vendredi 11 mai 2018

D'ouvrier d'abattoir à lanceur d'alerte : Ma vie toute crue

"T'es un homme ou un pédé ?  "
" Ferme ta gueule, baisse la tête, fais ton boulot. Et si tu n'es pas content, dégage !"


" Microcosme viril très fortement hiérarchisé dans lequel tu dois faire tes preuves à chaque instant ", l'abattoir est le dinosaure qui a inspiré l'ère industrielle ; l'abattoir est la matrice inversée du travail en miettes : Henri Ford s'inspira dans les années 20 de la chaîne de désassemblage des abattoirs de Chicago pour inventer la chaîne d'assemblage de ses usines automobiles de Détroit. Taylorisme, fordisme. La fragmentation empêche de voir la big picture, et c'est voulu.

" La plupart du temps, sur la chaîne, quand tu es concentré pour tenir le rythme, tu ne vois rien de ce qui se passe autour de toi. Tu ne vois que ta tâche, la globalité de ce qui se passe autour de toi t'échappe. "

La fragmentation du travail va de pair avec les "corps en miettes" des ouvriers, et le désassemblage de la vache, du veau, du bœuf ou du mouton, jusqu'à ce que l'animal ne soit plus reconnaissable dans la viande qu'on vous vendra. Étourdi par un matador, vidé de son sang, les muscles encore vibrants d'effets nerveux et de mouvements incontrôlés, les sabots sont coupés, le corps "vidangé" de ses organes internes, la peau enroulée sur un treuil, découpé à la scie, dégraissé pour ne conserver que le muscle, les abats envoyés dans diverses cuves en inox, au milieu des flots de sang et de merde, le travail d'ouvrier d'abattoir est un travail épuisant et dangereux, soumis à des cadences infernales. " La cadence nous tue. Elle nous broie, nous pousse à faire n'importe quoi.". " On t'insulte, on te harcèle, on te menace pour que tu tiennes la cadence ".

Mauricio Garcia Pereira, le lanceur d'alerte qui informa L214 et le monde de l'abattage des vaches gestantes par l'abattoir municipal de Limoges est un jour en remplacement à la boyauderie (alors que son poste habituel est l'aspiration des moelles de bovins) qui traite les viscères, quand il voit soudain arriver un sac rosâtre qui semble remuer : il réalise alors que c'est un fœtus de veau complètement formé, sabots rose nacré et langue pointant de la poche de liquide amniotique dans lequel le veau s'est noyé au coup de matador tuant sa mère ; troublé, il appelle son chef d'atelier qui lui dit que tout est normal, qu'il n'a qu'à balancer le tout dans la cuve à déchets incinérables ! Après sept longues années de maltraitance, de souffrances physiques, de douleurs d'épaules et dorsales, de mufflées alcoolisées et de shoots de cocaïne "laissées sur la cuvette des WC sur une carte Carrefour" pour "tenir", d'engueulades homériques avec sa hiérarchie, au bord de devenir fou, profondément choqué -le coup de trop, la goutte d'eau-, Mauricio Garcia Pereira voit un soir suivant, par hasard, sur sa télé les effroyables images "volées" en février 2016 par L214 à l'abattoir pourtant certifié bio du Vigan, et après une recherche sur Internet, appelle Brigitte Gothière, co-fondatrice de l'association, en lui disant qu'il a un document vidéo à lui soumettre.
A partir de ce moment, approché par l'association, Mauricio complétera grâce à une petite camera embarquée fournie par L214 sa documentation sur les fœtus de veaux avant de quitter définitivement l'abattoir de Limoges. S'enclenche une séquence trépidante où L214 publie son témoigne qui est aussitôt relayé par la presse et la télévision : Audrey Garric du Monde arrive même dans le petit salon de son HLM pour l'interviewer ! Puis les plateaux de télé s'enchaînent.

