ça va mieux en le disant, mais motus, ne nous fâchons pas avec l'adversaire de classe. 

D'où déploration sur le mode : ils sont serrés "comme des poulets de batterie" re SIC: alors là, je ne supporte pas ! Utiliser ce genre de métaphore pour cautionner à posteriori en le banalisant le traitement indigne que nous réservons aux animaux d'élevage pour déplorer à priori le sort fait à des détenus, comme si les saloperies qu'on inflige aux bêtes ne devaient pas à un moment ou un autre servir de modèle au cheptel humain, c'est de l'inconscience ou de la mauvaise foi. "Ils nous ont traités comme des bêtes", "il va crever comme un chien", tellement entendus : on ne traite pas les bêtes et on ne laisse pas crever les chiens en premier lieu, sans se déshumaniser, avis aux bonnes âmes qui placent l'humanité au-dessus du reste. D'autant qu'apparemment, vu le sujet traité, il n'y a pas matière. 

Comment résoudre un problème sans le nommer ? 

C'est impossible. Les incivilités masculines, la délinquance, les crimes, les viols, la violence routière, les féminicides, les braquages de banques, les incendies de voitures ou de forêts, les agressions contre les forces de l'ordre..., tous ces faits sont en majorité commis par des hommes. Il ne sert à rien de débattre sur la nécessité ou non de l'incarcération, sur ses effets délétères, quand on ne peut pas / veut pas dire que ce sont les hommes qui commettent en majorité ces infractions, de la plus bénigne à la plus grave. Si on fait un calcul rapide, et si les hommes étaient incarcérés dans la même proportion que les femmes, c'est à dire si leur niveau de délinquance était symétrique à celui des femmes, on n'aurait besoin QUE de 6000 places de prison, soit 10 fois moins que l'offre actuelle, qui n'est même pas suffisante. Alors pourquoi continuer à considérer que les femmes en prison sont l'anomalie, et que les hommes en prison sont la norme ? 

Le fait que les hommes sont surreprésentés dans une telle proportion dans la délinquance devrait être la première question à se poser : qu'est-ce qui ne va pas chez eux, qu'est-ce que la société rate dans leur éducation pour qu'ils soient à ce point antisociaux ? 

Le reste de l'interview, partie sur de si mauvaises bases, a fait que les constats et les solutions proposées étaient du même acabit. Constat en forme de refrain et de scie : "la prison est l'école de la récidive", chez les hommes seulement, parce que les femmes, elles, ne récidivent jamais. Primauté là aussi du "modèle" masculin. Hors du modèle masculin point de salut. Pas de pensée possible. 

Proposition, de la contrôleure donc, sachant qu'il n'est pas question de dire qu'on va construire de nouvelles prisons puisque le système carcéral qui donne de si mauvais résultats est en faillite : les faire travailler sans être payés ! Bravo, faire autant d'études pour dire des biteries pareilles ! C'est évidemment une idiotie, puisque cela introduit une concurrence délétère avec le travail salarié ; déjà que dans les ateliers carcéraux où on leur propose de travailler (en gros ils peuvent faire n'importe quel travail en distanciel, téléphoniste sur une plate-forme d'appels ou de dépannage en ligne par exemple), ils sont payés des clopinettes, travailler gratuitement est la pire des propositions possibles. Tout travail mérite salaire. Si travail il y a, il mérite le salaire de la branche professionnelle dans laquelle ils exercent leurs talents, ou minimum le SMIC, s'il n'y a pas d'accord de branche. Sauf à cautionner la non application du Code du travail et à introduire des lieux de non droit. Comme procédé de réinsertion, franchement, on fait mieux. En revanche, si vous cherchez à les dégoûter du travail et de la vie normale en société, allez-y, excellente idée.  

En conclusion, comme on peut le constater, l'universalisme au masculin sert à cacher, à refuser de voir que le comportement des garçons et des hommes cloche. C'est l'éléphant dans la pièce. La société patriarcale tient à masquer le fait que les comportements virils, les pratiques de la virilité ont des effets délétères et nous coûtent "un pognon de dingue" selon qui vous savez, dans un autre contexte. Alors que l'autre moitié de l'humanité, elle, malgré les avanies, les mauvais traitements infligés (les filles et femmes sont les plus maltraitées par la société patriarcale et ceci à tous les âges de la vie, bien plus que les garçons alors que la société invoque leur misère sociale pour leur trouver des excuses), malgré les discriminations qu'elles subissent, et que leur calme et leur vertu ne sont jamais reconnues, ni gratifiées ni rétribuées. Le patriarcat et ses porteurs et porteuses d'encens ont bien l'intention de ne pas s'attaquer au statu quo. De fait on peut dire que c'est un programme politique. Même les femmes, éternelles ennemies de leur propre classe, refusent de voir la big picture ou acceptent de se leurrer, en réclamant des mesures réformistes qui ne modifient le système qu'à la marge, sans toucher à ses fondamentaux. 

Boys are boys, boys will be boys. Le mantra de la démission.

jeudi 1 décembre 2022

Mars 1979, Kate Millett va en Iran

 Les événements en Iran de ce dernier mois, les femmes ayant amorcé le mouvement, en première ligne pour revendiquer leurs droits humains, ont fait que l'ouvrage de Kate Millett est revenu dans l'actualité. 

