Ti Grace Atkinson attends conference held at Barnard College - Photo Bettye Lane
" Ces deux dernières années, j'ai insisté sur la nécessité pour les féministes d'élaborer une analyse politique. Une théorie politique suppose une carte du territoire ennemi . Sans elle, il est impossible de développer une stratégie appropriée. On pourrait aussi proposer une analogie moins polémique : un médecin doit faire un diagnostic avant de prescrire un traitement. [...]
L'oppression est une activité créée, développée et soutenue par l'Oppresseur. La classe des femmes est déterminée par certaines caractéristiques sexuelles. Appelons-la la classe "sexuelle". Or, un aspect de la nature des classes politiques est leur dichotomisation : blanc / noir, riche / pauvre, et homme / femme. Pour la classe opprimée, il n'existe qu'une autre classe : son antagoniste. C'est donc nécessairement la classe antagoniste à la classe des femmes qui est l'Oppresseur. La classe des hommes est l'oppresseur de la classe des femmes. En termes politiques, les hommes oppriment les femmes. Or, ceci veut dire tous les hommes, et aussi toutes les femmes. Ce point doit être bien clair.
L'activité de l'oppression implique, semble-t-il, plusieurs tours de passe-passe, rapidement exécutés. D'abord, l'Oppresseur stimule et développe sa conscience de classe, en réponse à certaines caractéristiques communes de la classe qu'il opprimera. La classe oppressive se détermine donc, en un sens, par voie de négation. Dans le cas des femmes, la caractéristique perçue par l'Oppresseur est évidemment la possibilité d'avoir des enfants, et par extension, les caractéristiques sexuelles secondaires.
Il existe différentes descriptions anthropologiques de ce phénomène historique, le premier tour de passe passe.
[Capacité à mettre des enfants au monde, source enviée de pouvoir politique ; mise en avant du pénis, organe reproducteur des hommes dont ils sont obsédés, qui devient l'organe de la suprématie de classe, l'acte sexuel évoluant en rappel de l'infériorité de classe des femmes]
Le premier stade de l'oppression est plus ou moins franc. L'Oppresseur peut révéler son jeu dans le contexte de la seconde étape. Il lui faut en effet dissimuler son activité de formation d'une classe politique en vue d'éviter la résistance. La consolidation et le maintien de l'oppression exigent que la charge de l'oppression revienne aux Opprimés afin de justifier l'oppression comme partie nécessaire et naturelle de l'ordre de l'univers. Les Opprimés, groupe d'individus, se retrouvent ainsi transformés en fonction particulière de la société. Cette fonction devient alors un instrument ou un prolongement de la société. Il me semble évident que l'aptitude à mettre au monde des enfants, aptitude que possèdent certains individus de la société, est devenue une fonction nécessaire à la société. Il est évident aussi que cette aptitude individuelle a été transformée politiquement, c'est à dire artificiellement,en incapacité de classe. Après avoir sournoisement amené les femmes dans cette fausse position, les hommes furent à même de consolider l'activité oppressive en schémas sociaux appelés aujourd'hui "institutions".
Ces premiers tours de passe passe permirent aux hommes de faire passer ces institutions pour des "protections". Le mariage en est l'exemple le plus évident. Les lois parlent clairement. La femme est le prolongement de son mari. Etant donné ce principe, la structure de l'institution ne peut surprendre personne : aucune liberté de mouvement, aucune rétribution du travail domestique, et des relations sexuelles selon le bon vouloir et la décision du mari. [...] Une des "réalisations" les plus célèbres de l'ancien Mouvement des Femmes fut "l'Acte de Propriété de la Femme Mariée". Sur quelle base éventuelle pourrait-on sauver l'institution du mariage ?
J'ai dit plus haut que le seul changement possible de l'oppression féminine aurait été la conscience de l'oppression chez les Opprimés. Il a fallu enchaîner les esclaves de la première génération. Mais dès la seconde génération, seuls quelques esclaves durent subir les chaînes ou la coercition. Quand les opprimés sont isolés les uns des autres, quand ils voient depuis la naissance les membres de leur classe jouer certains rôles et quand les conditions de libération ne représentent qu'une modification de la situation immédiate, les esclaves peuvent accepter leur définition politique d'Opprimés ou d'Inférieurs. Mais aucun être humain ne peut "accepter" l'oppression en tant que telle. Le dilemme, du point de vue psychologique, est de résister à l'Oppresseur ou d'accepter d'être inférieur, avec tout ce que cela implique. L'alternative à ce dilemme est d'accepter la notion d'identité comme prolongement d'un autre individu. La vie même d'une femme en tant qu'être humain dépend de son adhésion et de son identification à la classe qui lui est opposée, à savoir les hommes.
