Le 31 décembre 2021, un tweet d'un collectif de femmes africaines auquel je suis abonnée nous envoie un gentil message de joyeuse Saint-Sylvestre en recommandant toutefois d'être prudentes, mettant les femmes en garde contre la drogue du violeur avec une illustration ; j'ai bien aimé, aussi j'ai partagé. Hélas le lendemain, le tweet était repartagé par une avocate de femmes battues avec en commentaire au-dessus : Il faut dire aux hommes de ne pas violer !, désamorçant le conseil aux femmes d'être prudentes. Et quand on a dit aux hommes de ne pas violer, qu'est-ce qu'on fait après ? On va en soirée, et on leur fait confiance, en laissant traîner nos verres ? Sur le moment, j'ai été choquée, et ensuite carrément indignée. Le tabou de se défendre est toujours d'actualité, suspendu sur la tête des femmes. C'est bien plus sexy pour nous, pauvres filles sans défense, de finir à l'équarrissage plutôt que d'être prudente et de se défendre avec ce qu'on a sous la main, une grosse barre de fer par exemple ! La prostituée n'agresse pas (notez la teneur patriarcale du titre), elle se défend contre un mauvais payeur qui lui crache dessus en pleine pandémie.
Interdiction de se défendre, le vieux tabou anthropologique, un tabou patriarcal construit, fabriqué, les outils et les armes sont aux hommes. Gagner en productivité (outils) et se défendre (armes) sont toujours leurs privilèges exclusifs. Nous femmes, devons faire dévolution de notre sécurité aux hommes de la famille, c'est une idée tenace, ancrée dans notre psyché, une idée toxique car elle nous rend impuissantes et nous met à leur merci, alors qu'on sait la violence masculine endémique, violence spécifique destinée à nous faire tenir à carreau, à se garder une femme à leur service. Il faut crever de peur, sortir désarmée physiquement et psychiquement, et compter en soirée sur leur éducation dont on sait ce qu'elle vaut, pour rester en sécurité et en vie. Quelques féministes cautionnent, c'est dire la puissance de l'injonction, sa persistance dans le temps.
Il ne manque pourtant pas de feu, de brandons, d'eau bouillante et de couteaux dans "nos" cuisines, comme soulignent les anthropologues femmes, mais curieusement ils se retournent toujours contre nous, la cuisine est la pièce la plus dangereuse pour les femmes à leur propre domicile. L'anthropologie et l'histoire nous enseignent que les femmes sont un bien meuble des hommes de la famille : elles ne s'appartiennent pas, elles sont la propriété des mâles, qui nous défendent comme on défend un bien. Les premières lois criminalisant le viol disposaient que le lésé était l'homme, père ou mari, dont le violeur avait dégradé le bien, la victime c'étaient eux, la femme n'ayant servi que de moyen pour les atteindre. Je vous laisse imaginer les traces que cela laisse dans la culture et la psyché. Nous avons été dressées "à trouver le Grand Fromage légendaire au bout du labyrinthe piégé, après avoir subi des chocs électriques" (la formule est d'Andrea Dworkin), toutes ces avanies que les femmes subissent avant de tomber dans le piège patriarcal. Eux n'ont qu'à poser quelques lignes et attendre que ça morde sans faire trop d'efforts, puisque nous devons nous en trouver un et le garder, sans quoi nous aurions raté notre vie de femme, selon la scie sociétale.
Evidemment, les femmes ne sont JAMAIS responsables des saloperies commises à leur détriment. Mais comme c'est toujours nous qui avons porté la honte des méfaits commis par l'adversaire de classe, cela devrait nous inciter à être aux commandes de notre propre sauvegarde et sécurité. Ou on continue à élever une pauvre future victime sans défense parce qu'on lui a expliqué que c'est cuit, que de toutes façons elle ne s'en sortira pas seule sans un preux chevalier à ses côtés, ou on en fait une femme avertie, affirmée, qui pense à elle en premier et commence par s'armer la tête en garnissant son sac d'un spray au poivre ou d'un argument frappant : entre les deux il y a toute l'épaisseur de l'assertivité, ce qui n'est pas rien, cela change le comportement, l'attaquant ayant l'œil pour repérer la boiteuse, celle pas très affermie sur ses guiboles.