A partir de janvier 1978, les manifestations de la classe moyenne iranienne viennent à bout du régime du Shah, empereur depuis 1941, dictateur implacable, mais dans le camp de l'ordre anglo-américain. Le soulèvement est soutenu par l'Ayatollah Khomeini depuis son exil de Neauphle le Château en France.  Les Iraniennes voient d'un bon œil arriver ce qu'elles considèrent être une révolution. Sans mal : le tyran torture, mutile et fait disparaître ses opposants, la corruption règne. Elles iront même manifester une première fois en tchador, (erreur manifeste de jugement, on n'instrumentalise pas impunément un lourd symbole de l'oppression) pour soutenir l'accession des mollahs au pouvoir, signe de changement. L'Ayatollah, arrivé au pouvoir en 1979, donne des gages dans un premier temps, pour mieux maintenir la ferveur. Avant de tenter d'imposer le tchador aux femmes. Elles vont donc manifester une seconde fois pour leurs droits lors de la Journée Internationale des droits des femmes, le 8 mars 1979, en appelant à la rescousse et à la mobilisation des féministes internationales : Kate Millett, connue internationalement comme autrice de Sexual politics, est invitée. D'autant plus qu'elle a milité dans un collectif dénonçant avec des Iraniens en exil, les crimes du régime impérial. 


L'ouvrage est le journal de ces quelques jours d'avant le 8 mars où Kate Millett réfléchit, puis fléchit, se prépare au voyage, visas, bagages, enthousiasme, projets, amies accompagnatrices, contacts avec Simone de Beauvoir, Antoinette (Fouque), Claude (Servan-Schreiber)..., toutes promettent, soit de la rejoindre, soit de s'occuper des relations publiques, communiqués de soutien et contacts avec la presse depuis Paris. Récit aussi de son arrivée à Téhéran, des contre-temps de la manifestation, des contacts avec les féministes iraniennes, de ses changements de campement chez l'habitante ou à l'Intercontinental, son dernier hôtel. Jusqu'à son expulsion autoritaire par le nouveau régime qui la déclare indésirable sur le territoire iranien. Dans une soixantaine de dernières pages crucifiantes, Kate Millett décrit son angoisse d'être arrêtée arbitrairement, de devoir même faire un seul jour en prison. Elle est claustrophobe, elle écrit avoir déjà été enfermée en hôpital psychiatrique et elle ne supportera pas un nouvel enfermement. La désorganisation des différents services de police, l'incompétence bureaucratique ordinaire des dictatures, le pouvoir discrétionnaire qu'ils exercent sur elle et sur sa compagne Sophie Keir, arbitraire dont ces hommes qui savent qu'elles sont lesbiennes, vont jouer jusqu'au bout, les menaçant même de viol. 
 
Quelques citations : 

Conférence de presse :

" Il est difficile de croire que cette masse de gens appartient à la gauche. Il est difficile de croire que cette brutale atmosphère patriarcale puisse même s'associer aux idées socialistes ou révolutionnaires. Ce n'est pas le cas d'ailleurs. La révolution dans cet endroit n'est qu'un mot recouvrant un patriotisme tribal, un patriarcat tribal. Khomeini est omniprésent. Des fusils partout dans la salle.

Les fusils :

" Tant de fusils entre les mains de gens simples, pensé-je. Je hais les fusils. Découvrant dans une rage profonde combien je les hais -combien ils sont injustes, combien il est oppressif qu'un être humain puisse oser pointer cet instrument de mort instantanée sur un autre et le commander comme un esclave. Ce salaud qui ose menacer nos vies comme ça. "

" La loi militaire. La silhouette d'un homme avec un fusil. Parce que bien sûr personne d'autre n'en porte jamais, et celui qui le porte est pris d'une telle frénésie de virilité stupide qu'il devient une personne dangereuse. Armée. "

" La religion dans le chargeur d'un fusil. " 

" Mais le fond de la question, c'est que les femmes et les enfants constituent la population civile sur laquelle on expérimente les fusils. Elles doivent obéir à ceux qui les portent, quels que soient les liens de parenté avec eux. Amants, frères, cousins, maris. Elles ont toujours dû obéir et maintenant ceux qui les commandent sont armés. [...] Les femmes, prises entre une bande de mâles armés et une autre, Shah, Savak, Milice ou Kurdes -toujours otages- dans un état de menace perpétuelle... "

Dans la manifestation qui se tiendra finalement le 12 mars : 

" ... les slogans, les poings levés, le pouvoir de la foule me soutiennent totalement. Ce sont des femmes, comme on se sent en sécurité avec des femmes. Il y en a tout autour de moi, comme c'est étrange de ne jamais redouter de danger physique venant des femmes, seulement des hommes... "

A propos de la contre-révolution de Khomeini : 

" La religion patriarcale gouverne ici, ce qui est inhabituel c'est qu'ici elle ne s'en cache pas, ostensiblement elle soutient l'état qui, comme partout, est le gouvernement des hommes "

" Un groupe d'hommes explose parmi nous en criant : couvrez-vous la tête où on vous la casse ! Des fanatiques islamistes ".  