Certaines femmes du Mouvement prétendent que le phénomène de l'amour, en particulier celui de "l'amour romantique", est relativement récent. Mais avant d'entrer dans la polémique, je dois signaler l'importance même du problème de l'amour. [...]
Cette condition mentale, si désespérément recherchée par les femmes ne me semble pas particulièrement mystérieuse. Apparemment "l'Amour" est une réponse traditionnelle à l'oppression accablante. De plus, il fait partie du processus d'identification avec "l'Homme". Aimer c'est s'abandonner. C'est probablement pour l'opprimée la seule façon d'échapper à son oppression.
La prostitution est le type même de fausse alternative au mariage. Cette sinistre leçon de choses permet à l'Oppresseur de maintenir la femme moyenne enfermée dans la prison du mariage, subordonnée à son Oppresseur.
Le viol est une activité terroriste.
Les rôles, distincts de la fonction*, sont l'expression des caractères de classe des institutions.
Ce que le Mouvement appelle les activités pour les "droits civils", par exemple la lutte contre la discrimination dans l'emploi, sont à n'en pas douter des aspects secondaires de l'oppression des femmes dans la mesure où ils reflètent les rôles attribués aux femmes au sein des principales institutions sexuelles. Combattre la discrimination dans l'emploi et en faire le pivot de la lutte contre l'oppression des femmes est plus ou moins analogue au cas des noirs qui combattaient pour la même cause dans les années 1850, croyant attaquer le cœur de leur oppression. Tactique suicide !
La religion est, semble-t-il, le type d'instrument officiel destiné à faciliter l'adaptation de la conscience des femmes à l'oppression. Il ne faut pas oublier qu'une théorie de l'oppression des femmes doit envisager tous les cas, toutes les structures et toutes les institutions de cette oppression.
... et que dire de toutes ces lois faites par les hommes qui décident de l'utilisation du corps des femmes, comme par exemple les lois sur le contrôle de la natalité et les lois sur l'avortement.
Je voudrais proposer brièvement un programme destiné à enrayer l'oppression des femmes. Manifestement, les femmes -le plus grand nombre de femmes- doivent avant tout se couper des institutions sexuelles et s'organiser pour créer un contre-pouvoir opposé à celui des hommes. Aussi, je vous en prie, pour votre bien et celui du Mouvement, ne vous mariez pas. Une fois les institutions majeures minées ainsi, il faut lutter pour trouver les moyens de passer de l'oppression à la liberté.
Les Féministes (The Feminists) ont avancé un programme de dédommagements élaboré sur le modèle des programmes de l'Administration des Anciens Combattants. Ceci pourrait être fait par un Ordre de l'Exécutif. Ce programme, comme celui de l'Administration des Anciens Combattants, comprendrait trois catégories de bénéficiaires : femmes célibataires, femmes mariées et femmes ayant des personnes à charge. Ce serait un engagement national à une telle échelle que les dépenses se rapprocheraient vraisemblablement de celles que nous consacrons actuellement à la "défense" militaire. Il serait naïf de croire que n'importe quel gouvernement, et à plus forte raison le nôtre, est prêt à admettre la nécessité d'un tel engagement sans une énorme pression.
Quant à la tactique, je crois que la méthode la plus efficace consiste à isoler l'objectif et à l'attaquer sous tous les angles, jusqu'à la chute définitive. Prenons le cas du mariage. Il faudra développer une campagne d'éducation massive. Et ensuite faire un procès au mariage en s'inspirant du Treizième Amendement de la Constitution des Etats-Unis qui déclare l'illégalité de l'esclavage et du servage involontaires. Notre gouvernement, comme tous ceux que je connais, peut prétendre que le mariage est une forme de servitude volontaire. Mais les femmes n'étant pas informées des termes du contrat et cette ignorance étant à l'origine de l'annulation de toute autre forme de contrat de travail, force est de déclarer nul le contrat de mariage. Même les Nations Unies peu favorables aux points de vue "radicaux", affirment que le servage** ne va pas de soi dans la condition humaine. Ainsi, à moins de proclamer que les femmes ne sont pas humaines -idée qui n'est pas neuve- la "servitude volontaire" est une contradiction dans les termes. "
Ti Grace Atkinson
Conférence à Kingston, Rhode Island, 4 mars 1970
Ti Grace Atkinson est une féministe en rupture avec le féminisme réformiste, théoricienne du féminisme radical et des rôles sociaux des sexes.
J'ai supprimé ou résumé quelques phrases et paragraphes, suppressions et résumés signalés par des [entre crochets]. Une conférence-discours, pour celles qui en ont fait, peuvent et doivent même être redondantes, c'est une façon de rythmer son propos, comme un refrain dans un chant. A l'écrit, au contraire, la redondance est à proscrire.
