lundi 30 juin 2025

Outils, armes. Qui les utilise ?

Cette semaine, je vais revenir sur un sujet anthropologique qui me tient à cœur, les outils et les armes, et sur qui a le monopole de leur utilisation.  

Il est plausible que le premier outil ait été une arme, une pierre taillée pour blesser et tuer de petits animaux, les dépecer et les manger. Le bâton à fouir (un morceau de bois, branche d'arbre) qui permet de fouiller la terre à la recherche de larves, de tubercules et de racines, est aussi un outil, moins offensif (de femmes surtout), destiné à la quête de nourriture. La pierre tranchante comporte pas mal de risques : il faut s'approcher de l'animal au risque de prendre un coup de griffes ou de dents. Pour pallier l'inconvénient, l'ingéniosité humaine a donc inventé le propulseur, grand bond technologique permettant de tuer la proie à distance. Le propulseur est un long morceau de bois ficelé à l'aide d'une liane sur une pierre taillée, qu'on projette à distance en acquérant de la dextérité. Il est à la fois arme et outil, car il permet des gains de productivité sous forme de meilleurs rendements de chasse.

Des féministes réformistes actuelles tentent de démontrer que les femmes chassaient aussi à la Préhistoire, ce que je ne conteste pas, puisqu'on trouve des tombes de chasseuses ; il y a toutefois une contrainte biologique qui autorise à penser que chasser en étant enceinte n'est pas l'idéal du confort. Et surtout, on n'en constate aucune survivance dans nos sociétés contemporaines où les femmes ne sont que 2 % à chasser (chiffres Fédération Nationale de Chasse), ni chez les tribus premières observées par les ethnologues, autant femmes qu'hommes -on sait que les hommes ont tendance à ne voir qu'eux-mêmes en observant les autres ! Les tâches furent donc séparées : aux femmes le bâton à fouir, outil manuel simple et bénin. Aux hommes, le javelot propulseur, outil-arme permettant de meilleurs gains de productivité : les proies rapportées étant plus grosses. Apparaîtront ensuite avec le progrès technique et l'agriculture, la houe, simple outil de métal courbe avec une poignée, puis la charrue. Le mauvais pli étant pris, la houe restera un outil de femme, la charrue, elle, sera masculine. Elle augmente d'ailleurs significativement les gains de productivité par rapport à la houe, car elle peut être attelée et motorisée. 

Il est possible de penser qu'on va assister à la fixation et à la rigidification d'un usage : les armes-outils vont être monopolisées par les hommes. Les sociétés humaines en expansion vont devoir adopter des modes de fédération et de gouvernement, (de la horde primitive, aux tribus, clans, puis aux chefferies, villes-états, et enfin aux états, en allant très vite), hiérarchisées, parce qu'autrement, c'est l'anarchie. Les femmes ont dû résister à leur dépouillement du pouvoir et à leur mise en seconde place. Il a fallu les mater, avec l'aide du monopole masculin des armes. Ce processus s'est consolidé au Néolithique, au moment de la domestication des animaux pour l'élevage, animaux qui ont résisté aussi, comme les femmes. Quand on garde l'usage des armes-outils, c'est plus facile de domestiquer celles et ceux que vous comptez exploiter pour assurer le succès de l'espèce. Il suffit d'édicter des tabous et de punir les transgressions. Les hommes vont acquérir dans ce processus le monopole de l'utilisation des armes-outils, puisque, rappelons-le, c'est initialement la même chose.  


Le genre des outils.

Mais, me direz-vous, que sont alors le lave-linge, le lave-vaisselle, l'aspirateur, le réfrigérateur, le fer à repasser, la machine à coudre, le PC de bureau et le smartphone, cette Machine ultime (pour l'instant), poison technologique ayant colonisé nos vies ? Et tous plébiscités par les femmes ?

Les machines électro-ménagères, lave-linge, lave-vaisselle... ne permettent-elles pas aussi les gains de productivité qui caractérisent l'outil ? Oui, bien sûr, mais c'est plus retors que cela. De fait, les femmes ont gagné du temps sur le ménage, la lessive, la cuisine et tous les travaux domestiques, mais elles font toujours 70 % des corvées ménagères ! Ces machines leur ont permis en outre d'aller gagner leur vie à l'extérieur, surtout dans les basses zones de l'économie où une douzaine de métiers (sur une centaine, le gros reste allant aux hommes) leur sont réservés et qu'elles suroccupent. Les métiers du soin généralement, que je ne méprise pas, mais qui sont mal payés, peu valorisés, et où les hommes ne vont pas. La notion de salaire d'appoint à la vie dure.