Les luttes des femmes, toujours secondaires que ce soient les maoïstes ou les islamistes (on retrouve toujours aujourd'hui ce travers à l'extrême gauche intersectionnelle obsédée par l'accusation de racisme si elle dénonce les méfaits des hommes de leur clan ou groupe réputé opprimé) :

" ... l'éternel refrain "Il ne faut pas diviser la révolution, la lutte des classes est plus importante et prioritaire sur l'émancipation des femmes. La femme [doit se tenir] loyalement aux côtés de l'homme qui seul représente ses intérêts. Sois l'ombre de ton homme.

" Les islamiques veulent que nous restions à la maison, les maoïstes que nous ne 'divisions pas la révolution' "

" La tribu ne fait que renforcer le patriarcat "

L'Ayatollah : 

" ... au-dessus, étalé sur le mur comme il l'est partout, l'Ayatollah, bien haut, la voix de Dieu, intermédiaire direct avec le ciel ; la religion patriarcale gouverne ici ; ce qui est inhabituel, c'est qu'ici elle ne s'en cache pas, ostensiblement elle soutient l'Etat, qui, comme partout, est le gouvernement des hommes. " 

Je dédie cette lecture et ce billet aux Iraniennes en lutte, mais aussi aux Afghanes, empêchées d'étudier, de travailler et de se  montrer dans la rue, par le régime Taliban, en train de faire reculer leurs droits au haut Moyen Age oriental. 

Pour un féminisme universel : Martine Storti

" C'est par l'Iran de 1979 que j'ai commencé mon livre Pour un féminisme universel.  " Je suis pour ma part arrivée à Téhéran le 19 mars 1979, le jour où la féministe américaine Kate Millett en était expulsée. " Sur ce lien

" Les hommes ne font pas de révolutions. Ils se contentent de remplacer les pères par les fils. " Françoise d'Eaubonne

dimanche 20 novembre 2022

Néo-libéralisme, choix individuels, tout se vaudrait ?

Comme si l'irréductible mentalité d'esclave des femmes ne suffisait pas, dès qu'elles ont une sensation (vertigineuse) de liberté, il serait désirable de l'aliéner "librement" au maître et possesseur de toute création, le mâle humain et ses déclinaisons endémiques : pères, grands-pères, oncles, frères, même plus jeunes qu'elles, clan des mâles tenancier de la poigne de fer du Bogeyman, du Père fouettard, placé hiérarchiquement au-dessus d'eux, qui leur donne leur légitimité terrestre. Dieu est grand et omnipotent, les hommes sont ses représentants d'autorité sur terre. 

Il n'aura pas suffi que les afghanes voient descendre de la montagne à motocyclette des barbus pas lavés mais pourvus de kalachnikovs phalliques qui leur interdisent toute sortie dans l'espace public et les privent d'école pour mieux les asservir à la bergerie, ni que les iraniennes paient de leur liberté et de leur vie la revendication d'aller vêtues comme elles l'entendent, refusant que les mollahs les enferment dans des kilomètres de tissus, chez nous certaines filles, de plus en plus en plus nombreuses, se présentent à l'école publique, comme on disait quand j'étais petite, vêtues d'une abaya ou en tous cas d'une robe longue flottante, autre façon, puisque le voile leur est interdit par la loi, de tester la fermeté des institutions. Fermeté bien flageolante à voir la mollesse des réactions. Elles peuvent même se déclarer persécutées, à preuve l'exemple caricatural des Hidjabeuses (footeuses qui veulent jouer en foulard couvrant la nuque, les cheveux) qui revendiquent de "vouloir juste jouer au foot" ! Belle inversion : personne ne les empêche de jouer au foot, à condition d'observer, comme tout le monde, le règlement des clubs qui interdisent sans exception le sexisme, le racisme, l'homophobie et les signes d'appartenance politique et cultuelle. J'ai également entendu sur une radio de service public que les afghanes étaient "trop occupées à défendre leur droit à l'école pour rejoindre le combat des iraniennes contre l'imposition du voile " : une cause à la fois, on ne peut pas être partout. Ainsi se justifient les pires statu quo. Par des femmes en plus. Personne ne peut parler pour les afghanes, vu qu'on ne les entend pas, on ne sait même pas si elles ont accès à l'information venant de l'étranger. 