* Cette notion de rôle, distinct de la fonction, est repris par Orna Donath dans Le regret d'être mère.
** Le servage ou péonage n'est pas la même forme d'asservissement que l'esclavage ; le serf ou péon, contrairement à l'esclave qui ne s'appartient pas, qui peut être acheté ou vendu, le serf, lui est un humain libre, à ceci près qu'il n'est pas libre de ses mouvements. Il doit en effet à son suzerain une dette qu'il rembourse sous forme de corvées et de dîmes, de paiements en récoltes ou en produit de chasse ou d'élevage. Il doit donc habiter jusqu'à extinction de sa dette sur les terres de son suzerain.
Lire Dette, 5000 ans d'histoire de David Graeber.
Il existe différentes descriptions anthropologiques de ce phénomène historique, le premier tour de passe passe.
[Capacité à mettre des enfants au monde, source enviée de pouvoir politique ; mise en avant du pénis, organe reproducteur des hommes dont ils sont obsédés, qui devient l'organe de la suprématie de classe, l'acte sexuel évoluant en rappel de l'infériorité de classe des femmes]
Le premier stade de l'oppression est plus ou moins franc. L'Oppresseur peut révéler son jeu dans le contexte de la seconde étape. Il lui faut en effet dissimuler son activité de formation d'une classe politique en vue d'éviter la résistance. La consolidation et le maintien de l'oppression exigent que la charge de l'oppression revienne aux Opprimés afin de justifier l'oppression comme partie nécessaire et naturelle de l'ordre de l'univers. Les Opprimés, groupe d'individus, se retrouvent ainsi transformés en fonction particulière de la société. Cette fonction devient alors un instrument ou un prolongement de la société. Il me semble évident que l'aptitude à mettre au monde des enfants, aptitude que possèdent certains individus de la société, est devenue une fonction nécessaire à la société. Il est évident aussi que cette aptitude individuelle a été transformée politiquement, c'est à dire artificiellement,en incapacité de classe. Après avoir sournoisement amené les femmes dans cette fausse position, les hommes furent à même de consolider l'activité oppressive en schémas sociaux appelés aujourd'hui "institutions".
Ces premiers tours de passe passe permirent aux hommes de faire passer ces institutions pour des "protections". Le mariage en est l'exemple le plus évident. Les lois parlent clairement. La femme est le prolongement de son mari. Etant donné ce principe, la structure de l'institution ne peut surprendre personne : aucune liberté de mouvement, aucune rétribution du travail domestique, et des relations sexuelles selon le bon vouloir et la décision du mari. [...] Une des "réalisations" les plus célèbres de l'ancien Mouvement des Femmes fut "l'Acte de Propriété de la Femme Mariée". Sur quelle base éventuelle pourrait-on sauver l'institution du mariage ?
J'ai dit plus haut que le seul changement possible de l'oppression féminine aurait été la conscience de l'oppression chez les Opprimés. Il a fallu enchaîner les esclaves de la première génération. Mais dès la seconde génération, seuls quelques esclaves durent subir les chaînes ou la coercition. Quand les opprimés sont isolés les uns des autres, quand ils voient depuis la naissance les membres de leur classe jouer certains rôles et quand les conditions de libération ne représentent qu'une modification de la situation immédiate, les esclaves peuvent accepter leur définition politique d'Opprimés ou d'Inférieurs. Mais aucun être humain ne peut "accepter" l'oppression en tant que telle. Le dilemme, du point de vue psychologique, est de résister à l'Oppresseur ou d'accepter d'être inférieur, avec tout ce que cela implique. L'alternative à ce dilemme est d'accepter la notion d'identité comme prolongement d'un autre individu. La vie même d'une femme en tant qu'être humain dépend de son adhésion et de son identification à la classe qui lui est opposée, à savoir les hommes.
Certaines femmes du Mouvement prétendent que le phénomène de l'amour, en particulier celui de "l'amour romantique", est relativement récent. Mais avant d'entrer dans la polémique, je dois signaler l'importance même du problème de l'amour. [...]
Cette condition mentale, si désespérément recherchée par les femmes ne me semble pas particulièrement mystérieuse. Apparemment "l'Amour" est une réponse traditionnelle à l'oppression accablante. De plus, il fait partie du processus d'identification avec "l'Homme". Aimer c'est s'abandonner. C'est probablement pour l'opprimée la seule façon d'échapper à son oppression.
La prostitution est le type même de fausse alternative au mariage. Cette sinistre leçon de choses permet à l'Oppresseur de maintenir la femme moyenne enfermée dans la prison du mariage, subordonnée à son Oppresseur.
