mardi 3 décembre 2019

ADA ou la beauté des nombres - Biographie par Catherine Dufour


Biographie de la Comtesse Lovelace, mathématicienne du XIXème siècle : 1815-1852, publiée chez Fayard Editeur. La couverture est moche, mais la biographie est vraiment très bien.

" En ce 2 janvier 1815, le très célèbre Lord Byron, poète débauché et ruiné, épouse à Seaham Hall, dans le nord de l'Angleterre, la très sage Annabella Milbanke. Il la surnomme la "princesse des parallélogrammes", à cause de son goût pour les mathématiques, assez rare chez les riches ladies. Un an plus tard, dans le bel appartement londonien des Byron-Milbanke, une petite fille vient au monde : Ada. Dans la pièce à côté, Lord Byron, ivre d'opium et de brandy, tire au pistolet sur le peu de mobilier que les huissiers lui ont laissé. Annabella prend son bébé et va se réfugier chez ses parents. Les deux époux ne se reverront jamais. 
Vingt-cinq ans plus tard, Ada Byron, épouse King et comtesse Lovelace, déjà mère de trois enfants, se lance dans l'étude des mathématiques. Elle se hisse en trois ans à un niveau suffisant pour apprécier le travail d'un inventeur génial  : Charles Babbage. Celui-ci vient de mettre au point un énorme calculateur automatique. Ada se penche sur ces rouages complexes lorsqu'une intuition lui vient : et si, au lieu de ne manier que des chiffres, cet engin traitait aussi des symboles ? Elle met son intuition au propre : ce sera la fameuse "Note G", le premier programme informatique au monde. 
Ni Ada ni Babbage ne sauront jamais à quel point ils ont été géniaux. Ada meurt jeune, aussi droguée et endettée que son père. Babbage s'enfonce lentement dans la solitude et l'amertume. C'est son fils Henri qui, conscient du génie de son père, fabrique certaines parties de son calculateur. Hélas, ces prototypes ne convainquent personne. Ils finissent au grenier. 
En 1937, un physicien américain Howard Haiken va faire un tour dans le grenier de Harvard. Il découvre un des prototypes laissés à l'abandon. Il propose à IBM de fabriquer une machine à partir de ces engrenages : Mark I. Celui-ci aura une nombreuse descendance : les ordinateurs. Tous nos ordinateurs. 
En 1950, un mathématicien anglais nommé Alan Turing, celui qui a conceptualisé l'informatique et craqué le code des nazis, s'inspire des travaux d'Ada et baptise un de ses arguments scientifiques L'objection de Lady Lovelace
Grace Hopper, une collègue d'Aiken, dit au sujet d'Ada : "C'est elle qui a écrit la première boucle. Je ne l'oublierai jamais. Aucun de nous ne l'oubliera jamais." En 1978, le nouveau langage informatique du département de la Défense américain est nommé Ada. C'est le début de la reconnaissance. Ada Lovelace cesse, enfin, de n'être qu'une note de bas de page dans les biographies de son père. 
Rien ne prédisposait Ada à devenir informaticienne. Issue de deux très nobles familles, c'est une vraie lady anglaise perdue dans les brumes du romantisme. Pâle, perpétuellement malade, serrée dans des robes de cour aussi coûteuses qu'inconfortables, elle vit coincée entre une mère intraitable et un mari maltraitant. Elle aurait pu dépenser sa brève existence dans des occupations compatibles avec son statut social et son époque : boire du thé, broder des nappes ou mourir des fièvres en Inde. Seul un formidable effort de transcendance l'a poussée à mettre au point sa "Note G". Elle a imaginé l'informatique, elle l'a tirée du néant en un temps où il n'y avait pas encore la moindre trace de modernité. Toute seule avec sa plume d'oie, devant son écritoire râpé. Ada a réussi à marquer notre civilisation autant que Pasteur, Einstein ou Fleming. Elle a bricolé une lampe qui s'est levée comme un soleil sur la seconde moitié du XXème siècle et qui illumine le troisième millénaire, modifiant la forme et le devenir de toute activité humaine. "

Introduction de Catherine Dufour à cette biographie d'Augusta Ada Lovelace, AAL, initiales dont elle signait ses articles, traductions, commentaires et notes, avec la permission de son mari, puisque son nom (et son argent) ne lui appartenaient pas ! Nous sommes dans l'épouvantable XIXème siècle, mâletraitant aux femmes et aux enfants, dont on nie le statut d'êtres humains, qu'on soigne en les empoisonnant, et qu'on éduque au knout.

