vendredi 1 juin 2018

Porn Valley - Par Laureen Ortiz



" La chaleur se fait chaque jour plus lourde dans la Vallée. Mon seul horizon est la masse de contenus pornos que recèle Internet, qui s'étend à l'infini devant moi. J'y plonge régulièrement pour en extirper un nom, une information. Ou simplement pour prendre des nouvelles de quelqu'un. Les tweets de Savannah, désormais loin d'ici, dans le désert texan, témoignent d'une grande détresse. Ils sont lancés sans destinataire précis, au gré des courants de la plateforme, peut-être dans l'espoir que quelqu'un, quelque part, finisse par tomber dessus : "je bois de la vodka avec de l'eau du robinet", "je dois être folle", "le Botox est mon petit copain", "tout ce que je voulais, c'est être aimée", "j'ai pas été élevée comme tout le monde". [...] Et puis, le 13 août, la nouvelle tombe comme un couperet : "Je n'arrête pas le porno, j'ai juste été découragée, mais je vais rester positive." La rechute n'aura pas tardé, seulement deux semaines après sa tentative d'échapper à l'industrie qui la débecte. "

Huit ans d'enquête dans l'industrie du film -côté San Fernando Valley, celle des productions pornographiques, de l'autre côté des collines de Hollywood, les deux séparés par la désormais mythique Mulholland Drive, la route de crête, et celle des nouvelles technologies de la Silicon Valley qui développe et sécurise les plateformes d'hébergement des sites porno, le récit de Laureen Ortiz a la forme d'un road trip : dans la conurbation des Anges (Los Angeles), on ne se déplace qu'en voiture, tout piéton est suspect.
En voiture donc, au gré des rendez-vous -quelque-fois avec lapins à la clé, Laureen Ortiz rencontre stars du porno, producteurs, réalisateurs, dont certains passent du "civil" au porno (le vocabulaire de la profession est volontiers militaire), éditeurs de magazines (Penthouse, Hustler...), politiciens, lobbyistes, camgirls, ainsi que trois vétéran-t-e-s qui tentent de monter un syndicat pour imposer le port du préservatif sur les tournages. Préservatifs dont les clients des plateformes, et donc les industriels ne veulent pas, la loi Californienne imposant un dépistage des maladies "professionnelles" (SIDA, herpès, gonorrhée, chlamydiose) tous les quinze jours. " Le dépistage, la voilà la réponse. " disent les lobbyistes de l'Industrie, pour mieux refuser le préservatif.

A San Francisco, dans la Silicon Valley, les plateformes -Pornhub, Brazzers (Brothers, aux vieux Pères succèdent les Frères), Youporn, Digital Playground et Mindgeek..., hébergent, fournissent des contenus produits par d'autres, voire des contenus volés, ou à tout le moins sans copyright (la sextape piratée de Kim Kardashian pour laquelle elle a obtenu des dommages et intérêts à hauteur 5 millions de dollars fait exception à la règle), vendent du clic à des annonceurs publicitaires, des bandeaux à des partenaires apporteurs de business : ils pratiquent le "ruissellement" à l'envers, une sorte de trickle up -puisque décidément le concept est à la mode. Prenez l'exemple d'une camgirl, une jeune femme qui investit dans une camera avec une bonne définition et un ordinateur, décide de publier sur la Toile mondiale ses vidéos où elle fait un striptease ou se masturbe dans sa chambre à coucher,  juste pour payer son loyer et arrondir ses fins de mois pour élever correctement ses enfants : très vite, si elle gaze bien et fait du clic, elle devra se payer un agent, ou au moins un moyen de paiement sécurisé si elle décide de réserver ses films à ses abonnés. C'est là qu'interviennent les plateformes ; allez faire un tour sur Mindgeek : ambiance startup garantie, l'écran d'accueil ne montre rien d'une plateforme dédiée au porno. Notre camgirl (dont d'ailleurs le business s'est mondialisé en Roumanie où l'industrie investit dans des immeubles entiers de chambres à coucher où des "modèles" font face à des cameras et produisent industriellement des vidéos), sur un chiffre d'affaires mensuel de 1000 dollars n'en gardera que 300 pour elle, les 70 % restants paieront l'agent et les frais d'hébergement de la plateforme. Et, bien sûr, vous avez deviné : les filles performent, les mecs encaissent selon un modèle économique éprouvé depuis le fond des temps !