Le patriarcat et ses agents localisés dans les quartiers chics parisiens donnent également de la voix pour encourager subliminalement les femmes d'ici à rejoindre la bergerie familiale hors laquelle point de salut. Ainsi l'Obs, journal de gauche dont on se demande quel mouche le pique, publie-t-il une tribune du sociologue Eric Fassin (XVIè ou VIIème arrondissement de Paris sans doute, loin des maisons troglodytes d'Afghanistan où s'entassent brebis et femmes sous la garde des mêmes bergers) appuyé par l'historienne étasunienne communautariste Joan Scott trouvent que décidément, il n'y a aucune contradiction à défendre celles qui veulent porter le voile ici et celles qui le rejettent au péril de leur vie là-bas. Symétrie parfaite, tout se vaut à les lire et les entendre. On peut quand même chipoter sur les risques pris, inexistants ici dans nos douces démocraties molles, même si elles jouent les opprimées, mais mortels là-bas ? Consensus mou, arguments oxymores à base de "d'universalisme sacré et ethnocentré" SIC, ou de "religion de la laïcité" reSIC, "sacralisation de la laïcité" et d' "immanence de configurations sociales particulières". J'adore immanence. Je vous incite à lire sur ce lien. Les patriarcaux et leurs agents, c'est un feu d'artifice orwellien permanent. Heureusement, sans doute après avoir reçu une avalanche de courriers et de réactions sur les réseaux sociaux, dont la mienne, l'Obs publie une contre-tribune sensées faire balancier. Non, tous les choix individuels dont nous bassinent à longueur de colonnes les bons apôtres de la "tolérance" et du néo-libéralisme ne se valent pas, choix dont on peut se demander d'ailleurs s'ils sont faits librement, sans conflits de loyauté (ah le conflit de loyauté, des mecs on en a tellement à la maison, on est tellement cernées par leur présence, que ce serait méchant de leur faire de la peine à ces petits bouchons !), sans pressions ni manipulation. Le soft power fonctionne à plein : une fille, même voilée ici, sera toujours plus présentable que n'importe quel barbu pour faire avancer leurs idées liberticides. C'est ici qu'intervient la mentalité d'esclave mentionnée en début de billet : résultat de millénaires d'asservissement, les femmes ont été castrées psychiquement et métaphysiquement (Ti Grace Atkinson) depuis au moins 6 000 ans, dans ce but précisément, ils s'en servent, normal. La mithridatisation, le conflit de loyauté font le reste ! Mais attention danger. A force de manquer de fermeté sur nos principes, voici ce qu'il risque d'arriver :


Sur une autre plate-forme, et dans la même case "tout se vaut du moment que c'est notre choix, ne venez pas nous emmerder", j'ai eu à justifier le partage d'une vignette "votre moi originel était végane" montrant un garçonnet pleurant la mort d'un chien. Toujours les mêmes pseudo-arguments, le lion justificateur qui chasse et tue pour manger, (ni les vers de farine ni les cabillauds décidément n'exercent autant de ferveur identificatrice chez les hommes, trop "moches" à leur goût sans doute), on a toujours fait comme ça, c'est d'ailleurs pour ça qu'on est intelligents (ah bon, je n'avais pas remarqué, ça me paraît irraisonnablement optimiste qu'ils se trouvent intelligents), finalement me renvoyant à mon hypersensibilité / émotivité de femmelette, à mon "anthropomorphisme", argument des tenants de la corrida actuellement sur la sellette. Non, tous les choix ne se valent pas : mon choix à moi il est moral, pas de confort ni conformiste, moi et mes alliés végétariens nous sommes une utopie en marche, nous ne voulons pas tuer ni faire dévolution de la tuerie à des damnés de la terre, les ouvriers d'abattoirs, pour manger. Et cela fait une différence. N'en déplaise aux conformistes, aux immobiles par ailleurs "progressistes" sur d'autres sujets sociaux, aux tenants de la "tradition et de la ruralité", ce fantasme de politiciens frileux et réactionnaires. Le "rural" mangerait avec les doigts, sortirait les dimanches avec un fusil phallique, poserait des pièges à ours et à blaireaux, serait inaccessible à la modernité, et se réjouirait de torturer un bovin dans des arènes au nom d'une inamovible tradition, et évidemment, manger des légumes l'émasculerait. Qui croit ça ? On vient tous des mêmes cavernes obscures, mais certain-es, happy few, ruraux, rurales, rurbaines et citadines, voient passer quelques lueurs par les interstices.

lundi 31 octobre 2022

La seconde femme : vieillir au cinéma, industrie cannibale

" Naître femme, c'est naître à l'intérieur d'un espace restreint et délimité, sous la garde des hommes. La présence sociale des femmes, c'est le résultat de leur ingéniosité à vivre sous cette tutelle à l'intérieur d'un espace aussi limité. " 

" Un homme vit à travers son visage, il enregistre les étapes progressives de sa vie. En revanche, le visage d'une femme est potentiellement séparé de son corps. " Susan Sontag - Le double standard du vieillissement. 

A travers huit portraits d'actrices, Nicole Kidman, Thelma Ritter, Brigitte Bardot, Meryl Streep, Mae West, Frances McDormand, Isabelle Huppert et Bette Davis, les stratégies pour vieillir et durer dans une industrie cannibale qui se nourrit en permanence de chair fraîche, quand on est une femme. Les choses ne se présentent pas de la même manière pour les acteurs. 