Qu'une féministe relaie ainsi les tabous patriarcaux auprès des femmes en dit long sur les ravages laissés par une telle histoire. Je comprends très bien que tout le monde veuille garder ses sources de revenus, notez. Car s'il y avait la volonté de lutter efficacement, puis d'éradiquer les pratiques toxiques de la virilité, les PIB diminueraient, vu qu'on y intègre les réparations des dommages et souffrances par les assurances. On diminuerait drastiquement les budgets de la police et de la justice, on aurait beaucoup moins besoin de policiers, d'avocats, de magistrats, de greffières, et on n'aurait pratiquement plus besoin de prisons ! Le bâtiment qui les construit et les sociétés d'hôtellerie qui les gèrent en pâtiraient, ce serait un vrai mauvais coup pour leurs chiffres d'affaires. Rappel : 97 % des places de prison en France sont occupées par des hommes. Les assureurs n'auraient plus à régler que les dommages liés aux catastrophes naturelles ! Pas mal mettraient la clé sous la porte, et leurs salariés en reconversion professionnelle. Sans la délinquance masculine, leurs guerres incessantes, leur capacité à détruire, les reconstructions et "rebonds économiques" qui suivent, ce serait le marasme. C'est sans doute une bonne raison pour que personne ne dénonce leur comportement. La croissance économique est basée, comptabilisée sur leurs destructions envers la nature, les femmes, et la société en général. Les externalités négatives ne sont jamais décomptées en moins. Les PIB sont des additions et rien que des additions !
Alors oui, trois fois oui, il faut dire aux hommes d'arrêter de violer et d'agresser, mais une fois qu'on a fait ça, on continue à les élever comme des ayants-droit incapables de résister à la frustration, des futurs lésés réglant leurs comptes à coup de couteaux et de fusil ? On continue à valoriser les pratiques dites viriles ? Pas mal d'entre eux savent qu'il est facile d'agresser les femmes parce qu'ils savent qu'en face il n'y aura aucun répondant. Et parce que la "civilisation"** dont ils se targuent, et que nous mettrions à mal en revendiquant nos simples droits à l'équité, à l'égalité et à la reconnaissance pleine de notre statut d'êtres humains entiers sans moitié à trouver, la civilisation donc n'a chez eux que l'épaisseur d'un cheveu ; après 5 bières et l'effet d'entraînement de la horde, ils retournent très facilement à la sauvagerie. Aussi, exiger un couvercle sur nos verres en boîte, même si c'est blasphémer contre leur ordre, c'est juste faire preuve de prudence et de sagesse, rien de plus, et c'est parfaitement légitime. Moins de pudeur, eux n'en ont pas, et vive les femmes prudentes qui préfèrent prendre le volant que de se laisser conduire, celles qui surveillent leurs abords et possessions, qu'elles ne confondent pas avec celles des hommes (j'ai beaucoup de mal avec les femmes oblates qui font kibboutz avec les hommes de leur famille, toujours en train d'affirmer leur loyauté indéfectible, voire qui les défendent quand on ose une remarque qui ne va pas dans leur sens !), et vive les femmes averties qui ne s'en laissent pas conter et qui se prennent en main.
* Légitime défense en titre aurait aussi convenu, mais j'ai préféré auto-défense, parce que Andrea Dworkin emploie cette expression plus forte dans Notre sang.
** Ils font un abus du mot "civilisation" : ils sont toujours en train de sauver la civilisation (Zemmour, toutes les trois phrases) sans cesse menacée par des hordes de barbares, les mêmes qu'eux d'ailleurs, avec les mêmes habitudes délétères, alors qu'ils sont antagonistes à tout ce qui n'est pas eux, au sexe opposé, à la nature, aux animaux, franchement, les entendre parler de civilisation c'est à mourir de rire. L'habituelle grandiosité, la pompe masculine.