Avec un an de retard, la revue étant parue en 2021, mais il vaut mieux tard... ;)
Sous-titre, de l'Anthropocène à l'Androcène, le genre de l'Anthropocène : qui sont les responsables de la dégradation du vivant, ceux qui en ont le plus bénéficié et qui continuent d'innover en la matière.
Comment le patriarcat et le capitalisme se sont approprié la nature, thème hautement écoféministe, sous l'ère de l'anthropos (humain) qui a modifié au cours des millénaires son environnement. Et pas que l'humain moderne, on sait que d'autres sociétés prémodernes ont modifié au point de le ruiner, leur environnement. Mais le phénomène s'est considérablement emballé à partir du XVIIIe et du XIXe siècle, avec l'avènement de notre société thermique dont le développement est basé sur les énergies fossiles. Mais au fait, qui détient le capital économique dans nos sociétés, depuis les siècles passés ? Les femmes, les hommes ? " Dès 1962, Rachel Carson dans Printemps silencieux, souligne le rôle de l'industrie, des guerres, des sciences et des techniques dans l'effondrement environnemental en cours." Ont été proposées les dénominations Chthulucène, Plantationocène, Thermocène, Capitalocène, Thanatocène..., mais les féministes et les écoféministes ont montré que les femmes (et d'autres catégories sociales dominées) non seulement ne profitaient pas dans la même mesure des profits et progrès de l'ère du pétrole, mais qu'en plus, elles supportaient de façon disproportionnée l'impact des désastres du changement climatique. Aussi ce numéro de la revue des Nouvelles Questions Féministes (NQF) se propose de le nommer Androcène (d'andros en grec, homme mâle, je précise parce qu'en français, l'homme -anthropos en grec- porte l'universel). Et elle argumente, via une succession d'articles proposés par différentes autrices et auteurs féministes, chercheuses en sciences sociales, sociologues, ethnologues, anthropologues, philosophes... français, belges, québécois ou étasuniens.
L'Androcène est représenté sur la couverture, expliquent-elles, par un homme en tenue occidentale de bureau, chemise cravate, qui, en actionnant un levier, fait la pluie et le beau temps selon sa volonté, ce qui évoque la géo-ingénierie, ses techniques capables de modifier les conditions de vie sur la planète ; nous savons que déjà les Chinois font pleuvoir à volonté ou, au contraire, chassaient les nuages au-dessus des JO de Pékin, tandis que d'autres proposent de tendre une gigantesque toile entre la Terre et le soleil pour renvoyer dans l'espace son rayonnement, faisant baisser la température terrestre de un ou deux degrés en moyenne, ou d'envoyer, sans retour, des terriens terraformer Mars. La fuite en avant extrême, la planète n'étant plus habitable, fuyons. Sauf que tout le monde ne partira pas. Seuls quelques très riches, sélectionnés pour leur potentiel iront, ce qui revient à diviser l'humanité en deux, les terriens, et les autres qui sauveront leur peau ? Mentionnons aussi que tout le monde ne paie pas du même inconfort ni le même prix pour ce changement climatique, les femmes et filles, les autres dominés et les vulnérables, dont les soins sont toujours assurés par les femmes, eux, sont davantage exposés alors qu'elles / ils contribuent moins à la catastrophe en cours.
Il est impossible de résumer cet ouvrage foisonnant d'articles, cependant deux explorent comment on en est arrivé-es là : comment est advenue la "pétro-masculinité" et comme elle mute en "écomodernité", les hommes et leur mantra, la croissance illimitée dans un monde limité et la croyance au progrès technique qui va résoudre tous nos problèmes, il suffit, selon eux, de s'y atteler avec volontarisme.
Pétro-masculinité.
Ce qui suit ne va pas dans le sens des gens de gauche et d'extrême gauche qui nous renvoient sans arrêt dans les dents qu'il suffit de vaincre le capitalisme pour que tout, ensuite, s'arrange pour nous les femmes et les autres dominés. Le patriarcat précède le capitalisme, de très loin. Le patriarcat date au moins du Néolithique, il y a entre 6 000 et 10 000 ans, le capitalisme, lui, date du XVIIIe siècle, seulement.