Étoile brillante, mais surtout filante de la Galaxie Byron, courte vie, 1815 - 1852, carrière idem mais dense, moins de dix années de publications traductions et annotations, Lady Lovelace, bien que sa famille côtoie la Reine Victoria, n'a pas accès aux bibliothèques scientifiques, en tous cas pas à celle de la Royal Society ; Ada Augusta King, Comtesse Lovelace meurt à 36 ans d'un cancer de l'utérus métastasé, mal diagnostiqué et mal soigné, après une longue et douloureuse agonie. Fille d'une mathématicienne qui lui fait donner des cours de mathématiques par Mary Somerville, traductrice et commentatrice des travaux de Laplace, (laquelle est atteinte du syndrome de l'imposteur selon Catherine Dufour qui balance à tout va) et du légendaire poète romantique Byron auprès duquel il est très difficile d'exister, elle fréquente aussi le chimiste et physicien Michael Faraday, ami de l'ingénieur Charles Babbage qui tente de fabriquer un calculateur dit "machine à différences" qui lui donnera bien du fil à retordre avant qu'il lâche l'affaire, mais qui inspirera à Lady Lovelace sa fameuse note G premier programme informatique jamais écrit, basé sur les nombres de Bernoulli. Fin de l'histoire.

La seconde vie d'Ada Lovelace commence en 1937 quand un ingénieur d'IBM, Howard Aiken, retrouve dans le grenier de Harvard la machine de Babbage prenant la poussière. On décide de reprendre les travaux en construisant un computer (calculateur) Mark I ; en relisant les plans et notes de Babbage on retrouve la fameuse "table et diagramme de la note G, le premier programme jamais écrit dans l'article paru en 1843 " Sketch of the analytical engine Invented by Charles Babbage, Esq, by L.F. Menabrea, of Turin, Officer of the Military Engineers, With notes upon the Memoir by the translator AAL ", ses initiales. Augusta Ada Lovelace a littéralement été tirée de l'oubli par des ingénieur-es informaticien-nes (les premières programmeuses sont des femmes) se félicite Catherine Dufour ; l'ordinateur Mark I programmé par Grace Hopper qui invente le compilateur (votre PC, sur lequel vous lisez peut-être ce billet, est un compilateur) dit d'Ada Lovelace : " Elle a écrit la première boucle, je ne l'oublierai jamais ". En 1978, c'est le début de la reconnaissance : le Département de la Défense des États-Unis décide de se doter d'un langage standard ; il lance un concours international remporté par la société française CII, le standard militaire est nommé MIL-STD-1815, d'après la date de naissance d'Ada Lovelace. Puis, avec l'accord du dernier héritier Lovelace, le prénom Ada est donné à ce nouveau langage. Aujourd'hui encore " le langage Ada est toujours utilisé par l'armée américaine, ainsi que dans les systèmes embarqués pour l'automobile, les transports ferroviaires, l'aéronautique et le spatial." Le langage C++ inventé en 1980, langage informatique le plus utilisé de nos jours, est inspiré de ses deux boucles récursives, de sa liste numérotée d'instructions d'encodage, et de ses registres de destination ! La formalisation imaginée par Ada Lovelace irrigue toujours nos serveurs.
Depuis, les hommages et les biographies se succèdent, une plaque est apposée sur sa maison et sa sépulture, qui se visitent désormais.

Tenue de geek en 1836 : " taille serrée dans une ceinture large, à boucle, épaules basses, manches gigot, jupe d'ampleur raisonnable, et décolleté vertigineux d'une robe de satin blanc à tirer les larmes à un glacier " écrit Catherine Dufour. (Portrait par Margaret Carpenter) :


Ou encore coiffure de Princesse Leia, gros papillon dans les cheveux (portrait par Edward Chalon 1838) :


Et bien sûr, AAL inaugure les mêmes mauvaises habitudes alimentaires et de boissons que maintenant, mais de l'époque : cuites au laudanum et à l'opium ! Ça calme, hein, les buveurs de sodas trop sucrés qui n'avez rien inventé ?

A lire, pour la verve de la prose de Catherine Dufour, son parti-pris de parler d'Ada Lovelace avec notre vocabulaire alerte d'aujourd'hui qui convient si bien à cette pionnière infatigable qui refusait la malédiction des femmes, parti-pris aussi de balancer sur les torts faits aux femmes à toutes les époques, le mystère résidant tout de même dans leur capacité à inventer et à montrer du génie alors que tout, absolument tout se ligue contre elles. Pour son optimisme aussi : à mettre entre toutes les mains.

Les citations de l'autrice sont typographiées en bleu et rouge.

Liens :
La première boucle
Depuis 2009 : Le Ada Lovelace Day
How Ada Lovelace's notes on the analytical engine created the first computer program
La fiche Wikipedia de la Comtesse Lovelace 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire