Pour celles/ceux qui comme moi ont quelquefois pensé que manger est une perte de temps et se sont souvent contentées pour expédier la chose d'un sandwich, d'une pomme ou d'un yaourt, vous avez tout faux. Manger est plus que manger. Ça raconte une histoire, notre histoire individuelle, familiale, sociale, collective. C'est donc de la mémoire, de l'affect et des émotions.
Les exemples abondent dans la littérature et dans notre mémoire. Le Banquet de Platon est une œuvre philosophique fondamentale où une discussion philosophique se tient lors d'un repas arrosé entre amis, Proust coupeur de cheveux en 36, trempant une madeleine dans son thé va vous écrire plusieurs pages de souvenirs sentimentaux. La grand-mère de Jonathan Foer, immigrante juive américaine survivante de la guerre en Europe, vivait pieds nus et trouvait sa nourriture dans les ordures et les restes que les autres ne mangeaient pas. Aussi devenue américaine, stockait-elle la nourriture et bourrait-elle ses petits enfants de sucreries pour conjurer cette peur de la faim, expérience personnelle qui marque une vie. Enfin, se nourrir est synonyme de fêtes et de réunions familiales (qu'on n'est pas obligé-e-s d'aimer) ritualisées autour de la religion ou de dates historiques telles que Noël, Pâques, ou Thanksgiving, cette fête typiquement américaine commémorant l'histoire de pèlerins qui trouvent une cache de nourriture juste au moment où ils vont mourir de faim. Et puis on reste toute sa vie attachée aux saveurs et aux odeurs de la cuisine de la personne qui vous a nourries durant votre enfance ! Manger c'est donc aussi une histoire d'enfance.
Aussi quand vous faites une table d'information sur le végétarisme, vous avez diverses réactions dont certaines sont surprenantes et déroutantes : elles vont de la quête du bien-être, l'expression des inquiétudes d'une société secouée tous les six mois par un scandale alimentaire impliquant toujours la viande et le poisson mais qui veut éradiquer tous risques, les intolérances alimentaires (au gluten par exemple, très courantes), ou la grand-mère qui vous demande conseil parce qu'elle a offert pour Noël un lapin (cramponnez-vous pour ne pas dire que les animaux ne sont pas des jouets) à sa petite fille de 9 ans qui depuis refuse de manger de la viande car elle a fait le rapport entre son lapin adoré et les animaux qu'on lui fait manger (une fillette très douée et sensible au-delà de la moyenne), jusqu'aux réactions brutales voire violentes des gens qui se sentent agressés devant l'interdit de chair animale que nous avons choisi de nous poser à nous mêmes sans intervention extérieure parce que leur père et leurs grands pères étaient bouchers et chasseurs !
Foer, après avoir dit les fêtes juives familiales et l'histoire tragique de sa famille, enquête très sérieusement menée pendant 3 ans auprès des fermes industrielles (90 % de la production de viande) dont Smithfield Corporation, éleveur industriel de porcs, des fermiers traditionnels américains, auprès des activistes de la cause animale, PETA* notamment, et des abattoirs où il démontre qu'on ne peut y appliquer aucun traitement "humain" aux animaux pour cause de productivité ; la loi a beau imposer aux abattoirs l'étourdissement préalable (lois identiques en Europe et aux USA dans ce cas) avant égorgement et saignée, le convoyeur (chaîne industrielle de désassemblage) avance sans répit à vitesse constante, et si le pistolet matador s'enraye ou n'est pas convenablement chargé, la vache sera égorgée, pattes sciées et peau arrachée en pleine conscience, et les poules, poulets et dindes seront ébouillantés sans électro-narcose si le bain électrique ou le gaz ne font pas leur effet ! Moi aussi je me suis longtemps rassurée, croyant à la stricte application de la loi et pensant qu'elle épargnait ces tortures aux animaux, sauf qu'il faut se rendre à l'évidence, le système industriel productiviste est tel que les lois n'y sont pas applicables, et ce, que nous soyons aux Etats-Unis ou en Europe !
Ce que Foer découvre lors de son enquête est dévastateur. Son livre est le chemin d'une perte d'indifférence et d'une prise de conscience : celle de la façon dont nous traitons les milliards d'animaux que nous élevons, abattons et mangeons. L'entassement concentrationnaire, sans lumière du jour, dans les élevages hors-sol, l'absence de toute possibilité d'exercer un comportement d'être sentient et social, les doses massives de médicaments, tranquillisants, qu'on leur sert préventivement car ce sont des animaux estropiés et malades qu'on trouve dans ces élevages, le boulevard que nous ouvrons aux virus pour se développer et franchir la barrière des espèces (le virus de la grippe et de toutes ses formes passées y compris la redoutable grippe espagnole de 1918, actuelles et à venir est au départ un virus aviaire), et enfin le transport brutal vers l'abattoir où ils vivent une fin inhumaine, tous ces éléments vont faire cette quête aboutir à la seule conclusion possible : pour l'enfant qu'il vient d'avoir, pour lui et sa famille, Jonathan Safran Foer ne voit que l'alternative végétarienne.
Deux citations : "Ce n'est pas seulement que les techniques avaient changé : la biodiversité était remplacée par l'uniformité génétique, les départements universitaires consacrés à l'élevage animal étaient devenus des départements de science animale, et des métiers autrefois exercés par les femmes étaient maintenant confisqués par les hommes".
Le précédent livre de Foer "Tout est illuminé" est aussi une quête, la quête d'une origine ; il semble que jusqu'à présent, ce soit la signature de son œuvre. Partant de la tradition juive et américaine puisque les USA sont désormais son pays, s'inscrivant dans l'histoire de sa famille, mais reconnaissant que l'histoire est un laboratoire d'expérimentation et que le blocage sur une tradition immuable ressemble à la mort, Jonathan Safran Foer va, pour lui, sa famille et son fils, s'inventer sa propre tradition : ils fêteront toujours Thanksgiving mais il n'y aura plus de dinde sur la table.
A la place, il y aura du tofu, ou du seitan et des légumes.
L'histoire continue...
* PETA : People for Ethical Treatment of Animals
** Respectivement pages 107 et 243 de l'édition de poche américaine en anglais.