Le viol est une activité terroriste.
Les rôles, distincts de la fonction*, sont l'expression des caractères de classe des institutions.
Ce que le Mouvement appelle les activités pour les "droits civils", par exemple la lutte contre la discrimination dans l'emploi, sont à n'en pas douter des aspects secondaires de l'oppression des femmes dans la mesure où ils reflètent les rôles attribués aux femmes au sein des principales institutions sexuelles. Combattre la discrimination dans l'emploi et en faire le pivot de la lutte contre l'oppression des femmes est plus ou moins analogue au cas des noirs qui combattaient pour la même cause dans les années 1850, croyant attaquer le cœur de leur oppression. Tactique suicide !
La religion est, semble-t-il, le type d'instrument officiel destiné à faciliter l'adaptation de la conscience des femmes à l'oppression. Il ne faut pas oublier qu'une théorie de l'oppression des femmes doit envisager tous les cas, toutes les structures et toutes les institutions de cette oppression.
... et que dire de toutes ces lois faites par les hommes qui décident de l'utilisation du corps des femmes, comme par exemple les lois sur le contrôle de la natalité et les lois sur l'avortement.
Je voudrais proposer brièvement un programme destiné à enrayer l'oppression des femmes. Manifestement, les femmes -le plus grand nombre de femmes- doivent avant tout se couper des institutions sexuelles et s'organiser pour créer un contre-pouvoir opposé à celui des hommes. Aussi, je vous en prie, pour votre bien et celui du Mouvement, ne vous mariez pas. Une fois les institutions majeures minées ainsi, il faut lutter pour trouver les moyens de passer de l'oppression à la liberté.
Les Féministes (The Feminists) ont avancé un programme de dédommagements élaboré sur le modèle des programmes de l'Administration des Anciens Combattants. Ceci pourrait être fait par un Ordre de l'Exécutif. Ce programme, comme celui de l'Administration des Anciens Combattants, comprendrait trois catégories de bénéficiaires : femmes célibataires, femmes mariées et femmes ayant des personnes à charge. Ce serait un engagement national à une telle échelle que les dépenses se rapprocheraient vraisemblablement de celles que nous consacrons actuellement à la "défense" militaire. Il serait naïf de croire que n'importe quel gouvernement, et à plus forte raison le nôtre, est prêt à admettre la nécessité d'un tel engagement sans une énorme pression.
Quant à la tactique, je crois que la méthode la plus efficace consiste à isoler l'objectif et à l'attaquer sous tous les angles, jusqu'à la chute définitive. Prenons le cas du mariage. Il faudra développer une campagne d'éducation massive. Et ensuite faire un procès au mariage en s'inspirant du Treizième Amendement de la Constitution des Etats-Unis qui déclare l'illégalité de l'esclavage et du servage involontaires. Notre gouvernement, comme tous ceux que je connais, peut prétendre que le mariage est une forme de servitude volontaire. Mais les femmes n'étant pas informées des termes du contrat et cette ignorance étant à l'origine de l'annulation de toute autre forme de contrat de travail, force est de déclarer nul le contrat de mariage. Même les Nations Unies peu favorables aux points de vue "radicaux", affirment que le servage** ne va pas de soi dans la condition humaine. Ainsi, à moins de proclamer que les femmes ne sont pas humaines -idée qui n'est pas neuve- la "servitude volontaire" est une contradiction dans les termes. "
Ti Grace Atkinson
Conférence à Kingston, Rhode Island, 4 mars 1970
Ti Grace Atkinson est une féministe en rupture avec le féminisme réformiste, théoricienne du féminisme radical et des rôles sociaux des sexes.
J'ai supprimé ou résumé quelques phrases et paragraphes, suppressions et résumés signalés par des [entre crochets]. Une conférence-discours, pour celles qui en ont fait, peuvent et doivent même être redondantes, c'est une façon de rythmer son propos, comme un refrain dans un chant. A l'écrit, au contraire, la redondance est à proscrire.
* Cette notion de rôle, distinct de la fonction, est repris par Orna Donath dans Le regret d'être mère.
** Le servage ou péonage n'est pas la même forme d'asservissement que l'esclavage ; le serf ou péon, contrairement à l'esclave qui ne s'appartient pas, qui peut être acheté ou vendu, le serf, lui est un humain libre, à ceci près qu'il n'est pas libre de ses mouvements. Il doit en effet à son suzerain une dette qu'il rembourse sous forme de corvées et de dîmes, de paiements en récoltes ou en produit de chasse ou d'élevage. Il doit donc habiter jusqu'à extinction de sa dette sur les terres de son suzerain.
Lire Dette, 5000 ans d'histoire de David Graeber.
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