"Si la coercition est employée surtout pour suppléer à l'intériorisation des interdits, absente chez les jeunes, et pour la créer, celle-ci n'est jamais si parfaite que des relâchements ne se produisent. Entre la coercition pure et l'intériorisation pure, le qu'en dira-t-on joue sur les deux tableaux, faisant intervenir à la fin la présence d'autrui et la honte ou son inverse, l'honneur. "On peut, dit toujours Cazaurang, signaler un petit geste d'une maîtresse de maison d'autrefois. Il arrivait qu'elle profite de l'absence des autres membres de la famille pour céder à la gourmandise. Elle se confectionnait en aparté quelque petit plat ou simplement le café. Un importun survenait-il ? Vite, l'objet du péché était glissé dans le four éteint, près du foyer."
Alors que pour les jeunes, les interdictions alimentaires restent -même intériorisées- de l'ordre de la contrainte, et d'autant plus qu'elles sont liées à un statut nécessairement transitoire, elles sont intégrées, pour les femmes, à un système répressif plus vaste, qui permet une plus grande souplesse dans le détail. Ce système est l'idéologie du rôle d'épouse et de mère.
En effet, les femmes sont gérantes de la maison, et comme tout contremaître, se trouvent confrontées à des situations pour lesquelles aucune consigne n'existe. A ce moment, un principe général prend le relais des interdictions précises qui deviennent inappropriées. Ce principe général est simple : l'épouse et mère doit en toute occasion préserver les privilèges de l'époux et père, et se "sacrifier".
Les choses ne se passent pas de la même façon dans toutes les sociétés. Ainsi en Tunisie, la consommation différentielle est obtenue par des modalités radicalement différentes. Les hommes font deux ou trois repas par jour, les femmes en font un ou deux, et ces repas ne coïncident jamais. Les femmes utilisent pour les leurs des aliments préparés une fois par an, et obtenus à partir de denrées de deuxième qualité. Les repas qu'elles préparent pour les hommes utilisent au contraire des produits frais de première qualité. La séparation rigoureuse du lieu, du moment et de la substance de base des repas rend toute concurrence pour les aliments impossible entre hommes et femmes (Ferchiou 1968).
En France aujourd'hui, hormis quelques interdits spécifiques, tels que ceux de l'alcool et du tabac, hommes et femmes se nourrissent au même "pain et pot". La consommation différentielle ne procède pas, pour l'essentiel, de l'interdiction de tel ou tel aliment, mais par l'attribution de la part la plus petite et la plus médiocre de chaque aliment aux femmes. Il est difficile de dire si les circonstances -le partage de la même cuisine- rendent nécessaire la création et l'application d'un principe général, ou si l'existence de ce principe rend possible la confection d'une seule cuisine. Peut-être serait-il plus approprié d'avancer que seul un tel principe peut rendre compte de la variabilité du contenu de la consommation différentielle.
Dans un milieu, dans une famille, pour un niveau de vie donné, le contenu n'est pas si flexible : les mêmes plats reviennent régulièrement sur la table de semaine en semaine, et il n'est pas nécessaire de procéder à chaque fois à une nouvelle évaluation ou à une nouvelle répartition. Les parts sont fixées une fois pour toutes: dans chaque famille et dans chaque poulet, il y a le "morceau de papa".
Beef magazine - Pour les hommes qui ont du goût ! Obus : engins phalliques, virils et guerriers s'il en est.
Là encore, les restrictions sont vécues différemment, selon le degré d'intériorisation et le caractère transitoire ou définitif du statut auxquels elles sont attachées. Les enfants, et surtout les enfants mâles, les vivent comme des brimades, dont ils se vengeront dès la première occasion où ils auront accès au "morceau de papa" convoité durant des années. Les femmes croient avoir choisi le morceau auquel elles ont droit.
[...]
Mais point n'est besoin que le sacrifice soit aimé : il devient une seconde nature. C'est sans réfléchir que la maîtresse de maison prend le plus petit biftèque et, n'en prend pas du tout si, d'aventure, il n'y en a pas assez pour tout le monde. Elle dit : "Je n'en veux pas" et personne ne s'étonne, elle la dernière, que ce soit toujours la même qui "n'en veuille pas". Point n'est besoin non plus qu'elle se réfère à l'idéologie du sacrifice comme partie intégrante de la nature féminine, qu'elle ait conscience de sa générosité ou de son abnégation : le recours à un principe universel supposerait une situation sortant de l'ordinaire où les automatismes de la vie quotidienne ne suffisent plus à conduire l'action.