" En réalité, ce sont les patrons des plateformes de contenus, les producteurs et les agents qui détiennent le nerf de la guerre. Eux sont là pour durer, contrairement à celles qui finiront au rebut avant leur première ride. Le porno sert d'ascenseur social -retour inclus. "

L'auteure mène aussi son étude sociologique en interrogeant astucieusement ses personnages qui existent tous-tes dans la vraie vie : la quasi totalité ont été élevés par des parents catholiques et des institutions religieuses ; même les rivaux Larry Flynt et Bob Guccione, respectivement fondateurs de Hustler et Penthouse, ont été élevés, l'un par une famille méthodiste du Midwest, et l'autre est un fils d'immigrés siciliens élevé dans une famille catholique de New-York. D'ailleurs Larry Flynt, bipolaire tardivement diagnostiqué, expérimente pendant un an une courte crise mystique chez les chrétiens Born again, crise pendant laquelle il publie une couverture clamant " Nous ne prendrons plus les femmes pour de simples bouts de viande". Ce genre de promesse n'engage que ceux/celles qui les entendent, leur appétit d'ogres est insatiable. 


Dans une ambiance littéraire à la Bukovski, James Ellroy ou encore Bret Easton Ellis, road novel accompagné d'une bande-son pop-rock à base de The Cure, Rihanna... ce récit se lit comme un polar. Avec un vrai suspense : Laureen Ortiz retrouvera-t-elle Phyllisha, l'ex porn star dont elle n'a plus de nouvelles, avant son retour définitif à Paris ?

Industrie vampire, suceuse de sang, n'aimant que la chair fraîche, une "carrière" de camgirl ou plutôt de "modèle", d'actrice porno, dure de quelques semaines à quelques années. Après 45 ans -et encore juste pour les adeptes du botox et de la chirurgie plastique- le repositionnement est difficile.
" Le futur est incertain, mais le passé nous rappelle d'où l'on vient, et s'en affranchir est un projet illusoire. Les souvenirs ne s'effacent pas, a fortiori quand les images qu'ils charrient sont matérialisées dans la mémoire dure, informatisée, mondialisée... " Laureen Ortiz 

Les citations du livre sont en caractères gras et rouges.
Mes autres articles sur la pornographie pour appréhender la big picture :
Pornification : De La Folie des grandeurs au cinéma porno  - Par Jean-Luc Marret
A un clic du pire : comment la pornographie a colonisé nos pratiques sexuelles - Par Ovidie

4 commentaires:

  1. La pornographie c'est la nouvelle forme de bêtification des femmes. Les bêtes étant réduites à un corps au service du mâle.
    J'ai revu par hasard l'une de ces comédies francaises de 1963 (Carambolages de Marcel Bluwal) les femmes y sont des bibelots sans cervelle au service d'hommes qui matent systématiquement leurs fesses quand elles passent. Si elles ne sont plus baisables elles passent la serpillière.

    On ne peut plus faire de telles caricatures sexistes aujourd'hui donc on les loge ailleurs en en rajoutant dans la déshumanisation et la violence.
    Cela préfigure la pornographie

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Laureen Ortiz évoque aussi dans son livre le porno extrême avec des scènes de violence et d'humiliation où les actrices se font tirer les cheveux, cogner la tête contre les murs, et où des fellations profondes sont destinées à les faire vomir. Je ne suis pas allée en voir -bien j'aie dû m'informer un minimum pour écrire ce billet, je n'avais jamais vu de pornographie brute sans scénario, ni de camgirls. En fait, c'est destiné à un public masculin, c'est mécanique et répétif, très vite tu te mets sur avance rapide tellement c'est toujours la même chose, tellement c'est carrément emmerdant. On pense aux actrices qui doivent supporter des longues minutes de multiples pénétrations. Le porno féminin est encore à faire. J'avoue une lacune sur le porno lesbien, c'est un (micro-)marché de niche !

      Supprimer
  2. Pour moi le porno, qu'il soit masculin ou féminin, n'apporte strictement rien à l'humanité, au contraire. Mais c'est juste mon point de vue !

    RépondreSupprimer
  3. Merci pour le compte-rendu. J'aimerais bien le lire.

    RépondreSupprimer