samedi 9 décembre 2023

La revanche des autrices - Enquête sur l'invisibilisation des femmes en littérature

Par Julien Marsay, agrégé de lettres modernes, administrateur du compte Twitter Autrices Invisibilisées. 


" Il vaut mieux être ma femme qu'un écrivain de second ordre. " 
André Malraux, à propos de sa femme Clara, écrivaine à l'oeuvre importante, et traductrice en français de Une chambre à soi de Virginia Woolf, une pas-grand-chose selon son glorieux mari.   

Elles s'appellent Héloïse, Louise, Christine, Marie-Madeleine, Aurore, Sidonie, Germaine, Louise encore, Marie, Marguerite, Madeleine, Olympe, Antoinette. Elles ont écrit des poèmes, des manifestes, inventé le roman moderne, publié de leur vivant des best-sellers comme on ne disait pas de leur temps, été rééditées tellement leurs oeuvres avaient de succès, cartonnaient dirait-on aujourd'hui, certaines étaient même traduites en plusieurs langues. Elles sont veuves, célibataires ou divorcées, elles cherchent à s'émanciper des tutelles masculines qui subordonnent les femmes, et elles vivent de leur plume comme les hommes. Qu'à cela ne tienne, à part quelques incontournables qui surnagent, la postérité a oublié leur nom. Bien aidée, la postérité, par le torpillage masculin de leur talent et de leur héritage. Selon plusieurs techniques et coups bas, comme ils savent en commettre.

La moquerie d'abord : "Précieuses (ridicules)", "femmes savantes" (Molière), ou "bluestockings" (les anglais), traduit par bas-bleus en français, les qualificatifs ridicules et péjoratifs ne manquent pas pour moquer les autrices.
L'omission dans les anthologies et les académies qui attribuent des prix littéraires, composées par de savants littérateurs se piquant de différencier le bon du mauvais goût, le génie du médiocre, le bon grain de l'ivraie, est le premier stade de l'effacement, le génie étant apanage masculin, avec en second l'attribution de l'oeuvre d'une femme à un homme. Comme si une anthologie n'était pas subjective, et le bon goût, juste le (mauvais ?) goût que quelqu'un (et d'une époque) qui se pousse du col et distribue des médailles. Les autrices femmes ont été systématiquement écartées des anthologies et des manuels scolaires, tous écrits par des hommes, bien sûr. Le Lagarde et Michard qu'on ne présente plus, en prend pour son grade. Que dire de l'Académie Française, ce bastion resté longtemps hostile à la pénétration des autrices ? Même pensum du côté des Prix littéraires dont les récompenses vont toujours majoritairement aux auteurs hommes quand bien même la production de littérature serait devenue paritaire, ainsi que l'élection du public lecteur. A tel point que le Prix Femina (jury féminin, attribuant ses prix indifféremment à l'un ou l'autre sexe) est créé en 1904 pour contrebalancer le prestigieux mais misogyne Goncourt, sélectionnant et récompensant toujours des hommes. 

Echappent au sort commun Louise Labé, Marie-Madeleine Pioche Lavergne dite Madame de Lafayette du nom de son époux, Sidonie-Gabrielle Colette (dont l'oeuvre était usurpée par son mari Willy, seul signataire, à ses débuts), Olympe de Gouges et George Sand née Aurore Dupin, qui choisit, elle, de publier sous un pseudonyme à prénom d'homme, autre façon de s'effacer en tant qu'autrice, de s'auto-invisibiliser, l'environnement étant supposé à raison défavorable. Elles sont toutes désormais consacrées dans et par les programmes scolaires. Ne pas signer ses oeuvres est un autre moyen de s'auto-annuler. Les autrices signaient peu leurs oeuvres, hélas. Il est ainsi plus facile de les attribuer à un mâle de leur entourage, au motif qu'il est impensable qu'une femme puisse produire de tels chefs-d'oeuvre. Ainsi se moque la postérité. 

Le musellement, l'étouffement, sous le qualificatif de "muse de" est aussi une autre bonne façon de faire taire l'artiste ou l'autrice. Une muse se contente d'inspirer, elle ne dit rien, ne produit rien. Or, la plupart de celles qu'on nous présente aujourd'hui comme "muses" ont leur production d'oeuvres en propre. Marie de Gournay, éditrice de Montaigne et écrivaine elle-même, illustre bien ce statut. Epouse de, sœur de, amante de, combien d'autrices ont-elles subi le sort de l'effacement, du pillage de leurs oeuvres par un homme, cancelisées, annulées, leur auctorialité déniée. L'ouvrage regorge d'exemples de femmes plagiées, dépouillées de leur statut d'autrice au profit d'hommes de leur entourage. 

