mercredi 25 juin 2014

Non, le masculin ne l'emporte pas...

Avant le français, il y avait le latin, et avant l'imprimerie il y avait des moines copistes qui écrivaient en latin. L'invention de l'imprimerie a bouleversé tout cela : comme lors de l'arrivée d'Internet, on a, à l'époque, spéculé sur la mort des langages vernaculaires, des patois régionaux (dont le français) qui devaient disparaître au profit du latin. C'est exactement le contraire qui s'est passé. La France féodale est  composée et entourée de pouvoirs régionaux, duchés, comtés, seigneureries, qui défendent âprement leurs prérogatives contre un embryon d'état centralisateur, où seuls savent lire quelques lettrés, et l'Eglise en concentre la majorité, la clergie : seuls les chrétiens de sexe masculin ont le droit de passer des diplômes. Cela leur ouvre toutes sortes de postes prestigieux.


La "vitupération des femmes" par la "forteresse assiégée"

"Parce qu'elle est la première a construire un état, la France est pionnière dans les progrès de la domination masculine". Il y a eu quantité de souveraines et de gouvernantes : quand la loi salique (mythe masculin) ne les empêchait pas de monter sur le trône, elles étaient vilipendées, leur mémoire gravement salie dans les livres d'histoire "afin d'illustrer le bien-fondé de la prétendue décision des fondateurs du royaume : les femmes qui ont régné, toutes usurpatrices, ont toujours engendré des catastrophes". Il a pourtant de grandes intellectuelles, autrices,
poétesses : Marguerite de Navarre, Christine de Pisan, Hélisenne de Crenne...), malgré cela, "en France toutes les femmes sont soumises à leur mari, même les reines". La forteresse assiégée (les mâles menacés dans leurs prérogatives) se défend pied à pied : les reines deviennent des productrices d'héritiers.

"On dit que si les femmes savaient, elles voudraient commander" ! (François Béroalde de Verville - 16ème siècle). Comme on le voit, les assiégés par l'excellence des dames développent des discours légitimant la répartition inégale des pouvoirs. Pourtant en 1607, Charles Maupas, auteur d'une grammaire françoise énonce que tout nom d'office d'homme est masculin et tout nom d'office de femme se met au féminin (accessoirement, le féminin procède du masculin, tout comme Eve a été formée de la côte d'Adam, vieux fantasme de l'engendrement masculin) : "avocate, clergesse, dompteresse, apprentisse, doyenne, emperière, financière, officière...". Elles font des tas de métiers, vous remarquerez qu'elles ne sont pas timides comme aujourd'hui ! Il édicte des règles : demandeur, demanderesse, défendeur, défenderesse (ces deux derniers persistent en langage juridique), docteur, doctoresse (dans les campagnes encore aujourd'hui on dit doctoresse, sagesse de la langue populaire qui refuse de nier les femmes), philosophe, philosophesse, peintre, peintresse... Inventeur, inventrice, procureur, procuratrice, vainqueur, vainqueresse, capitaine, capitainesse, libraire, librairesse. Elles excellent dans tant de métiers que cela ne peut plus durer : tous ces mots en esse disparaîtront, dont pilosophesse qui les fit ricaner car il se terminait en "fesse". Sans rire, on a "l'humour" qu'on peut quand on est assiégé. Autrice, aussi, va leur causer de gros soucis. Arrive Louis-Nicolas Becherelle en 1834 qui édicte que, bien que les femmes exercent ces métiers : "on ne dit pas professeuse, graveuse, compositrice, traductrice, etc., par la raison que ces mots n'ont été inventés que pour les hommes qui exercent ces professions". Après qu'un Sylvain Maréchal, poète et militant politique, ait défendu un Projet de loi portant défense d'apprendre à lire aux femmes en 1801 ! Les  vilains jaloux. Bescherelle, encore : "La masculinité annonce toujours une idée grande et noble". Et puis : "Les femmes poètes sont de mauvaises ménagères ; la rime s'accorde mal avec l'économie" d'un certain Boiste.

Le masculin l'emporte.

Comme dans le mal nommé "Club des Lecteurs" de ma médiathèque : j'ai beau dire qu'il n'y a que des femmes à la plupart des réunions, ou alors un seul homme et 6 femmes : moi j'appelle cela un Club des Lectrices, mais rien à faire, les bibliothécaires (des femmes, mais mot épicène) me regardent noir. Je suis une affreuse féministe castratrice. Le masculin l'emporte partout : dans les pronoms attributs-barbe au menton. Je suis malade, je suis enrhumé, dit un de ses amis à Madame de Sévigné : "je LA suis aussi" répond celle-ci très rationnellement. Le monsieur la tance en disant qu'on doit dire "Je LE suis aussi". Madame de Sévigné rétorque que si elle employait LE pour parler d'elle, elle aurait l'impression d'avoir de la barbe au menton. Bescherelle (encore lui !) cautionne : le pronom LE doit être généralisé. Le genre des inanimés : ne cherchez pas là non plus de logique, mais sont généralement féminin, les "sons mols", et masculins, les "sons durs". Et de genre féminin, les mot se terminant par un e MUET ! Il y a plein d'exceptions : aigle par exemple, qui était un féminin jusqu'au 1er empire, et qui devient masculin quand Napoléon décide d'identifier cet oiseau avec son pouvoir ! Eliane Viennot évoque également l'accord des participes présent ou gérondifs. Aujourd'hui il sont invariables, mais il ne l'ont pas toujours été : au XVIIIème siècle on trouve des testaments de femmes "couturière, âgée de 25 ans, native de Paris, demeurante Rue Neuve Saint-Sauveur n° 329" ou "y demeurante et étante en bonne santé" ! Là également, le prétendu "neutre" masculin a prévalu.