Caractéristique de la machine électro-ménagère : elle est équipée d'une sonnerie. Elle sonne son usagère. Mon four électrique me sonne quand il a terminé le travail que je lui ai programmé, du coup, je l'ai affublé du prénom de Jean-Raoul. Je crois savoir que les machines à laver le linge (je n'en ai pas) sonnent également la ménagère à la fin du cycle, histoire de lui rappeler qu'il faudrait la vider et sécher.

And last but not least, la nouvelle sonnette de domestique, le smartphone. Il est vraiment la machine ultime, le piège infernal de son utilisatrice. Elles se sont fait avoir sans s'en rendre compte. D'abord leurs enfants et petits-enfants le leur ont offert, 'tiens, Mamie, cadeau'. Certainement qu'il y avait arrière-pensée. Avec cela, on pourra la requérir pour aller chercher les enfants à la sortie de l'école, ou lui demander de les garder quand on aura besoin. Il rend corvéable et sonnable à merci. Au nom du progrès technique, ce poison de nos sociétés qui risquent d'en crever. Mais what the fuck ? Tant qu'on a la sensation grisante de la 'liberté sans fil', de la connexion à la vitesse de la fibre et de la 5G, de pouvoir joindre tout le monde, et d'être jointe H24 comme disent les accros. L'enfer. La disponibilité sans fin, c'est le goulag. Si. Lisez Soljenitsyne. Donc, certains malins, les hommes et leurs entreprises très souvent, se sont mis à organiser leur injoignabilité : répondeurs, standards à choix multiples qui n'aboutissent nulle part, reconnaissance vocale absconse, envois de mails ne-pas-répondre, tout est bon pour faire écran, mais à l'envers. Tout poison finit par générer son anti-dote, sa réaction immunisante. 

" La représentation symbolique des machines est très liée à celui / celle qui les utilise. ", avais-je déjà noté lors d'une conférence à Nantes et que j'avais rapportée en 2016 sur cet article qui n'a pas pris une ride. 

L'outil masculin, lui, est essentiellement phallique et il fait du potin. Généralement, et au contraire des machines destinées aux seules femmes, les armes et les outils masculins ont une forme de b!te, ou ont une extension qui y ressemble, à un endroit ou un autre. Ils sont aussi assortis de sirènes (de recul, klaxons, déplacements rapides et prioritaires...) : Colette Guillaumin a écrit quelques pages mémorables sur le sujet, pages assez peu exploitées par les féministes actuelles, hélas. Sachez que la R et D -recherche et développement- permet à peu près tout, il suffit de lui donner les moyens : assourdir leurs outils à boucan est donc possible, mais ils seraient moins prisés par leurs utilisateurs et se vendraient moins bien ! SIC. Donc, ils font du potin. C'est même, à ce niveau, ontologique. Le boucan, c'est l'homme. Il leur permet certainement de combler une vacuité existentielle inhérente à leur nature, je ne vois pas d'autre explication rationnelle. 

Tout cela a des conséquences . Cette organisation sociale a plein d'inconvénients pour les femmes et la société. La première saute aux yeux : les femmes n'ont pas de goût ni d'attrait pour les outils et les (vraies) machines. Plus grave, comme elles n'y vont pas et qu'elles ne sont pas non plus dans les bureaux de conception (R et D, Recherche et Développement), elles n'influent pas sur leur design ni leurs modes d'usages. Les hommes techniciens sont en situation hégémonique, le phénomène s'auto-alimente. On est dans une boucle de rétroaction négative. Les algorithmes conçus par eux, avec leurs biais cognitifs, nous pénalisent. 

La seconde, très grave, c'est que les femmes ne se défendent pas. Le tabou des armes est puissant et ancien. Elles sont donc condamnées à accepter de faire dévolution de leur sécurité aux hommes, à leurs conditions à eux. Notre seul protecteur est l'ennemi intime. Au besoin en l'appelant sur un smartphone à la batterie déchargée, la boucle (rétroactive) est bouclée ! Rappelons que l'endroit le plus dangereux pour une femme est son domicile. Des affaires récentes nous le rappellent cruellement. 

