Inutile de vous dire que le personnage Jeanne d'Arc en France, c'est mort. Confisquée par l'extrême-droite pour servir leurs propos nationalistes et souverainistes, du coup, boudée par les féministes françaises pour ces raisons, et parce qu'elle sent un peu trop le vieux bénitier, c'est le repoussoir intégral. Heureusement, on a les étatsuniennes pour rétablir un peu les fléaux de la balance. Jeanne a toujours été maltraitée : de son vivant, où à part quelques victoires militaires, elle est brûlée vive à 19 ans pour transgression de son ordre social (on ne disait pas classe à l'époque) condamnée par un évêque de l'Eglise catholique, que les anglais qu'elle combattait, et à qui elle fut vendue et livrée, ont trouvé commode de faire exécuter à leur place. Ca arrangeait tout le monde que cette femme conduisant une armée disparaisse. Maltraitée post-mortem : elle a d'ailleurs embêté l'Eglise durant 500 ans. Un procès en réhabilitation aura lieu 25 ans après sa mort, puis l'église finira par la canoniser en 1920. Cinq siècles se seront écoulés. Comparez avec Jean-Paul 2 !
Présentée comme mystique, entendant et obéissant à une ou des voix, Jeanne reste mystérieuse malgré les nombreux écrits qu'on a sur elle, dont toutes les minutes de ses procès. Le mysticisme est tellement une notion ésotérique à notre époque matérialiste. Mystique mais aussi mythique. Elle inspire les arts, le cinéma, et la littérature. Elle pourrait être un modèle. Elle inspire en tous cas un magnifique chapitre sur la virginité à Andrea Dworkin dans son ouvrage Coïts, traduit par Martin Dufresne et paru chez Syllepse éditeur en 2019. Les voix de Jeanne nous semblent aujourd'hui bien ridicules et symptômes de crédulité : notre époque hygiéniste serait tentée de la classer dans les malades schizophrènes ; mais si ç'avait été pour elle la seule façon d'exprimer un désir d'autodétermination et qu'elle n'ait pu le dire autrement, elle qui était analphabète et qui ne disposait de toutes façons pas de ce concept ni de ce mot qui seront forgés des siècles après ?
L'ouvrage de Dworkin est une exploration de la domination masculine par le coït et ceci, par les voies de la littérature. Un peu comme l'avait fait avant elle Kate Millett dans La politique du mâle. Dworkin convoque des auteurs de littérature comme Flaubert, James Baldwin, Marguerite Duras, Tolstoï, Freud, le talmudiste Maïmonide..., les textes religieux chrétiens, musulmans et hébreux, qui codifient l'acte sexuel, tandis qu'on nous balade avec une pseudo "nature" de l'acte, et elle nous fait traverser les cercles de l'enfer patriarcal. Les hommes n'aiment pas le sexe, ils n'aiment pas les femmes qu'ils ligotent au sexe.
Je ne me souviens plus avec précision de l'origine de mon tweet : sans doute une réponse à un insulteur qui tournait en dérision la virginité ou les sorcières. Mais c'est l'occasion de vous proposer un court texte extrait de ce chapitre de la deuxième partie de l'ouvrage : La condition féminine, sous-titre, Virginité. Il explicite le concept dworkinien de la virginité.
" L'histoire de Jeanne n'a rien de féminin avant sa fin, lorsqu'elle mourut, comme neuf millions d'autres femmes, dans les flammes, condamnée par l'Inquisition pour sorcellerie, hérésie et magie. C'est précisément pour avoir été une héroïne dont la biographie transgresse impudemment et sans précédent les contraintes du féminin jusqu'à la terrible souffrance de sa mort que son histoire, valeureuse et tragique, est politique et non magique ; mythique parce qu'elle a existé, a été réelle, et non parce que son personnage a été amplifié avec les siècles. Sa virginité ne fut pas l'expression de quelque aspect de sa féminité ou de son statut précieux de femme, malgré l'existence d'une vénération cultuelle de la virginité comme idéal féminin.
[...]
Jeanne voulait être vertueuse au sens traditionnel, avant l'appropriation de ce concept par les chrétiens ; le mort vertu avait alors le sens de bravoure, de vaillance. Elle incarnait la vertu dans son sens originel : la force ou la vigueur masculine. Sa virginité était un élément essentiel de sa virilité, de son autonomie, de son autodéfinition rebelle et intransigeante. La virginité était une libération au sens réel de la féminité, ce n'était pas simplement un autre modèle de féminité. Etre femme impliquait des frontières étriquées et des possibilités réduites : l'infériorité sociale et la subordination sexuelle ; l'obéissance aux hommes ; la reddition devant la force ou la violence masculine ; l'accessibilité sexuelle aux hommes ou le retrait du monde ; et l'insignifiance civile. Contrairement aux vierges féminines qui acceptaient la subordination sociale tout en s'exemptant du rapport sexuel qu'elle avait pour prémisse, Jeanne rejeta le statut et le rapport sexuel comme une seule et même chose -des synonymes empiriques : la condition civile inférieure et le fait d'être baisée comme impossibles à distinguer l'un de l'autre. Elle refusa d'être baisée et elle refusa l'insignifiance civile, et c'était un seul et même refus : un rejet entier du sens social du statut de femme, sans exemption ni sauvetage de quelque partie du féminin. Sa virginité fut un renoncement radical à une insignifiance civile ancrée dans une pratique sexuelle réelle. Elle refusa d'être femme. Comme elle le dit à son procès, sans aménité : " Et quand aux autres travaux de femmes, il y a assez d'autres femmes pour les faire" ".
Voilà comment Andrea Dworkin voit Jeanne d'Arc, après avoir lu les minutes de son procès. Rien a voir donc avec la figure confite en dévotion qu'on nous propose généralement, ni non plus avec la pruderie des filles qui promettent à leur père de se refuser sexuellement avant le sacro-saint mariage, où conduites à l'autel du sacrifice par celui-ci, priées de s'abandonner à un seul, et de lui garantir une lignée en étant sûre de ne pas la corrompre avec des bâtards. Ainsi fonctionne la trique masculine. Lisez Andrea Dworkin, c'est salutaire. Et ne touchez pas à nos sorcières, bas les mains, les patriarcaux.
Actualisation 16/1/2021