Je me souviens de certaines de mes profs (groupies) qu'enchantait la langue française, tellement logique et tellement précise, selon elles ! Mais il n'y a aucune logique : il s'agit de conventions imposées de force par le pouvoir masculin assiégé qui utilise tous les moyens, même les plus déloyaux, pour mieux nier le féminin, donc les femmes. La langue française est genrée. Pour la précision, elle repassera aussi : refuser de dire pompière ou croupière quand c'est une femme qui endosse la fonction, j'appelle cela de l'imprécision organisée. Aujourd'hui, les pronoms relatifs lequel / auquel sont en passe de remplacer laquelle et lesquel-les, auxquel-les, qui s'accordent obligatoirement avec ce qui a été énoncé avant eux : toustes les femmes et hommes politiques font désormais la faute, y compris les nationalistes crispés, suivez mon regard.

Passionnant à lire, ce livre est l'histoire de la formation et de l'harmonisation du français, ce patois du latin, par un pouvoir politique masculin centralisateur. Je sais que plein de gens pensent que cette querelle du féminin est futile : comme illes se trompent ! Refuser la féminisation des noms de fonction, par exemple, est loin d'être innocent. Sur 90 métiers environs, les femmes sont cantonnées à une douzaine, mal payés, et tous au service des hommes et de la collectivité. Il y a un siècle, dans les administrations et les écoles en Bretagne, on voyait affiché "Défense de cracher par terre et de parler breton". Quand on veut nier, diffamer, péjorer, distinguer, renvoyer à l'altérité, on utilise la langue. Le français est misogyne, spéciste et, en ce qui concernait le breton, raciste. Lisez ce petit livre : la langue est politique, et n'oubliez jamais que le langage humain est performatif, il crée le réel. En l'espèce : la détestation du féminin, donc des femmes.

Non le masculin ne l'emporte pas sur le féminin - Editions iXe

7 commentaires:

  1. On peut également constater que de manière générale le féminin est utilisé lorsqu'on chercher à humilier quelqu'un. C'est frappant quand on lit des témoignages d'hommes victimes de viol - le plus souvent des petits et jeunes garçons ou homosexuels - ils rapportent souvent avoir été injuriés comme des femmes "pute, salope, etc", pour bien montrer que c'est ce qu'il y a de fragile, féminin dans les victimes qui est haïssable. Pour les bibliothèques entièrement d'accord ! C'est mon secteur alors je le constate tous les jours, même dans les sphères plus prestigieuses que les bibliothèques de quartiers - bibliothèques universitaires, etc - la majorité des bibliothécaires sont des femmes et la majorité des lecteurs des lectrices !

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    1. Effectivement, en féminisant une insulte, on l'aggrave. Pour les bibliothécaires, on se demande même si certaines n'y cherchent pas une sorte de refuge dans un monde de femmes : elles n'ont jamais essayé le monde masculin de l'entreprise, c'est donc plus facile de nier les discriminations et les ostracismes qu'y subissent les femmes (c'est mon cas) dans ces endroits ! Vous l'aurez remarqué, mes bibliothécaires m'énervent. Elles sont dans le déni total : les mecs ne lisent pas, ils considèrent généralement la lecture comme une activité de femmelette célibataire, qui n'a pas trouvé mieux (s'occuper d'eux) pour s'employer ;((

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    2. En effet les bibliothèques de quartiers sont des lieux de socialité très féminins, les hommes qui les fréquentent sont souvent des vieux qui découvrent la lecture à l'occasion de leur mise en retraite et des jeunes aux rayons science-fiction/fantasy et bandes-dessinées ;) Cela n'empêche pas pour autant les luttes de pouvoir mais effectivement on est rarement attaquée en tant que femme. Je constate aussi ça en bibliothèque universitaire où je travaille actuellement, la plupart de nos supérieurs sont des supérieures, les messieurs ne se permettent pas de jouer les machos. Après, si nous sommes protégées de la misogynie que les femmes subissent en entreprise, je ne crois pas que cela seul explique le déni de ces femmes, cela aide sans doute mais c'est une attitude généralisée, le déni est parfois beaucoup plus fort chez les femmes qui subissent les discriminations en première ligne pour supporter cette situation.

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    3. En effet, ils lisent de la SF (mais moi aussi !) et des bondieuseries patriarcales (pas moi). Il faut dire que je me fais mal voir aussi : j'ai eu le malheur de dire que j'aimais Houellebecq (qu'elles ne lisent pas, parce qu'elles ne l'aiment pas -dans cet ordre) parce que si les féministes disaient le 1/4 du 1/10è de ce qu'il écrit sur les mecs, on rallumerait les bûchers ! ça, plus mon insistance à dire Club des Lectrices ce qui castre le mec qui reste, et à faire la pub des Bienveillantes de Jonathan Littell, plus grand roman du XXIème siècle, c'en est trop ! :D

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    4. Je ne suis pas très convaincue par le travail de Houellebecq, à part sa biographie de Lovecraft que j'avais trouvée très pertinente, ses autres livres m'ont laissée indifférente et effectivement je trouve l'homme grossier et assez sexiste. Pour Les Bienveillantes, j'avais aimé mais c'est quand même dur à lire je comprends que certain-e-s abandonnent. Personnellement, j'aime aussi lire en diagonale des romans mainstream pour les analyser. Notamment voir la manière dont sont représentés les personnages féminins, stéréotypés pour la plupart.

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    5. Houellebecq est misanthrope : il n'aime pas l'espèce humaine. Je ne le lui reproche pas. Dans ses romans, il dit aussi du bien des femmes et notamment que le monde serait plus doux si elles avaient le pouvoir. Je crois que c'est dans Plateforme.

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  2. Effectivement on féminise très peu les fonctions dans l'administration publique.

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