Dans ma ville, une adjointe issue des élections municipales de mars, mère d'un nouveau-né, que ce billet va forcément énerver si jamais elle passe par ici mais tant pis, décide de dédier son mandat à donner la priorité aux jeunes enfants ; nom du projet "ville à hauteur d'enfants". Qui serait contre ? C'est un peu comme les plates-formes qui me dérangent à la maison, juste parce que je suis une femme et inscrite sur les Pages Jaunes de l'annuaire, qui veulent que j'allonge un chèque pour les enfants qui meurent de faim dans le monde. Qui aurait le culot de refuser ? C'est effectivement leur pari : personne. Sauf que si : ces bonnes intentions occultent une réalité, un angle mort ou un point aveugle comme on veut ; si on veut une ville à hauteur d'enfants, c'est qu'elle ne l'est pas à leur hauteur. Alors à hauteur de qui est-elle ? Des adultes certainement, des femmes entre autres ? Pensez-vous ?
Comme ici, on n'est pas dans la glorification de l'impuissance féminine, ni dans la sidération face à la toute-puissance masculine, ni non plus craignant les jugements brutaux des hommes (ah mon dieu, on va m'accuser d'être misandre, anti-mecs, l'opprobre absolu :( qui terrorise la plupart des femmes, y compris les féministes, je vais répondre.
La ville n'est pas à hauteur d'enfants, ni de femmes d'ailleurs. Elle est à hauteur d'hommes, valides qui plus est. Des géographes et des urbanistes (ces derniers tous des hommes) s'échinent sur le sujet, tous proposant leurs analyses et solutions. Tant que ce seront des hommes les urbanistes, et les utilisateurs en situation de monopole, il n'y a aucune raison que cela change. Ni non plus tant que ce seront des femmes qui ne voudront pas frontalement nommer le problème et se réfugieront derrière des stratégies de diversion. Les travaux perpétuels où ne "travaillent" qu'eux amplifient le phénomène : camionnettes d'artisans et de groupes d'intérimaires garées n'importe comment, n'importe où (ils déterrent les piquets d'interdiction de passer !), leurs engins et chantiers à large emprise sur les rues, places, espaces de tout le monde, font que les femmes chargées d'enfants, de poussettes, de paniers à provisions, les vieilles, les handicapé-es, ne peuvent généralement pas passer. En tous cas, moi qui n'ait pas tous ces chargements, et qui marche encore correctement, je ne passe pas. Ni à pied ni en voiture. Si je proteste, les mâles me répondent (quand ils répondent, car généralement on affronte leur phobie sociale) c'est "je travaille moua" ! Et moi alors, je me baguenaude ? On dirait bien, vu qu'il n'y a qu'eux qui travaillent.
De fait, les villes sont conçues pour favoriser la présence des garçons : comme ils sont réputés inéducables et incorrigibles tout en ne le disant jamais ouvertement, le bœuf sur la langue des femmes pèse de tout son poids des fois qu'elles seraient accusées de misandrie, d'être des ennemies des hommes, d'être des furies, bref, c'est terrorisme patriarcal à plein tubes. Ils nous discriminent à l'embauche, nous traitent en bonniches dans le mariage, nous mettent des gnons, nous tuent carrément, histoire de terroriser les récalcitrantes, nous violent pour nous faire sentir la férule patriarcale, MAIS il faudrait faire comme si rien de tout cela n'existait ? Ne comptez pas sur moi. Les femmes maires viennent même à leur rescousse : bétonnages et artificialisations à coups de street parks où on ne voit qu'eux, du coup, ça déborde sur les environs, et à coups de stades de foot dans le but de calmer ces enragés. Et là aussi, il y a des débordements comme mardi 18 août, retour de victoire du PSG :
Résumé : les villes sont dangereuses pour les femmes et certains hommes, notamment lors des fins de soirées de foot, les femmes crevant de trouille et changeant leurs trajets, faisant des détours pour rentrer chez elles, mais le foot et le rugby sont de l'avis commun des summums de convivialité et de fêêêête ; d'ailleurs on peut même tenter de vous faire prendre des vessies pour des lanternes en vous persuadant que les femmes "aussi aiment le foot".
Invasion de l'espace terrestre, mais pas que. D'autres stratégies maintiennent les femmes à distance par la peur et la suroccupation : le bruit.
