vendredi 29 novembre 2019

Sortir les couteaux

En passant dans un rond-point cette semaine, un drap blanc immanquable était accroché sur des plots au niveau des voitures avec une inscription parfaitement visible en lettres à la peinture de couleurs vives :

MOINS DE FLICS, PLUS d' INSTITS !

Phrase lapidaire, slogan en apparence généreux, attrape-tout, consensuel. A priori, intellectuellement satisfaisant. Qui souhaiterait le contraire, plus de flics moins d'instits ? Sauf qu'il ne résiste pas à l'examen quand on a un tant soit peu l'esprit critique. Derrière l'apparence de générosité et de bon sens : des angles morts, des constructions sociales, des non dits, un lourd impensé. Qui occupe "les flics", comme dit le slogan ? Lesquelles ne sont pas entendues lorsqu'elles s'adressent aux flics ? Les hommes cognent sur leurs femmes, les tuent, violent, harcèlent, braquent les banques, cassent, volent... Le travail de police est accaparé par la mauvaise conduite des hommes. En marchant en ville, on tombe sur des mausolées fraîchement fleuris, entretenus par des mères de famille déplorant la perte d'un fils poignardé en sortie de boîte de nuit à la fin de soirées très arrosées, certain poursuivi longuement dans les rues pour mourir plusieurs centaines de mètres plus loin ; des femmes sont violées sur les sentiers des canaux de la Vilaine en pleine ville, ce dernier "fait divers" s'est passé la semaine dernière. La police recherche toujours le violeur. Je ne parle même pas des feux de poubelles soit-disant accidentels, même lorsqu'ils dégénèrent en incendies des bâtiments autour ! Motus. Ne pas affoler les populations.

Mais que peut un-e instit devant l'aveuglement d'une société entière, femmes et hommes compris, sur la rage et la frustration masculines ? Ce n'est pourtant pas faute de dépenser l'argent des contribuables pour leur offrir des équipements qu'ils sont les seuls à utiliser, même si ces derniers ne leurs sont pas formellement dédiés. Les filles n'y vont pas, c'est un fait incontournable, ce sont donc des équipements (stades, skate parks, pissotières spéciales soulards incontinents..) qui leur sont offerts à eux ! Beaucoup d'efforts sont consentis pour tenter de les occuper, les calmer, pendant que les filles cèdent la place, rasent les murs, se font raccompagner (quand elles osent sortir) ou agresser à 3 H du matin, et qu'on refuse aux femmes battues des prises de plaintes. Sous-texte : les effectifs de police (et de justice) débordés par les mauvaises actions masculines ont d'autres chats fouetter que de s'occuper de quelques bleus, épaules luxées ou cheveux arrachés ? Sans parler des violeurs en embuscade, attendant une passante ?

Le type de goche généreuse, croissantiste illimitiste -il ne lui vient pas à l'idée de proposer de limiter la production-  mais quand même très tolérante, et objectivement solidaire du terrorisme masculin, de la terreur virile, qui a écrit ce slogan trouvera probablement normal que la police l'accueille lorsqu'il aura été cambriolé, ou que sa voiture sera partie en fumée dans quelque quartier, même pas mal famé, puisque j'en ai vu de calcinées dans des quartiers réputés calmes. Oui, un jour, il va falloir que la peur change de camp. L'aveuglement et le déni accompagnés de slogans lénifiants pour donner le change ne font pas une politique. Halte à la mithridatisation.


Je propose ci-dessous (il figurera ainsi sur mon blog, je n'aurai pas à aller le chercher ailleurs), ce court texte indispensable de Christiane Rochefort : la définition de l'Opprimé-e. Christiane Rochefort (1917-1998) est une journaliste et écrivaine française, autrice de plusieurs romans, militante anticoloniale et féministe universaliste ne mâchant pas ses mots. Elle reçoit le Prix Médicis en 1988 pour La porte du fond.


" Il y a un moment où il faut sortir les couteaux.
C'est juste un fait. Purement technique. 
Il est hors de question que l'oppresseur aille comprendre de lui-même qu'il opprime, puisque ça ne le fait pas souffrir : mettez-vous à sa place.
Ce n'est pas son chemin.
Le lui expliquer est sans utilité.
L'oppresseur n'entend pas ce que dit son opprimé comme un langage mais comme un bruit. C'est dans la définition de l'oppression.
En particulier les "plaintes" de l'opprimé sont sans effet, car naturelles. Pour l'oppresseur il n'y a pas d'oppression, forcément, mais un fait de nature.
Aussi est-il vain de se poser comme victime : on ne fait par là qu'entériner un fait de nature, que s'inscrire dans le décor planté par l'oppresseur. 
L'oppresseur qui fait le louable effort d'écouter (libéral intellectuel) n'entend pas mieux.
Car même lorsque les mots sont communs, les connotations sont radicalement différentes. C'est ainsi que de nombreux mots ont pour l'oppresseur une connotation-jouissance, et pour l'opprimé une connotation-souffrance. Ou : divertissement-corvée. Ou : loisir-travail. Etc. Allez donc causer sur ces bases. 
C'est ainsi que la générale réaction de l'oppresseur qui a "écouté" son opprimé est en gros : mais de quoi diable se plaint-il ? Tout ça, c'est épatant. 
Au niveau de l'explication, c'est tout à fait sans espoir. Quand l'opprimé se rend compte de ça, il sort les couteaux. Là on comprend qu'il y a quelque chose qui ne va pas. Pas avant. 
Le couteau est la seule façon de se définir comme opprimé. La seule communication audible. 
Peu importent le caractère, la personnalité, les mobiles actuels de l'opprimé. 
C'est le premier pas réel hors du cercle.
C'est nécessaire. "

Christiane Rochefort


Inscription, banderole et photo prise par une anonyme sur la Place de la République à Paris, le 23 novembre 2019 lors de la Marche contre les violences faites aux femmes Nous Toutes, photo qui a beaucoup circulé sur les réseaux sociaux. Évidemment, la PATRI sans E n'est pas une faute, c'est intentionnel. La Patrie est de toute façon vampire : elle boit le sang de ses enfants, son genre grammatical féminin ne fait que donner le change, la Patrie c'est la Maison des Pères tout puissants. Elle est aussi implacable qu'eux. C'est une parâtre, masculinisation de marâtre, par mes soins. Il vient un moment où il faut appeler les choses par leur nom.
Personne ne l'a relevé, mais les casseurs (il y a eu plusieurs marches en régions, pas qu'à Paris) sont restés tranquillement au chaud chez eux : défilés dans le calme partout. Bien sûr, Mesdames, cela ne vous sera pas crédité. L'hélicoptère de gendarmerie était en position stationnaire à l'aplomb des centres commerciaux où se déroulait une autre manifestation. Nous ne les inquiétons pas du tout ! Dommage.

2 commentaires:

  1. Je suis toujours consternée et effondrée quand je vois des femmes qui se disent féministes et qui luttent pour l'abolition de la prison, qui disent qu'il ne faut pas détruire la vie de l'agresseur ni le punir, que ses actes étaient une conséquence de la frustration due aux inégalités économiques et qu'il faut avoir de la compassion pour lui :(

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