vendredi 17 mai 2019

Narrations masculines : l'homme sacrificiel

Pour compléter mon précédent billet sur l'impensé de la violence masculine, il est utile de revenir sur le narratif masculin : vocabulaire employé, expressions qui minimisent, euphémisent la violence et les incivilités masculines, voire qui les nient totalement. Les hommes qui commettent des crimes sont désignés communément par les gendarmes sous le vocable "individus", "personnes" (une personne, c'est personne ?) La société utilise "violence ou meurtre conjugal" permettant d'occulter que c'est en majorité les hommes qui frappent et tuent. Le meurtre des femmes n'est pas nommé pour ce qu'il est : tuer une femme parce qu'elle est une femme. Le mot reste à inventer, féminicide n'épuise pas le sujet et il est un spin off d'homicide. Dans une espèce comme la nôtre, au langage performatif, c'est-à dire qui crée du réel, ce qui n'est pas nommé n'existe pas.

Innommé, mal nommer, faire diversion...

Mal nommer ou nommer faux comme écrit Mary Daly.
La semaine dernière, Jean-Luc Mélenchon a utilisé l'expression "viol des peuples" pour stigmatiser les actions de l'Europe, qu'il accuse de déficit démocratique, Europe qui a tendance à ne pas prendre les suffrages populaires pour ce qu'ils sont, l'expression de la volonté des peuples qui la composent. D'où l'expression "viol des peuples" ! Il s'est fait prendre à partie par Caroline de Haas qui lui reprochait de s'approprier le mot viol en en faussant le sens et en le galvaudant. Pour une fois, je pense comme elle.

Ils s'approprient notre vocabulaire, celui que nous inventons, puis le gauchissent légèrement pour le conformer à leurs besoins : "plafond de verre" est par exemple de plus en plus utilisé par les hommes politiques et les journalistes ventriloques pour parler de l'impossibilité du Rassemblement National à percer dans les élections nationales. Il désignait jusqu'à présent l'impossibilité pour les femmes à grimper dans les hiérarchies mâles des entreprises et des partis politiques. L'expression "entre-soi" que je ne n'avais entendue que dans la bouche des féministes et immédiatement accolée à "masculin", est de façon surprenante intégrée dans le vocabulaire des hommes politiques qui ne dénoncent pas tellement le leur, d'entre-soi, puisqu'il le substantifient sans le qualifier. Il le détournent à d'autres propos.

Les politiques sont  à l'affût de nouvelles idées et de nouveaux concepts ; les blogueuses et twittas sont une mine inépuisable susceptibles de les leur fournir. Le parti La République en Marche en est très friand : depuis 10 ans que je blogue et tweete, je m'aperçois que certains mots que j'ai inventé -je ne vais pas dire popularisés, je ne suis pas assez connue ni partagée pour "populariser", d'autres en revanche plus libérales et faisant consensus y arrivent mieux, elles passent sur les plateaux télé, elles font carrière dans les medias pure players, ou bien écrivent et publient des livres, et même deviennent ministre ; n'étant pas libérale, je ne peux pas être populaire mais en revanche, je peux être prescriptrice, influenceuse, pour parler le jargon du marketing ; il leur suffit de surfer sur les medias sociaux pour y trouver des idées (les idées valent de l'or en politique !), même les idées radicales sont considérées, il suffit ensuite d'adopter une expression, de la gauchir, éventuellement la tronquer, de la détourner vers un autre but, et le tour est joué. Vous entendez ou lisez un jour une expression, un slogan, vous paraissant familier, et vous vous dites que vous avez certainement contribué à les forger, et même qu'on vous l'a carrément piqué. J'invente pour mon propre usage, je n'ai jamais eu l'intention d'entrer dans le dictionnaire, mon intention est juste de subvertir le langage

La diversion : les animaux fournissent un réservoir inépuisable de métaphores pour qualifier toutes sortes de mauvaises actions humaines et, dans le contexte de ce billet, masculines : "loup solitaire" tellement usé que même certains le dénoncent comme trompeur, non pas pour réhabiliter le loup, mais pour dire que le concept est forcément tronqué, l'espèce humaine, à l'instar du loup d'ailleurs, est sociale donc, le mec qui fait terroriste tout seul dans son coin ne peut pas exister. Le "balance ton porc" préalable au mouvement #MeToo, mais vite remplacé heureusement, avait la complaisance de détourner les crimes des mecs vers une espèce totalement inoffensive qui n'a fort opportunément pas les moyens de protester ni se défendre : en l'espèce le "gros cochon" qui sert à faire jambon coquillettes pour les repas des enfants ; c'est tellement commode qu'on ne peut s'empêcher de penser que ce n'est certainement pas fortuit. Et puis "le porc" ménage les mecs, ce réflexe libfem. Ne nous fâchons pas avec eux. Comme le démontrait si bien la campagne ridicule de Valérie Pécresse Présidente de la Région Ile de France pour dénoncer le harcèlement sexuel dans le métro, qui remplaçait opportunément l'agresseur mâle humain, par un ours, un requin, et le... loup qu'on ne présente plus. C'est tellement usuel de voir des loups, des ours et des requins prendre le métro aussi. Bref, diversions encore et toujours, pour ne pas avoir à nommer l'exemplaire qu'on a à la maison et qui peut sous un prétexte ou un autre se transformer en Mr Hyde. C'est dur d'affronter que se fourvoyer fait partie des risques qu'on prend en se trouvant un Prince Charmant.