La fugue

Il y a eu plusieurs sortes de fugueuses, plus ou moins radicales : par le suicide (Marilyn Monroe), la folie (Frances Farmer), l'alcool, la drogue (Judy Garland), liste loin d'être exhaustive, puis la fuite en prenant ses jambes à son cou pour ne jamais revenir. Dans ses mémoires, Brigitte Bardot rapporte que le dernier jour de tournage de L'histoire très bonne et très joyeuse de Colinot Trousse-chemise, par Nina Companeez en 1973, tournage avec deux chèvres qui jouaient leur rôle de chèvres, sachant qu'une devait finir en méchoui pour célébrer la fin du tournage, Bardot se voit dans une glace et se dit : "qu'est-ce que je fous là, déguisée, ridicule, alors qu'une chèvre va mourir pour un méchoui ? " Elle a 38 ans, elle rachète la chèvre et se barre avec. Le cinéma ne la reverra jamais. Commence une magnifique reconversion pour laquelle elle devra vendre tous ses souvenirs afin de créer sa fondation en 1986, dont la photo inaugurale fut prise lors d'une expédition à Terre-Neuve en 1977 avec Greenpeace, à l'époque dirigé par Paul Watson, image qui fit le tour du monde, et qui fit aussi ricaner pas mal de monde. Aujourd'hui, plus personne ne rigole, la Fondation Brigitte Bardot est puissante, elle intervient sur la planète entière, emploie 200 salariés, elle a littéralement lancé le mouvement animaliste en France, à un moment où personne ne s'y intéressait. 

La photo à l'origine de la deuxième carrière de Bardot 


C'est vrai qu'elle dit pas mal de bêtises, qu'elle est régulièrement condamnée par les tribunaux pour propos racistes, qu'elle rend schizoïde n'importe quelle féministe en nous vouant aux gémonies, elle qui a réussi ce tour de force : se repositionner, renaître en quittant une industrie cannibale qui a eu la peau de tant de femmes. Mais, comme Murielle Joudet, je pense que BB à force de vivre entourée de chiens, est plus misanthrope que raciste. Elle exerce désormais, " le mauvais génie des vieilles, cette magie noire qui, parce que le regard des hommes ne structure plus leurs choix, leur autorise tout.". Je me souviens aussi d'avoir lu une phrase qui m'avait marquée, écrite par le regretté Cavanna au sujet de Bardot :"elle est la première à avoir défendu les animaux dits de boucherie et à avoir parlé de leur sort dans les abattoirs, dans les années 60, quand personne ne le faisait. Et le moins qu'on puisse dire, c'est que le sujet n'était pas glamour". Tout oser par conviction. Bardot est devenue vieille à 38 ans.

Etre vieille tout le temps, comme Thelma Ritter. Avoir une tête de 55 ans pendant toute sa carrière ! Thelma Ritter a joué des seconds rôles (supporting characters). On se souvient d'elle dans le rôle de la gouvernante dispensant ses conseils de bon sens à l'indécis James Stewart dans Fenêtre sur cour ; toute sa carrière se passe à épauler les premiers rôles, héros ou héroïnes. Elle jouait des rôles de domestique, cuisinière..., ramenant sa fraise sans qu'on la sollicite, toujours des rôles de célibataire ou de veuve, presque toujours au service des autres. 

Se comporter comme les mecs ou exercer leurs métiers, en étant habillée comme eux : Frances McDormand, policière enceinte de 8 mois dans Fargo des Frères Cohen en 1996, poursuivant des tueurs et les mettant en joue dans la position du tireur couché, son gros ventre sous elle. Inoubliable. Dans un autre film plus récent, Three billboards, en 2017, la dernière scène la montre en train de mettre le feu à un commissariat de police ! Une sorte de dirty Harry en somme. Elle est aussi l'épouse d'un des Frères Cohen. 

La "hagsploitation" (de l'anglais hag qui désigne une vieille sorcière, composé sur le modèle "blacksploitation", mouvement des afro-américains pour exploiter eux-mêmes leurs talents) : être moche, vieille, et transgressive, d'abord en étant entrepreneuse de sa propre carrière, montrer les horreurs du vieillissement, en rajouter sans épargner personne, ni soi-même ni les spectateurs, ni surtout les producteurs mâles de Hollywood amateurs de chair fraîche, devenir une cannibale comme eux : les deux cas présentés sont Mae West (qui venait du théâtre) et Bette Davis. Toutes deux ont tourné jusqu'à 85 ans passés ! Dans l'inoubliable All about Eve, (Joseph Mankiewicz - 1950) Bette Davis, qui joue une actrice vieillissante, met en abîme la carrière des actrices, condamnées à être toujours remplacées par de plus jeunes, donc plus désirables. 


La méthode "Actors Studio" : la technique et rien que la technique, la performance de jeu. Et être "moche", en tous cas être cataloguée comme telle par l'Industrie ! Jouer les vieilles à 25 ans et les jeunes à 55, prendre 30 kilos, ou arrêter de manger pour un rôle, composer sans arrêt. Tout en jouant les vieilles dans La route de Madison, où elle interprète une ménagère épuisée, dans Pentagon Papers une veuve patronne de presse, dans Le diable s'habille en Prada une directrice de presse tyrannique, et dans le biopic sur Margaret Thatcher, La dame de fer, finalement Meryl Streep ne vieillit pas tant que cela. Selon Murielle Joudet, elle est atteinte du syndrome de la Schtroumpfette : seule et unique dans un monde d'hommes, elle doit donc à toute force tenir la place. Epuisant. 