" La rue, les cafés, les espaces publics sont des espaces bruyants. Ils le sont par les activités qui s'y déroulent, circulation, travaux, mais ils sont par ailleurs le lieu de déploiement volontaire de bruits déclenchés ou émis par les individus mâles . L'usage des sirènes professionnelles par exemple (police , services de secours, voitures gouvernementales...) n'est pas d'absolue nécessité, et le plaisir visible que prennent leurs déclencheurs à ce qui manifeste non seulement leur droit prioritaire à l'espace mais également leur présence fait partie de la quotidienneté urbaine. ". [...] " Dans les lieux fermés (cafés, restaurants, bars...), les conversations masculines rendent impossibles le plus souvent par leur volume, les conversations voisines, qu'il s'agisse de tablées d'hommes d'âge mur en repas d'affaires, de simples camarades qui se retrouvent, ou de groupes d'adolescents rassemblés autour de flippers ou d'autres jeux pratiqués par eux dans les lieux publics. "
Les cris, appels, glapissements divers quand passe une femme devant un groupe d'hommes font partie de cette appropriation de l'espace et ils ont l'avantage de terroriser. " Le contrôle du volume de la voix est imposé fortement, et tôt, aux filles. Dans les espaces publics extérieurs, la voix des femmes ne devient forte et ne s'impose qu'en situation d'urgence ou de danger. " A condition bien entendu qu'elles arrivent à dominer le boucan. Quand les mec arrivent, généralement l'environnement se dégrade et devient inhospitalier. Il suffit de travailler avec eux pour prendre conscience, les univers féminins, n'en déplaise aux médisant-e-s misogynes, sont infiniment plus confortables et hospitaliers.
Feux de poubelles déclenchant l'incendie d'un pavillon ou d'une pharmacie et d'une épicerie dans la Zup Sud, rixes de sortie de bar au petit matin avec un mort à la clé, tirs à l'arme de poing ou au fusil de guerre de trafiquants se disputant un territoire, bandes de "jeunes" qui vous assaillent et vous font les poches... toutes ces "incivilités" (vocabulaire anesthésiant typique de l'époque, tout comme "jeunes" permettant l'omerta et l'invisibilisation des délétères mauvaises actions à 98% masculines) font que les femmes, filles, "préfèrent" rester à la maison, abandonnant l'espace public à ces enragés. La boucle est bouclée. Ils ont définitivement gagné. Avec la complicité active des maires femmes qui leur offrent obligeamment en plus des pissotières pour tenter de canaliser leur incontinence irrépressible dans les rues où nous passons toutes. Alors oui, définitivement, les villes sont à hauteur d'hommes. Occupons-nous de la rendre accueillante et hospitalière aux femmes, et la ville sera à hauteur d'enfants, je n'ai aucun doute là-dessus. La question des enfants est une question féministe.
Pendant l'écriture de ce billet, qui a pris quelques heures à divers moments dans la journée et des soirées (corrections et relecture comprises), des gars ont tapé dans des ballons dans une allée privée d'immeuble, le soir, et des gars du bâtiment ont actionné une grue avec signal d'alarme, une toupie motorisée a déversé son béton dans le chantier d'à côté durant les heures ouvrables. "Il faut bien que ça se fasse" soupirent les femmes sans conscience politique de mon voisinage. Sachez Mesdames, qu'il est possible d'assourdir les outils, les moteurs et les machines : j'ai suffisamment travaillé dans et pour des services de R&D (Recherche et Développement) pour le savoir, il suffit de volonté et d'y mettre des moyens. Ils préfèrent faire du potin, et voler la paix des autres, des femmes notamment. Il est temps d'interdire aussi les jeux de ballons de foot dans les espaces autres que ceux dédiés, les terrains d'entraînement au foot ne manquent pas, il suffit de faire un peu de marche, qui est aussi du sport. Et les mères de famille qui trouvent commode de se débarrasser de leurs garçons dans l'espace public pour avoir la paix, pendant que leurs filles s'affairent en cuisine ou font leurs devoirs au calme, il serait temps de montrer un peu de responsabilité et de solidarité avec les autres femmes.
Dernier point : quand une plateforme tente de me soutirer un don pour les enfants qui meurent de faim, je réponds que ma situation économique personnelle ne permet pas se soulager la misère du monde et que si les femmes, dont pas moins d'un milliard consacre 90 % de son temps à trouver à manger pour elles et leurs enfants, n'étaient pas maintenues volontairement dans la pauvreté, la dépendance économique, la contrainte à l'hétérosexualité et à la reproduction forcée, il y aurait moins d'enfants en situation de détresse, alimentaire et scolaire. Connecting the dots. Les femmes s'occupent des enfants, si on développe l'autonomie, l'agentivité, l'empouvoirement des femmes sur leur propre vie, 99% de la détresse des enfants est jugulée. Il s'agit indiscutablement d'une question féministe. Il suffit de la volonté politique de faire. Mais le veulent-illes ?
Les citations en gras et rouge sont de Colette Guillaumin : Sexe, race et pratique du pouvoir.
Liens : Une ville faite pour les garçons - Article par Yves Raibaud, géographe chercheur au CNRS
Les filles, grandes oubliées des loisirs publics par le même Yves Raibaud. Comme ma référence est un homme, ça cautionne mon propos, en effet les femmes sont plombées par la malédiction de Cassandre, quand elles témoignent et disent la vérité personne ne les croit. Un homme, lui, bien sûr, c'est différent.