Témoignage en deux parties : une moitié du livre est consacrée au monde de l'abattoir, la description irremplaçable, par quelqu'un de l'intérieur, de la chaîne de mort industrielle qu'est l'abattoir, (l'abattoir municipal de Limoges avec " 1500 bovins, 1500 ovins et un millier de porcs abattus chaque semaine, ce qui représente 25 000 tonnes de viande chaque année ", est un des plus grands abattoirs municipaux d'Europe : viennent y abattre les particuliers, les bouchers et les grossistes qui en sont les principaux clients donc patrons), puis en deuxième partie, sa vie de lanceur d'alerte très sollicité par des journalistes pendant quelques mois. Mauricio Garcia Pereira, après des entretiens à propos de ses cauchemars récurrents avec une psychologue qui lui a diagnostiqué un "état de choc post-traumatique", est aujourd'hui en formation pour devenir monteur en réseaux électriques en haute et basse tension, mais il portera à jamais le stigmate du lanceur d'alerte ayant révélé les mauvaises pratiques d'un employeur. Le livre qu'il signe est coécrit avec la journaliste Clémence de Blasi. Lisez-le, et si vous êtes bibliothécaire, achetez-le et faites-le circuler !

Ouvrier d'abattoir n'est pas une vocation : on y va travailler, d'abord recruté par une agence d'intérim, parce que "c'est ça ou la rue" et que dormir dans sa voiture, ça va un moment, mais ce n'est pas une vie à la longue.

" A l'abattoir, les animaux sont terrifiés. Souvent, ils gardent la tête baissée, comme s'ils étaient résignés et acceptaient la mort. Certaines bêtes se battent jusqu'à la dernière seconde, d'autres se laissent tomber de tout leur poids dans le couloir de la mort et refusent obstinément d'avancer, malgré les coups de bâton et les décharges électriques ".

" L'abattage des vaches gestantes est toléré par l'Union Européenne qui indique seulement dans un règlement de 2004 refuser le transport de "femelles gravides qui ont passé au moins 90 % de la période de gestation" (qui est d'environ neuf mois et demi pour les bovins). "

" Où sont les services vétérinaires ? Dans leur bureau autant que possible. [... ] Quand aux contrôles sanitaires, parlons-en ! Peut-être pourraient-ils avoir un impact quelconque... si les abattoirs n'étaient pas prévenus une semaine à l'avance du passage de deux ou trois des 500 inspecteurs de la Santé publique vétérinaire. Tout le temps que le contrôle à lieu, on baisse la cadence de la chaîne au minimum. Pendant ces inspections les ouvriers peuvent enfin travailler normalement, dans des conditions correctes. Mais dès le lendemain, les mauvaises habitudes refont surface. Pourquoi est-ce qu'il n'y a jamais de contrôles inopinés ? "

Souffrance animale, souffrance sociale et humaine. Clairement, les mangeurs de viande prennent des risques. Sanitaires surtout. Et celui de se faire rouler dans la farine de l'abattage rituel aussi : le processus est tellement lourd et long que bien des viandes sont déclarées rituelles qui n'en sont pas. Maltraitance aux animaux, aux humains, mauvaises pratiques, contrôles sanitaires inexistants ou bâclés, grosse cavalerie, insuffisance des étiquetages, omerta sur des pratiques illégales, pas vue pas prise, l'industrie de la viande est un monde opaque qui entend rester bien planqué derrière ses postes de garde avec triples barrières. On ne rentre pas.

" Si les abattoirs avaient des murs de verre, tout le monde serait végétarien ". Paul Mc Cartney.

Aujourd'hui encore, puisqu'il n'y a pas de loi l'empêchant, l'abattoir de Limoges continue à abattre des vaches gestantes, arrivées par "accident", les éleveurs qui paient très chers leurs inséminations artificielles ne s'apercevraient de rien. Qui croit ça ?

Les caractères gras et rouge sont des citations du livre. 

2 commentaires:

  1. Je ne vais jamais pouvoir lire un livre pareil, rien que ce que tu en racontes me déprime tellement ! Mais je progresse peu à peu. Il y a encore deux ans je ne pouvais même pas relayer une photo d'intérieur de ces camps de la mort pour animaux montrant ces pauvres existences torturées. C'était au-dessus de mes forces. Je me demandais comment des gens trouvaient la force d'aller bloquer les abattoirs et se confronter à l'horreur. Mais je me renforce. Je peux même imaginer y parvenir à mon tour un jour. On évolue tout le temps.

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    1. Quand tu es dans le feu de l'action, tu es très concentrée afin d'accumuler le maximum d'informations, te faire des notes mentales -parfois on n'a pas de droit de prendre de notes, surtout si on est incognito- tu es obligée d'être dans la maîtrise ; plusieurs jours après, tu affrontes le traumatisme avec images qui reviennent. A chaque fois, je me suis dit que j'en étais sortie, que j'y avais laissé les animaux, mais que l'éleveur était resté aussi en enfer avec eux.

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