Quand on passe de la campagne à la ville et quand on passe des tranches basses de revenus aux tranches les plus élevées, la consommation de nourriture s'accroît. La consommation différentielle devient moins marquée dans ce domaine. Le niveau de consommation alimentaire étant plus élevé, on peut penser que les besoins de base sont mieux couverts et que les différences de consommation portent de plus en plus sur des qualités et des modalités moins visibles. D'autre part, la nourriture étant suffisamment abondante, on peut penser que les différences de consommation alimentaire tendent à disparaître tout à fait, et à se déplacer, ou à ne subsister que dans d'autres domaines.
Cependant, le caractère flexible de la consommation différentielle, le fait -commenté plus haut- que ce ne sont pas des contenus spécifiques qui sont définis mais des principes d'attribution, permet des retours en arrière quand pour une raison ou une autre l'échelle des valeurs relatives du ménage est modifiée. Un exemple permet d'illustrer ces retours en arrière qui eux-mêmes illustrent cette flexibilité. Dans la décennie des années 60, la France, et plus particulièrement Paris, connurent pendant une quinzaine de jours une pénurie de pommes de terre. La demande pour cette denrée de base étant peu élastique, les prix montèrent et des queues se formèrent devant les épiceries. Interrogée dans une de ces queues par un reporter radiophonique une femme répondit : "Je garde les pommes de terre pour mon mari ; les enfants et moi nous mangerons des pâtes ou du riz...". En dépit de la cherté relative des pommes de terre, l'acquisition d'un volume suffisant pour toute la famille n'eut pas grevé outre mesure le budget, eu égard tout au moins au prix subjectif important accordé par cette famille aux pommes de terre. Par contre, si, la valeur de gratification ne compensait pas le sacrifice budgétaire, comme la renonciation par la femme et les enfants le laisse à penser, le mari eût dû logiquement consommer aussi des pâtes et du riz. Il semble que la solution adoptée ne s'explique pas par l'impossibilité physiologique d'absorber des produits (de remplacement dans cette situation particulière) qui sont pourtant consommés de façon aussi régulière que les pommes de terre, ni par la situation économique de la famille, mais par la nécessité symbolique de marquer l'accès privilégié du mari-père aux biens rares ou devenus rares, cet accès privilégié étant à la fois signe et raison d'être de la hiérarchie de consommation.
Beef Magazine - Pour les hommes qui ont du goût - Tentatrices ! peut être interprété d'au moins deux façons.
Si la différentiation était étudiée dans tous les secteurs de consommation, on peut faire l'hypothèse que ce principe et ses corollaires se trouveraient confirmés ; les biens les plus rares dans chaque domaine et les domaines de consommation les plus prestigieux font l'objet d'un accès privilégié ; l'écart relatif entre les niveaux de vie des différents membres de la famille reste à peu près constant dans tous les milieux (et s'accuse en valeur absolue au fur et à mesure que l'accès privilégié porte sur des biens de plus en plus coûteux et que la différentiation s'exerce sur un volume global accru). En effet, avec l'accroissement de la part du budget disponible pour des dépenses non alimentaires, des consommations auparavant peu importantes ou inexistantes se développent. L'élévation du niveau de vie général peut donc permettre le développement de la différentiation dans certains domaines. En outre, elle permet l'émergence de domaines nouveaux de consommation, qui sont autant de nouveaux champs ouverts à l'exercice de la différentiation. Ainsi l'acquisition d'une voiture, dans un ménage où auparavant tous prenaient le métro, non seulement accroît considérablement la différence globale de consommation -l'écart de niveau de vie- entre l'utilisateur de la voiture* et les autres membres de la famille, mais aussi introduit la différentiation dans un domaine -le transport- jusqu'alors non différencié."