Le patriarcat est décidément très bien foutu : il passe sous silence, minimise, euphémise, pornifie, détourne le sens, vitriole le vocabulaire, donne le change.

Antidote à l'impensé de la violence masculine épidémique : l'homme sacrificiel

Nous avons eu droit toute cette semaine, à la suite d'une prise d'otages au Bénin, à la narration édifiante de deux hommes "braves, altruistes, engagés", dont on a vanté "la force de caractère, l'abnégation, la dureté à la souffrance", toutes expressions, et certainement d'autres qui m'ont échappé, relevées dans les médias. Nous avons eu des reportages édifiants sur l'élite de l'armée française sur le service public audiovisuel, mais aussi sur les médias privés, des journaux entièrement consacrés à des prises d'armes, des messes d'enterrement, et des cérémonies aux Invalides en présence du Président de la République. En 2018, on avait eu le sacrifice d'Arnaud Beltrame, valeureux et chevaleresque gendarme faisant image inversée à un affreux terroriste preneur d'otages lui aussi : il s'était proposé en échange et en était mort. Mon propos n'est évidemment pas de diminuer les actions de militaires de métier dont la fonction est d'aller chercher des otages dans des zones de guerre, et de tenter de les ramener sains et saufs en prenant tous les risques, car le monde est dangereux. Le monde est surtout dangereux à cause des hommes et de leur encombrante virilité, mais il est tout de même intéressant de souligner que les grandioses contre-narrations édifiantes masculines sont très efficaces pour occulter ce qu'ils sont et font le plus couramment. Dans les récits épiques le héros positif a besoin de son négatif, le méchant, pour prévaloir et vaincre, sans cela pas de récit. Ainsi fonctionnent les narrations viriles : grandiosité, chevaleresque, don de soi, l'homme sacrificiel, peu répandu, mais mythe indispensable à la geste masculine. Même les femmes adhèrent à ces mythologies.

La terreur change de camp ?

C'est en tous cas le thème de la couverture de Valeurs actuelles de cette semaine, numéro spécial flipettes. Détournement patriarcal par l'image (Rosie the riveter est une icône féministe US, pas une terroriste) et par le son, voyez vous-mêmes les titres et sous-titres. Merci Valeurs Actuelles d'apporter de l'eau à mon moulin avec un tel à-propos. Je vous promets qu'on ne s'est pas concertées.
La preuve que la violence est réservée aux mecs : imaginez-vous une couverture de Valeurs actuelles dénonçant les méfaits masculins à l'endroit des femmes, proposition inversée de celle-ci ?
Ils invoquent l'Inquisition qui arrêta, tortura, jugea et condamna au bûcher, à la noyade ou à la pendaison des centaines de milliers de femmes innocentes durant trois siècles dans toute l'Europe. Tuées parce que femmes : les bûchers de l'Inquisition obscurantiste concernèrent 80 % de femmes condamnées à mort pour sorcellerie.
La formule "enquête sur une inquisition" est une typique inversion patriarcale, une inversion de l'HIStoire, où se seraient eux les victimes et les féministes qui sèmeraient la terreur. Qui croit à cette fable sinon ceux, celles, qui ont intérêt à perpétuer ce système mensonger et nécrophile ?


4 commentaires:

  1. Le sous-titre du magazine mentionne la parité et l'écriture inclusive comme une des formes que prendrait la "terreur féministe" : autrement dit, la règle du masculin qui l'emporte et l'exclusion des femmes de la sphère économique, sociale et politique ne serait pas une terreur exercée sur les femmes, par contre le refus de la domination et l'égalité entre les sexes serait une terreur infligée aux hommes... C'est la maxime des masculinistes : domination des hommes et asservissement des femmes = justice et paix, égalité hommes/femmes = injustice et violence contre les hommes

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    1. Effectivement :( Tout ce qui ne va pas dans le sens de leurs privilèges revendiqués et imposés brutalement, est une guerre contre eux. Il n'y a et il n'y aura jamais rien à en tirer.

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  2. Oh! Les pauvres chéris, z'ont peur des femmes ! Ce n'est pas nouveau, c'est même pour ça qu'ils les assassinent. Et Valeurs actuelles n'ignorent pas que le capitalisme étant basé sur le travail gratuit des femmes, leur rébellion est un danger- potentiel- donc abattre l'ennemi avant qu'il ne devienne sérieusement organisé..

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    1. Pas mieux ;) En plus, c'est crier avant d'avoir mal parce que les troupes en face sont assez désorganisées, pour dire le moins. Voire mithridatisées.

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