Nicole-Claude Mathieu, anthropologue, autrice du classique L'anatomie politique, aimait à souligner que quand les femmes appellent le plombier, " c'est toujours un homme qui débarque dans leur salle de bain ". Ca marche aussi avec électricien, chauffagiste, et même l'installateur fibre (le mien est passé dans toutes les pièces de mon appartement, je lui ai ouvert mes placards afin qu'il voie où faire passer son câble, mais que vive la 'dématérialisation' !), ce sont toujours un ou deux hommes qui sonnent à la porte. Cela n'incite pas à se méfier. Nous sommes conditionnées et condamnées à leur ouvrir nos logements, bien obligées. Il serait temps de briser ce monopole masculin. Je pense que les machines seraient plus user friendly, plus à la main de l'utilisatrice, moins bourrées de gadgets inutiles, plus robustes, plus sobres à l'usage si les femmes les inventaient. Et, si elles doivent être truffées de biais, qu'ils soient au moins en faveur de nos intérêts. Par construction sociale, les femmes sont plus pragmatiques, moins joueuses que les hommes. 

" Laisser aux hommes le contrôle exclusif des instruments de violence cautionne la division entre protecteur et protégée, met les femmes en danger, et, ironiquement, alimente aussi bien l'idéologie militaire que l'idéologie masculiniste. " 

Sarah Ruddick - Activiste antimilitariste

"Avoir accès à la violence n'implique pas d'y céder.

Caroline Granier - Autrice d'A armes égales, les femmes armées dans les romans policiers contemporains. 

samedi 14 juin 2025

Procès Mazan, une résistance à dire le viol - En bons pères de famille


 
Ce petit ouvrage est à trouver dans les bonnes librairies, chez Payot et Rivages éditeurs. Cela m'a paru intéressant d'en faire un nouvel article pour être tout à fait complète sur l'affaire des viols de Mazan.

A travers la recension du champ lexical (ou verbatim) utilisé par les protagonistes du procès de Mazan (accusé, co-accusés, avocats, juges, experts, psychiatres...), cet ouvrage indispensable fait la démonstration que notre société est incapable de dire le viol.

" Après tout, personne n'est mort ! Le maire de Mazan.

Atténuations, euphémismes, oxymores et paradoxes déréalisants, détournements du sens des mots, déresponsabilisation, inversions, finissent par créer une réalité alternative. On change le sens des mots pour changer le réel. 

La fonction genrée du silence (des femmes) et des proclamations tonitruantes (des hommes) ; la performativité de l'aveu chez les accusés, ils reconnaissent le crime mais nient l'intention ; plus l'éternel et oiseux débat sur le consentement, comme si "la violence, la contrainte, la menace ou la surprise" précisant la notion de viol dans l'article 222-23 du Code pénal ne suffisaient pas à qualifier le non consentement ! ' Or, le viol n'est rien d'autre que ce qu'a décidé l'agresseur ' clame un avocat. L'objectification des femmes qui apparemment, pour pas mal d'accusés, appartiennent au mari et pater familias, les explications victimisantes des psychiatres, décidément 'molosses du patriarcat', ces pauvres bouchons d'accusés éternellement victimes de leurs enfances martyrisées, de leur 'misère sexuelle' et de leurs 'pulsions' ! 

Les filles et les femmes sont les plus maltraitées par la famille patriarcale, elles devraient donc, si ce postulat est exact, fournir la masse des agressions sexuelles, or ce n'est pas le cas. Il faut donc reconnaître qu'une victime de maltraitance dans l'enfance ne devient pas forcément agresseure ensuite, mais que ce sont les hommes qui transgressent massivement. Aussi, merci Madame de le dire aussi nettement : notre société est incapable de nommer le problème, la violence des hommes, et sans nommer clairement et collectivement un problème, on ne peut pas y porter remède.

Mathilde Levesque, l'autrice, qui a, elle aussi, assisté au procès de Mazan en observatrice, est agrégée de français, docteure en littérature française, professeure de français, et c'est l'objet annoncé de ses travaux au début de ce petit ouvrage percutant au format poche à 8 €uros qui m'a intriguée et décidée à l'acheter : en l'espèce 'usages et enjeux de la parole en milieu contraint'. 

A lire d'urgence.