Un des articles relate brillamment comme le capital économique s'est concentré entre les mains des seuls hommes ; à propos, il est indispensable de lire
Le genre du capital de Céline Bessière et Sibylle Gollac que j'ai lu à sa parution en 2020, qui vient de paraître en poche -vous n'avez plus aucune excuse- les deux sociologues expliquant brillamment comment les femmes se font spolier, gruger, lors des transmissions d'héritages quand il y a "du bien", les divorces, et le mariage, ces injustices étant toujours d'actualité. Le capital économique (commerces, entreprises industrielles ou agricoles, terres...) va aux garçons, en général l'aîné, et les filles héritent de la portion congrue sous forme de dons en numéraires. Elles se construisent généralement un capital culturel en faisant des études, où il faut bien le dire, elles sont meilleures que les garçons * et font fructifier ensuite ce savoir-capital dans une carrière. Bien qu'explorant les dossiers des études de notaires et les bureaux d'avocats, l'ouvrage est aussi vivant et passionnant qu'un roman.
Voici l'argument : tout commence réellement en Angleterre (poussant certains à parler aussi d'Anglocène) par l'adoption de la machine à vapeur par l'industrie textile anglaise, " fer de lance de l'industrialisation capitaliste ". Or, l'essentiel du charbon mondial était produit dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, et les champs de houilles et les mines de charbon étaient détenus par les hommes, la common law anglaise favorisant les hommes lors des transmissions d'héritages, dépouillant quasi systématiquement les épouses, veuves, femmes et filles, en utilisant la clause de la "primogéniture agnatique" (traduction en français courant, c'est le mâle aîné qui hérite, les cadets faisant carrière dans l'armée ou les ordres, et les filles faisant des mariages où leur dot, même conséquente, passait sous la tutelle de leur mari, elles ne pouvaient même pas arbitrer les usages qui en étaient faits, leurs fils héritant ensuite, et possiblement les dépouillant quand elles étaient veuves).
Par ce système, on assista à une concentration de la propriété des houilles, mines, champs de pétrole aux mains des hommes. En spéculant, c'est en tous cas l'argument du contributeur à la revue, on peut penser que si les femmes avaient hérité équitablement avec les hommes, les propriétés auraient été moins concentrées, d'autres arbitrages auraient peut-être été faits, nous n'aurions pas aujourd'hui ces conglomérats énormes et tout-puissants qui ont contribué au réchauffement, dont les capitaux et le système de décision sont encore aujourd'hui aux mains des hommes. On peut donc bien parler de pétro-masculinité toujours selon l'historien contributeur, Armel Campagne, vu l'accumulation de capital fossile aux mains du genre masculin. Le réchauffement climatique n'étant plus contesté, au vu des désastres qui se produisent tous les quinze jours c'est devenu difficile, la pétro-masculinité évolue en "écomodernité" : on va faire de la croissance autrement, la croissance infinie étant leur mantra biblique indépassable et inamendable, puisque c'est Dieu qui l'a ordonné. On va rénover, réhabiliter, se chauffer et rouler autrement, à l'électricité, avec des centrales solaires, des champs d'éoliennes, des centrales nucléaires, en continuant à occuper l'espace terrestre ou marin, à creuser le déficit en minerais, à creuser des mines, sous l'océan au besoin, ou sous les pôles, et finalement sur Mars. Extractivisme et croyance au progrès technique qui va tout régler sont tenaces chez les écomodernes ; sont adeptes aussi bien les politiques de droite ou du centre (Macron et ses ministres), les socialistes et les communistes dont les applications ultras, soviétique et maoïste, ont ruiné le biotope, Mélenchon et sa croyance indéfectible en la science et la technique, et bien sûr les écolos, Yannick Jadot en tête.