L'autodafé est aussi un efficace moyen d'effacer une autrice : la correspondance de Flaubert avec Louise Colet, autrice prolifique du XIXè siècle de récits de voyage, de romans autofictionnels, de manifestes protestataires et féministes, reconnue, éditée, mieux, traduite, n'est constituée que des lettres de Flaubert à Louise, les lettres de  Louise ayant été brûlées un soir par Gustave Flaubert lui-même, avec l'aide de Maupassant, Gustave ne voulant pas laisser à la postérité une 'correspondance trop intime', vu que Louise était accessoirement son amante. Notez qu'il ne vient pas à l'idée de Gustave de brûler ses propres lettres au nom de la préservation de son intimité ! L'enfer des femmes est pavé des bonnes intentions, ou des intentions hypocrites des hommes. La misogynie de l'époque fait le reste. Pour des ressources sur Louise Colet : lien vers Louise, fière de lettres, sur le site numérique de la BNF

La postérité des autrices.
Grâce au travail d'exhumation des féministes, qui n'hésitent d'ailleurs pas à retourner le stigmate (bas-bleu par exemple, ou pétroleuses, qu'elles s'attribuent à elles-mêmes), grâce au cinéma, à ses metteuses en scène et scénaristes, grâce aux femmes autrices qui leur consacrent des biographies, grâce aux réseaux numériques sociaux et leur hashtags #herstory, #womensart, autrices invisibilisées, compte Twitter administré par Julien Marsay, Les Sans Pages pour Wikipedia, cette encyclopédie numérique à la testostérone, bien d'autres ; grâce également à des sites internet spécialisés, elles sortent de l'ombre et prennent leur revanche. Et grâce à ce louable livre-enquête, écrit par Julien Marsay, professeur de lettres modernes, voulu pour donner des outils et des ressources aux professeur-es de littérature et de philosophie. N'hésitez pas à vous en emparer, à vous en inspirer si vous êtes professeure, il est bourré de ressources, enrichi de longues citations des autrices évoquées, et sa lecture fait du bien. 

Au vu de tout ce qui précède, je me permets quelques conseils si vous avez un projet d'écriture ou d'oeuvre artistique :

Si vous tenez à vous marier, ne faites pas comme Clara Malraux (qui était riche et André, non, lequel a d'ailleurs profité du mariage pour dilapider la fortune de sa femme). Optez pour le contrat de mariage qui préserve vos avoirs personnels, même modestes, présents et à venir. Vous n'êtes pas à l'abri du succès. Et au contraire de Clara Goldschmidt / Malraux, gardez impérativement votre nom, même (surtout) si votre mari est lui aussi artiste ou auteur. 
Signez vos oeuvres. On apprend à la lecture du livre que les femmes signaient peu leurs oeuvres, même Madame de la Fayette ne signait pas. 
Revendiquez votre signature et poursuivez tous les plagiats et toutes les contrefaçons. On ne vient pas se servir dans votre production, c'est odieux. Vous pouvez aussi publier sous pseudonyme, ainsi pas de confusion possible avec André ou Jean-Michel, auteur lui aussi, si vous portez son nom. Se faire un prénom est déjà difficile pour un homme, alors pour une femme, c'est quasi mission impossible.
Défendez votre personnalité indépendante et votre oeuvre, vous avez la valeur que les éditeurs et votre public vous reconnaissent, pas celle de femme de, fille de, mère de, maîtresse de, muse de. 
Si vous avez des enfants, défendez pied à pied votre espace : le bureau où maman travaille, à la porte duquel on frappe avant d'entrer, et où d'ailleurs, comme dans le "bureau de papa" on ne rentre de préférence pas. Sauf s'il y a le feu, et encore ! 
D'ailleurs, voici un modèle d'indépendance qui peut inspirer : Siri Ustvedt. Presque personne ne sait que Paul Auster et elle forment un couple à la ville, et vivent ensemble à Brooklyn, mais dans des espaces séparés, jalouse qu'elle est de son indépendance et de son oeuvre traduite en seize langues. J'ai chroniqué sur ce blog Un monde flamboyant, son chef d'oeuvre, sur le sujet artiste et femme de, mère de, artiste invisibilisée et annulée. 

A vos plumes. Exprimez-vous, défendez vos idées et vos oeuvres, en mémoire de toutes ces femmes autrices inspirantes. 

2 commentaires:

  1. Merci pour ce conseil de lecture inspirant. Pour avoir tenté de faire publier mes livres, je sais à quel point le milieu est misogyne. J'ai pu retrouver sous la plume d'auteurs la trame d'un de mes livres, sans pouvoir prouver qu'ayant circulé chez les éditeurs, il ait pu séduire un de ses lecteurs qui a pensé traiter le propos beaucoup mieux que moi n'est-ce pas. Bonne année Hypathie

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    1. Je pense en effet que c'est prendre un risque d'envoyer ses romans ou écrits à des éditeurs, (sans savoir comment parer ces mauvais coups) qui ne les publieront pas mais n'auront aucun scrupule à s'en inspirer ou en donner l'idée à leur écurie d'auteurs. Je l'expérimente modestement sur mon blog : articles lus sans doute possible, partagés par personne, mais dont je retrouve comme par hasard mes expressions "idiosyncratiques" dans la bouche ou sous la plume d'autres.

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