Le transhumanisme ou la jeunesse éternelle : 35 years old forever ! Même à 60 ans. Nicole Kidman et Isabelle Huppert. A base de chirurgie esthétique, d'injections de botox, et concomitamment de retouches numériques en utilisant tous les progrès des deux techniques. A tel point qu'elles sont passées de l'autre côté du miroir. Ce ne sont plus des humaines, mais des machines. Dans Elle de Paul Verhoeven (2016), Isabelle Huppert dit légèrement  "je crois que j'ai été violée" ! Quand on a vu la scène, c'est on ne peut plus évident pour le spectateur. Nicole Kidman n'est plus que l'ombre d'elle-même, il faut la voir jusqu'au malaise dans Scandale, le film pré-#MeToo, ou plus récemment dans la série The Undoing ! La retouche numérique se fait avec un outil qui s'appelle le "Beauty work" : " une poignée d'artistes utilisent ce logiciel hautement spécialisé dans les dernières étapes de la post-production pour affiner, vieillir, améliorer les visages et les corps des acteurs. C'est cette version des stars que nous, le public, voyons à l'écran ". Et le Beauty work ne parle jamais du Beauty work, inutile donc d'essayer de leur ressembler, c'est peine perdue ; il a été amplement expérimenté et utilisé au moment de la production de L'étrange histoire de Benjamin Button de David Fincher en 2008. Il efface tout, rides, boutons, poils, taches, il peut même corriger le travail des acteurs en renforçant un sourire ou en rajoutant des larmes, par exemple. 

Erudit, cinéphile, si vous êtes féministe et aimez le cinéma, cet ouvrage est fait pour vous. On apprend par exemple, que sur le tournage De Eyes Wide Shut, dernier film de Kubrick sorti en 1999, avec le couple Cruise - Kidman, le plateau grouillait de scientologues. Murielle Joudet est critique de cinéma. 


" Vieillir, c'est pas pour les chochottes " ! 

Une dernière citation en écho à la première en tête d'article : Nicole Kidman, belle captive, prise dans des sortilèges, dans des histoires de séquestration (Les Autres...), femme enfermée dans des citadelles métaphoriques du peu d'espace que les hommes laissent aux femmes dans l'industrie du cinéma, et ailleurs, " sa filmographie rumine et délire le motif "Kidman-Cruise" : le mari devient cet étranger qui dort chaque soir à côté de vous, tour à tour défaillant, autoritaire ou menaçant. La vie d'une femme, un roman gothique. " 

Les caractères en gras sont des citations tirées de l'ouvrage.   

jeudi 13 octobre 2022

Androcène, la masculinité du désastre

Avec un an de retard, la revue étant parue en 2021, mais il vaut mieux tard... ;) 


Sous-titre, de l'Anthropocène à l'Androcène, le genre de l'Anthropocène : qui sont les responsables de la dégradation du vivant, ceux qui en ont le plus bénéficié et qui continuent d'innover en la matière. 

Comment le patriarcat et le capitalisme se sont approprié la nature, thème hautement écoféministe, sous l'ère de l'anthropos (humain) qui a modifié au cours des millénaires son environnement. Et pas que l'humain moderne, on sait que d'autres sociétés prémodernes ont modifié au point de le ruiner, leur environnement. Mais le phénomène s'est considérablement emballé à partir du XVIIIe et du XIXe siècle, avec l'avènement de notre société thermique dont le développement est basé sur les énergies fossiles. Mais au fait, qui détient le capital économique dans nos sociétés, depuis les siècles passés ? Les femmes, les hommes ? " Dès 1962, Rachel Carson dans Printemps silencieux, souligne le rôle de l'industrie, des guerres, des sciences et des techniques dans l'effondrement environnemental en cours." Ont été proposées les dénominations Chthulucène, Plantationocène, Thermocène, CapitalocèneThanatocène..., mais les féministes et les écoféministes ont montré que les femmes (et d'autres catégories sociales dominées) non seulement ne profitaient pas dans la même mesure des profits et progrès de l'ère du pétrole, mais qu'en plus, elles supportaient de façon disproportionnée l'impact des désastres du changement climatique. Aussi ce numéro de la revue des Nouvelles Questions Féministes (NQF) se propose de le nommer Androcène (d'andros en grec, homme mâle, je précise parce qu'en français, l'homme -anthropos en grec- porte l'universel). Et elle argumente, via une succession d'articles proposés par différentes autrices et auteurs féministes, chercheuses en sciences sociales, sociologues, ethnologues, anthropologues, philosophes... français, belges, québécois ou étasuniens. 