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A la même occasion, je me suis laissée tenter par l'ouvrage du Monsieur Enquêtes judiciaires qu'on voit sur BFMTV, Laurent Valdiguié qui a fouillé les archives de police et de justice sur les vies de Dominique Pelicot avant les viols sur sa femme endormie sous soumission chimique, pendant 10 ans, et arrêté seulement en 2020. Or, sa carrière criminelle aurait commencé beaucoup plus tôt dans les années 1990 alors qu'il était agent immobilier en région parisienne. L'enquête, très exhaustive, est sérieuse et troublante. Le service 'cold case' du Parquet de Nanterre travaille sur ces dossiers restés irrésolus. 

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Et enfin, pour terminer cette chronique sur mes dernières passionnantes lectures, je recommande chaleureusement ce petit ouvrage de 2023 par Rose Lamy.


'En bon père de famille' est une expression juridique évoquant la prudence et un comportement sage. Jouir d'un bien 'en bon père de famille', sans faire de dégâts, ou, en matière financière, les actions de 'bons pères de famille' qui évoquent un portefeuille de valeurs stables, sans risques. Partant de cette expression qui a la peau dure, Rose Lamy, qui a appris tardivement que son père maltraitait sa mère, examine à la loupe féministe ce concept de 'bon père de famille'. Que cache-t-il, à la lumière de ce qu'on lit dans les journaux et médias, des statistiques de police et gendarmerie qui nous rappellent impitoyablement qu'une femme meurt tous les deux jours et demi en France de violences conjugales, qu'il y a quarante cinq interventions de police par heure pour venir en aide aux femmes battues, et que les violences conjugales sont en train de devenir la première cause d'intervention du GIGN auprès de 'forcenés' armés menaçant de tuer tout le monde parce que Madame les quitte, le 'forcené' étant une diversion commode pour ne pas nommer le problème ?

91 % des violences sexuelles et conjugales sont commises par un homme connu de la victime. L'endroit le plus dangereux pour une femme n'est pas l'extérieur, mais sa cuisine, son propre domicile ! Cependant, différentes stratégies et mythes sont mis en place par la société pour épargner le 'bon père de famille', notamment des diversions commodes pour conserver en l'état ce système criminel gardien de l'ordre établi : la théorie des monstres, le mythe de la joggeuse qui a fait 'une mauvaise rencontre' (typiquement Alexia Fouillot, épouse de Jonathann Daval, époux criminel qui a roulé son monde en sanglotant devant les cameras), le trop d'amour et la frustration de ne pas être au centre (Bertrand Cantat), la figure de l'étranger forcément moins civilisé que nous, ou plus frustre, mal dégrossi, donc violeur. 

Le commun dénominateur à tous ces actes violents et criminels n'est ni l'ethnie, ni le quartier ou la classe sociale de provenance, c'est bel et bien le sexe (masculin), mais c'est très mal porté de le dire. Ceci précisé, je ne suis pas d'accord avec la thèse du fémonationalisme (féminisme nationaliste ; par pitié, arrêtons d'inventer des mots et des concepts, servons-nous de ceux qui existent !) développée dans l'ouvrage. Les femmes sont opprimées partout, les hommes sont les oppresseurs, et cela fait système. C'est un fait anthropologique. Alors on peut toujours tenter de 'séparer l'homme de l'artiste', faire des micro-trottoir où les voisins du violeur tueur tombent des nues 'il était tellement serviable, un peu renfermé peut-être, mais animant le club de foot tous les week-ends', (Dino Scala, père de famille et violeur sériel bien planqué dans le mariage), il reste une persistance rétinienne indéniable, le bon père de famille à la bobine du violent dangereux.

Une autre critique aussi : les féministes (dont je suis pourtant) me laissent toujours sur ma faim. Analyse impeccable de l'oppression, arguments pesés au trébuchet, statistiques fouillées, conclusions implacables. Mais on fait quoi après avoir fait le constat que vivre avec les hommes est dangereux ? Apparemment, on appelle toujours la Cavalerie, qui ne vient pas, ou trop tard, en continuant à faire dévolution de sa sécurité au Prince Cogneur. Interdiction de boycotter ou de se défendre, cet autre tabou anthropologique. Ils détiennent en plus le monopole des outils et des armes, sinon, c'est le bordel.
A lire, surtout si vous n'êtes pas une habituée d'Andrea Dworkin, de Katharine MacKinnon, de Ti Grace Atkinson, ou de Kate Millett. Celles qui les lisent recevront juste une piqure de rappel.

Bonnes lectures !