Christine Delphy - Economie politique du patriarcat - Tome I de L'ennemi principal - Syllepse 3ème édition 2013 - Pages 79 à 88. Les phrases en caractère gras sont de mon fait. Les couvertures de Beef Magazine, destiné clairement à une clientèle masculine, fournissent les illustrations.
* Tous les ménages que je connais où il y a deux voitures, c'est Madame qui roule avec la petite vieille voiture, et Monsieur qui roule avec la grosse voiture neuve, et le nombre de km parcourus n'entre même pas en ligne de compte dans cette répartition inégale : net accès privilégié au dominant !
Le magazine "Beef" en dit long sur l'inconscient des messieurs qui le lisent ! La femme est à la fois des boulettes de viande "tentatrices" ou une castratrice qui empêche de manger trop de frites - il n'est pas envisagé qu'elle aussi ait envie d'en manger. Pas étonnant que nous soyons si nombreuses à avoir des soucis avec la nourriture ^^
RépondreSupprimerC'est une politique sexuelle. Sur ce sujet comme sur les autres, ils ont une révolution de retard : leur estomac est un cimetière. C'est bon les frites à condition de ne manger que des frites sur un repas donné, mais pas à tous les repas, bien sûr. Les pommes de terre contiennent les glucides, les protéines et la vitamine C dont nous avons besoin, Parmentier avait raison. Le carnisme est un obscurantisme promu par eux, comme la plupart des autres obscurantismes. Il faut s'affranchir de tous les diktats patriarcaux : nous n'avons de leçon sur la nourriture à recevoir de personne, surtout pas des plus carbonés, personne n'a à nous dire ce qui est bien, bio et bon pour nous.
SupprimerJe suis tombée sur un texte d'une "flexitarienne" et j'ai haallucinée de la débilité du truc ................
RépondreSupprimerBon , je suis naïve , et je croyais que les flexitariens étaient des gens en voie de conversion au végétarisme , mais pas du tout ! ..................
En fait ce sont des Bobos pleins de bonté pour nos amis les bêtes , alors ils achettent de la bidoche Bio , et , comble de la connerie , cette Bobo disait qu'elle était consciente du sacrifice de l'animal et qu'elle se fendait d'un remerciement à sa côte de bœuf avant de l'ingurgiter ..................... Bon , sinon les arguments habituels genre : Nous les humains on est des omnivores , la nature nous a créés ainsi ...... Je fais attention au bien être animal ...... Je mange peu de viande et seulement de bonne qualité car trop de viande c'est mauvais pour ma santé ....... Et même l'argument massu : Si tous les humains étaient végétariens il y aurait trop d'animaux sur terre ..... Et l'argumet supréme : Qui sommes nous , nous autres riches pour nous préoccuper de cela alors qu'il y a tant de gens qui meurent de faim ..........................
La totale son texte ..................................
Bon , en fait les flexitariens sont des omnivores honteux . Ils mangent des animaux mais ils ont honte ...... A mon avis c'est ça qui doit être mauvais pour la santé : avoir honte de ce que l'on mange .....
Je m'excuse pour ce commentaire haineérvé mais alors là ........... Bon , je suis définitivement trop naïve ...
Clairement, le flexitarisme est une escroquerie de gens qui ont mauvaise conscience, mais qui s'en tirent en utilisant des arguments tirés par les cheveux et sans fondement éthique autre que leur égoïsme et leur estomac ! Quand à l'argument, il y aurait trop d'animaux sur terre : c'est exact, 1) les humains pullulent et 2) les animaux aux conditions de vie indignes qu'ils font naître et "produisent" en élevage sont trop nombreux, mais uniquement pour satisfaire leur égoïsme de viandards. Inutile de leur parler des poissons : c'est pire, la ressource est en voie de disparition, les océans sont quasi vides, et c'est notre oeuvre. Les générations futures nous maudiront.
SupprimerViens de voir ceci (ok pas récent):
RépondreSupprimerhttps://feminada.wordpress.com/2014/05/22/de-la-viande-et-des-hommes/
et ça
RépondreSupprimerhttps://feminada.wordpress.com/2013/10/01/lanimal-est-une-femme-comme-les-autres/
Merci pour la découverte de ce blog que je ne connaissais pas. Récent ou pas, l'article est de fond. Je vais partager sur Twitter ;))
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