L'Androcène est représenté sur la couverture, expliquent-elles, par un homme en tenue occidentale de bureau, chemise cravate, qui, en actionnant un levier, fait la pluie et le  beau temps selon sa volonté, ce qui évoque la géo-ingénierie, ses techniques capables de modifier les conditions de vie sur la planète ; nous savons que déjà les Chinois font pleuvoir à volonté ou, au contraire, chassaient les nuages au-dessus des JO de Pékin, tandis que d'autres proposent de tendre une gigantesque toile entre la Terre et le soleil pour renvoyer dans l'espace son rayonnement, faisant baisser la température terrestre de un ou deux degrés en moyenne, ou d'envoyer, sans retour, des terriens terraformer Mars. La fuite en avant extrême, la planète n'étant plus habitable, fuyons. Sauf que tout le monde ne partira pas. Seuls quelques très riches, sélectionnés pour leur potentiel iront, ce qui revient à diviser l'humanité en deux, les terriens, et les autres qui sauveront leur peau ? Mentionnons aussi que tout le monde ne paie pas du même inconfort ni le même prix pour ce changement climatique, les femmes et filles, les autres dominés et les vulnérables, dont les soins sont toujours assurés par les femmes, eux, sont davantage exposés alors qu'elles / ils contribuent moins à la catastrophe en cours. 

Il est impossible de résumer cet ouvrage foisonnant d'articles, cependant deux explorent comment on en est arrivé-es là : comment est advenue la "pétro-masculinité" et comme elle mute en "écomodernité", les hommes et leur mantra, la croissance illimitée dans un monde limité et la croyance au progrès technique qui va résoudre tous nos problèmes, il suffit, selon eux, de s'y atteler avec volontarisme. 

Pétro-masculinité.

Ce qui suit ne va pas dans le sens des gens de gauche et d'extrême gauche qui nous renvoient sans arrêt dans les dents qu'il suffit de vaincre le capitalisme pour que tout, ensuite, s'arrange pour nous les femmes et les autres dominés. Le patriarcat précède le capitalisme, de très loin. Le patriarcat date au moins du Néolithique, il y a entre 6 000 et 10 000 ans, le capitalisme, lui, date du XVIIIe siècle, seulement. 

Un des articles relate brillamment comme le capital économique s'est concentré entre les mains des seuls hommes ; à propos, il est indispensable de lire Le genre du capital de Céline Bessière et Sibylle Gollac que j'ai lu à sa parution en 2020, qui vient de paraître en poche -vous n'avez plus aucune excuse- les deux sociologues expliquant brillamment comment les femmes se font spolier, gruger, lors des transmissions d'héritages quand il y a "du bien", les divorces, et le mariage, ces injustices étant toujours d'actualité. Le capital économique (commerces, entreprises industrielles ou agricoles, terres...) va aux garçons, en général l'aîné, et les filles héritent de la portion congrue sous forme de dons en numéraires. Elles se construisent généralement un capital culturel en faisant des études, où il faut bien le dire, elles sont meilleures que les garçons * et font fructifier ensuite ce savoir-capital dans une carrière. Bien qu'explorant les dossiers des études de notaires et les bureaux d'avocats, l'ouvrage est aussi vivant et passionnant qu'un roman. 

Voici l'argument : tout commence réellement en Angleterre (poussant certains à parler aussi d'Anglocène) par l'adoption de la machine à vapeur par l'industrie textile anglaise, " fer de lance de l'industrialisation capitaliste ". Or, l'essentiel du charbon mondial était produit dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, et les champs de houilles et les mines de charbon étaient détenus par les hommes, la common law anglaise favorisant les hommes lors des transmissions d'héritages, dépouillant quasi systématiquement les épouses, veuves, femmes et filles, en utilisant la clause de la "primogéniture agnatique" (traduction en français courant, c'est le mâle aîné qui hérite, les cadets faisant carrière dans l'armée ou les ordres, et les filles faisant des mariages où leur dot, même conséquente, passait sous la tutelle de leur mari, elles ne pouvaient même pas arbitrer les usages qui en étaient faits, leurs fils héritant ensuite, et possiblement les dépouillant quand elles étaient veuves). 
Par ce système, on assista à une concentration de la propriété des houilles, mines, champs de pétrole aux mains des hommes. En spéculant, c'est en tous cas l'argument du contributeur à la revue, on peut penser que si les femmes avaient hérité équitablement avec les hommes, les propriétés auraient été moins concentrées, d'autres arbitrages auraient peut-être été faits, nous n'aurions pas aujourd'hui ces conglomérats énormes et tout-puissants qui ont contribué au réchauffement, dont les capitaux et le système de décision sont encore aujourd'hui aux mains des hommes. On peut donc bien parler de pétro-masculinité toujours selon l'historien contributeur, Armel Campagne, vu l'accumulation de capital fossile aux mains du genre masculin. Le réchauffement climatique n'étant plus contesté, au vu des désastres qui se produisent tous les quinze jours c'est devenu difficile, la pétro-masculinité évolue en "écomodernité" : on va faire de la croissance autrement, la croissance infinie étant leur mantra biblique indépassable et inamendable, puisque c'est Dieu qui l'a ordonné. On va rénover, réhabiliter, se chauffer et rouler autrement, à l'électricité, avec des centrales solaires, des champs d'éoliennes, des centrales nucléaires, en continuant à occuper l'espace terrestre ou marin, à creuser le déficit en minerais, à creuser des mines, sous l'océan au besoin, ou sous les pôles, et finalement sur Mars. Extractivisme et croyance au progrès technique qui va tout régler sont tenaces chez les écomodernes ; sont adeptes aussi bien les politiques de droite ou du centre (Macron et ses ministres), les socialistes et les communistes dont les applications ultras, soviétique et maoïste, ont ruiné le biotope, Mélenchon et sa croyance indéfectible en la science et la technique, et bien sûr les écolos, Yannick Jadot en tête. 