Mobilité, occupation de l'espace et préoccupations écologistes dans un cercle d'affaires bruxellois
Une des contributrices, doctorante en anthropologie "infiltre" en connaissance de cause et avec leur plein accord, un club de patrons bruxellois où, entre autres activités entre hommes (les femmes ne sont pas formellement exclues mais elles ne sont pas nombreuses, on peut penser qu'elles ont autre chose à faire dans la vie), on collectionne les voitures anciennes. Un des adhérents du club est d'ailleurs un Monsieur Peugeot. Bonne pioche pensent les club men : une femme de plus c'est bon à prendre, c'est sélect aussi de tendre vers une certaine parité, d'autant qu'une universitaire doctorante, c'est du capital culturel flatteur chez ces détenteurs de capital économique. A certains moments, ça fait tout de même penser à Lévi-Strauss chez les Bambaras, et même à Jane Goodall étudiant les chimpanzés ou Dian Fossey vivant parmi les gorilles. N'oublions pas que toutes deux étaient les élèves au départ du paléoanthropologue Louis Leakey. Les méthodes d'observation sont les mêmes. On va se rendre compte que " le progrès industriel est présenté par eux comme la cause des problèmes environnementaux et la solution pour les résoudre ", selon le principe d'écomodernité cité plus haut. Et que leur façon d'occuper l'espace public est sans commune mesure avec les contraintes matérielles des autres groupes sociaux, femmes, autres dominés, vulnérables, outsiders. Fédérés autour d'une passion commune, ces moments partagés entre hommes entretiennent " leur sentiment de statut d'élite et leur aveuglement à des enjeux cruciaux pour d'autres groupes ". Clubs de chasse, clubs de golf, collectionneurs de voitures... trouvent normal -et la société avec eux- de s'approprier les espaces de nature pour leur seul bénéfice au détriment des promeneurs, ou cueilleurs de champignons par les chasseurs, la ressource en eau par les golfeurs comme on l'a vu cet été, pour arroser leurs terrains privés, places ou rues interdites à la circulation en temps normal pour le vulgaire peuple par les collectionneurs de voitures, le temps d'y montrer leurs engins.
Masculinité hégémonique, asymétrie systémique.
L'illustration extrême de cet accaparement de la place est apportée de façon éclatante par Elon Musk, fondateur de Space X, en train, lui, de privatiser l'Espace ; détail qui tuerait n'importe quel "outsider" : lors du lancement de sa fusée Falcon Heavy, Musk a embarqué dedans sa voiture personnelle, une Tesla rouge cerise pilotée par un mannequin, affirmation du transport post-pétrole avec privatisation de l'espace intersidéral. Sa voiture électrique, symbolique de la masculinité écomoderne, est le " premier dick pic envoyé dans l'espace ".
On peut donc bien dire que l'Anthropocène est un Androcène, ou au moins un Manthropocène avec ou sans parenthèse, (M)anthropocène. Evidemment, mon article ne propose qu'un résumé des arguments de deux articles, ceux qui m'ont le plus intéressée, j'en revendique d'ailleurs la partialité. Mais il a aussi un article sur l'intersectionnalité, et un sur ces femmes scientifiques qui ont trouvé une autre manière de "faire science" hors des modèles masculins en faisant un pas de côté, telle Jane Goodall avec ses chimpanzés à qui elle donnait des noms alors que les précédents primatologues hommes leur attribuaient, soi-disant dans un souci d'objectivité et de neutralité, des numéros ! Jane Goodall et ses consœurs, ont révolutionné la primatologie. A lire donc, pour comprendre les enjeux de l'environnementalisme du point de vue des dominants, et du standpoint des dominé-es et des outsiders, les enjeux de l'écoféminisme.
Les Nouvelles Questions Féministes sont publiées sous la rédaction en chef de Christine Delphy, sociologue. Si vous avez lu L'ennemi principal, vous êtes familière avec sa terminologie de sociologue, son vocabulaire qu'on retrouve dans cette revue. L'ouvrage est disponible dans toutes les bonnes librairies sur commande, et en théorie sur le site Internet des NQF, mais je n'ai pas bien vu comment il fonctionne aussi, pour ma part, ce fut mon libraire.
* Sur ce sujet de l'héritage transmis au mâle premier né, je vous recommande la lecture du chef-d'oeuvre de Thomas Mann, Les Buddenbrook, roman qui raconte sur trois générations l'accumulation de richesse, puis le déclin inexorable d'une famille allemande qui transmet l'héritage aux garçons aînés, alors qu'on assiste pendant tout le roman au gâchis de la fille mariée plusieurs fois, rongeant son frein comme épouse et mère de famille ratée, alors qu'on devine chez elle un énorme potentiel que ses frères n'ont pas, potentiel qui ne sera pas utilisé. Chef d'oeuvre inépuisable qui valut à Thomas Mann le prix Nobel de littérature, il montre magistralement, le gâchis des talents féminins au nom de la "primogéniture agnatique" comme écrivent les NQF.
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