David Graeber, l'auteur, est anthropologue : il écrit une histoire de la dette, de la monnaie et de la guerre, une histoire des échanges humains.
Demandez à un économiste ce qu'est la monnaie ? Il va vous répondre en bafouillant que c'est un instrument financier parmi d'autres ; je dirais moi que c'est une fabrication, une convention sociale ; David Graeber ne répond pas de façon tranchée.
Rédemption, rachat (redeem en anglais), péché, défaut (faire défaut), jour du Jugement dernier, jour de bilan où on solde tous les comptes, le vocabulaire économique de la dette est religieux ; les paraboles ambivalentes du Christ parlent aussi de dettes et de gratification de celui qui sait agrandir un capital : exemple, la parabole des talents. Nous serions tous nés avec une dette primordiale : une dette envers nos ancêtres qui nous ont donné la vie, et que nous devons rembourser avec des sacrifices, et en transmettant nous aussi la vie reçue, créant ainsi de nouveaux endettés. Reconnaissez qu'on pourrait commencer plus léger ? Non, on naîtrait tous lestés d'une dette !
Lequel, du crédit, de la monnaie, du troc, est arrivé en premier dans l'histoire humaine ? La thèse défendue par Graeber est que, contrairement à ce que prétendent les économistes, ce n'est pas le troc, mais bien le crédit qui arrive en premier, ensuite la monnaie, née du besoin de financement des guerres par les états, puis le troc, quand les monnaies s'effondrent, quand arrive la perte de confiance ou le trop plein d'émission de monnaie. Le troc est un pis-aller quand tous le reste part en morceaux, il s'arrête quand la valeur de la monnaie est restaurée, car il n'est pas commode du tout. Le crédit, système d'échange basé sur la confiance (racine credo en latin, qui donne aussi créance) est possible dans des proto-sociétés où les gens échangent des biens et des services ; l'invention de l'écriture est imposée par le besoin de recenser des stocks de grains issus des récoltes, de tenir la comptabilité des débits et des crédits : on trace d'abord des bâtons sur des tablettes d'argile, puis on élabore un système plus fin et compliqué, des chiffres puis des idéogrammes. Ca calme bien, hein, Marcel Proust ? Pour annuler les dettes, on casse les tablettes. Dans l'Antiquité, quand la dette fait fuir les paysans nourriciers des villes, car criblés d'impôts, de taxes et de corvées, pour redevenir bergers itinérants, on casse toutes les tablettes ; toutes les révolutions humaines ont eu le même acte fondateur, annuler la dette, la Révolution Française n'y a pas manqué, abolissant du même coup le servage. Les serfs (péons) sont une classe sociale qui doit des dîmes, des corvées à un suzerain ; accumulée au fil des générations, leur dette impossible à rembourser, ils ne pouvaient quitter le domaine où ils travaillaient. A comparer avec le statut des femmes pourvues de maris et d'enfants qui doivent des services ménagers sans contrepartie. Au nom de quelle dette ? Par la pesanteur de l'HIStoire.
La traite (la lettre de change de mes cours de compta !) sur l'avenir a commencé quand les humains ont commencé à marcher sur leurs pattes de derrière ; devinez qui gageait les dettes ? Mais les femmes et filles, bien sûr ! Certains s'endettaient au point de donner en gage leurs femmes (comme servantes ou comme prostituées) et filles à naître sur trois ou quatre générations ! Les filles et femmes furent en réalité les premières monnaies d'échange. Comme elles font des petits, elles sont traitées comme on traite les bêtes d'élevage, qui gageaient aussi les dettes. On revient donc de loin, nous les femmes en terme de poids de culpabilité et de péché. Parce que le péché et la dette, c'est la même chose : remettre des péchés et remettre une dette, c'est pareil.
Ecrit en 2008, commencé avant la crise des subprimes qui précipita des familles entières dans la misère et le troc pour survivre, Graeber compose un livre brillantissime couvrant 5000 ans d'histoire de l'humanité vue à travers le prisme de la dette. David Graeber, anthropologue et marxiste voulait écrire une "thèse élégante et érudite" sur comment nous en sommes arrivés au point où nous en sommes aujourd'hui de cette crise majeure du capitalisme qui fabrique ses propres accidents, semble s'en relever en racontant une autre histoire (les prévisions apocalyptiques sur le climat n'en seraient qu'une de plus). Mais combien de temps encore pourra-t-il tenir en épuisant la nature, ce qui est son essence même, sa vraie histoire ?
Vous saurez tout de l'invention de l'esclavage, puis du servage (péonage, dans les termes de Graeber), de l'invention des états, des guerres, puis de la monnaie pour les financer, de la colonisation et du capitalisme qui en découle -accumulation primitive-, des "dettes d'honneur" des hommes violents exacerbés par leur honneur et celui de LEURS femmes, biens échangeables dont il est prudent de ne pas démonétiser les qualités, toujours sujettes à caution, parce que les femmes même asservies, assujetties, même tenues sous un joug féroce, ont toujours des velléités de révolte et de libre-arbitre comme n'importe quel péon ou esclave ! Parsemé de notations drôles, d'hypothèses historiques sur la colonisation (reconstitution de la dernière partie de jeu entre l'affreux Cortès et le roi Moctezuma), de citations d'auteures féministes dont Silvia Federici, avec laquelle il a des affinités marxistes, et de Gerda Lerner, historienne du patriarcat entre autres, best seller aux Etats-Unis dès sa première parution, cet ouvrage est dans la lignée d'auteurs de très bonne vulgarisation comme Jared Diamond (Effondrement, De l'inégalité parmi les sociétés...) ou, dans une autre discipline, de Mike Davis, historien de l'urbanisme et ses productions remarquables sur les catastrophes urbaines, ses conjectures sur l'avenir de l'humanité dans des mégalopoles tentaculaires. Le livre s'arrête sur la tension du moment présent :
quelle sera notre histoire future ? Avons nous épuisé tout notre crédit envers la nature et la planète qui nous font vivre, la continuation de l'histoire humaine est-elle possible ?
" Quelles sortes de promesses des hommes et des femmes authentiquement libres pourraient-ils se faire entre eux ? Au point où nous en sommes, nous n'en avons pas la moindre idée. La question est plutôt de trouver comment arriver en un lieu qui nous permettra de le découvrir. Et le premier pas de ce voyage est d'admettre que, en règle générale, comme nul n'a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n'a le droit de nous dire ce que nous devons ". David Graeber
Décidément, le livre de mon été 2019 !
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