Mobilité, occupation de l'espace et préoccupations écologistes dans un cercle d'affaires bruxellois
      
Une des contributrices, doctorante en anthropologie "infiltre" en connaissance de cause et avec leur plein accord, un club de patrons bruxellois où, entre autres activités entre hommes (les femmes ne sont pas formellement exclues mais elles ne sont pas nombreuses, on peut penser qu'elles ont autre chose à faire dans la vie), on collectionne les voitures anciennes. Un des adhérents du club est d'ailleurs un Monsieur Peugeot. Bonne pioche pensent les club men : une femme de plus c'est bon à prendre, c'est sélect aussi de tendre vers une certaine parité, d'autant qu'une universitaire doctorante, c'est du capital culturel flatteur chez ces détenteurs de capital économique. A certains moments, ça fait tout de même penser à Lévi-Strauss chez les Bambaras, et même à Jane Goodall étudiant les chimpanzés ou Dian Fossey vivant parmi les gorilles. N'oublions pas que toutes deux étaient les élèves au départ du paléoanthropologue Louis Leakey. Les méthodes d'observation sont les mêmes. On va se rendre compte que " le progrès industriel est présenté par eux comme la cause des problèmes environnementaux et la solution pour les résoudre ", selon le principe d'écomodernité cité plus haut. Et que leur façon d'occuper l'espace public est sans commune mesure avec les  contraintes matérielles des autres groupes sociaux, femmes, autres dominés, vulnérables, outsiders. Fédérés autour d'une passion commune, ces moments partagés entre hommes entretiennent " leur sentiment de statut d'élite et leur aveuglement à des enjeux cruciaux pour d'autres groupes ". Clubs de chasse, clubs de golf, collectionneurs de voitures... trouvent normal -et la société avec eux- de s'approprier les espaces de nature pour leur seul bénéfice au détriment des promeneurs, ou cueilleurs de champignons par les chasseurs, la ressource en eau par les golfeurs comme on l'a vu cet été, pour arroser leurs terrains privés, places ou rues interdites à la circulation en temps normal pour le vulgaire peuple par les collectionneurs de voitures, le temps d'y montrer leurs engins. 

Masculinité hégémonique, asymétrie systémique.
L'illustration extrême de cet accaparement de la place est apportée de façon éclatante par Elon Musk, fondateur de Space X, en train, lui, de privatiser l'Espace ; détail qui tuerait n'importe quel "outsider" : lors du lancement de sa fusée Falcon Heavy, Musk a embarqué dedans sa voiture personnelle, une Tesla rouge cerise pilotée par un mannequin, affirmation du transport post-pétrole avec privatisation de l'espace intersidéral. Sa voiture électrique, symbolique de la masculinité écomoderne, est le " premier dick pic envoyé dans l'espace ". 

On peut donc bien dire que l'Anthropocène est un Androcène, ou au moins un Manthropocène avec ou sans parenthèse, (M)anthropocène. Evidemment, mon article ne propose qu'un résumé des arguments de deux articles, ceux qui m'ont le plus intéressée, j'en revendique d'ailleurs la partialité. Mais il a aussi un article sur l'intersectionnalité, et un sur ces femmes scientifiques qui ont trouvé une autre manière de "faire science" hors des modèles masculins en faisant un pas de côté, telle Jane Goodall avec ses chimpanzés à qui elle donnait des noms alors les précédents primatologues hommes leur attribuaient, soi-disant dans un souci d'objectivité et de neutralité, des numéros ! Jane Goodall et ses consœurs, ont révolutionné la primatologie. A lire donc, pour comprendre les enjeux de l'environnementalisme du point de vue des dominants, et du standpoint des dominé-es et des outsiders, les enjeux de l'écoféminisme.  

Les Nouvelles Questions Féministes sont publiées sous la rédaction en chef de Christine Delphy, sociologue. Si vous avez lu L'ennemi principal, vous êtes familière avec sa terminologie de sociologue, son vocabulaire qu'on retrouve dans cette revue. L'ouvrage est disponible dans toutes les bonnes librairies sur commande, et en théorie sur le site Internet des NQF, mais je n'ai pas bien vu comment il fonctionne aussi, pour ma part, ce fut mon libraire. 

* Sur ce sujet de l'héritage transmis au mâle premier né, je vous recommande la lecture du chef-d'oeuvre de Thomas Mann, Les Buddenbrook, roman qui raconte sur trois générations l'accumulation de richesse, puis le déclin inexorable d'une famille allemande qui transmet l'héritage aux garçons aînés, alors qu'on assiste pendant tout le roman au gâchis de la fille mariée plusieurs fois, rongeant son frein comme épouse et mère de famille ratée, alors qu'on devine chez elle un énorme potentiel que ses frères n'ont pas, potentiel qui ne sera pas utilisé. Chef d'oeuvre inépuisable qui valut à Thomas Mann le prix Nobel de littérature, il montre magistralement, le gâchis des talents féminins au nom de la "primogéniture agnatique" comme écrivent les NQF.