samedi 30 novembre 2024

Champs de bataille - L'histoire enfouie du remembrement

Champs de bataille, l'histoire enfouie du remembrement vient de paraître chez Delcourt, après Algues vertes, des mêmes auteurs : Inès Léraud journaliste, Pierre Van Hove au dessin. Avec cette fois-ci un historien conseil : Léandre Mandard, thèse en cours sur le remembrement en Bretagne.  


En un siècle, la population paysanne en France est passée de 5 400 000 actifs à moins de 400 000 aujourd'hui selon les chiffres de la Cour de Comptes et du Ministère de l'agriculture. La Première guerre mondiale en mobilise 2 millions, dont 500 à 700 000 ne reviendront pas vivants et auxquels il faut rajouter 500 000 blessés ; une saignée, accompagnée de la perte de 2 500 000 hectares de terre des plaines du Nord et du Nord-Est du pays, dévastés ou délaissés avec la fixation du front. Au sortir de la deuxième guerre mondiale, en 1955, on ne comptait plus que 2,5 millions de paysans, dont un grand nombre de veuves de guerre tirant leur subsistance de cultures vivrières : en Bretagne, pommes, poires, châtaignes, avoine, orge, blé, deux ou trois vaches qui donnaient du lait et travaillaient comme animaux de labeur. Une agriculture de subsistance sur des petites surfaces dispersées et encloses par des talus, dont la première, mais pas seule fonction, était d'empêcher les animaux de divaguer. 

C'est à ce moment-là que l'idée de rationaliser l'agriculture, et de faire de la France un grand pays exportateur de denrées agricoles a prospéré :  sous l'impulsion de Jean Monnet, de De Gaulle et de son ministre de l'agriculture Edgar Pisani, on décide de "moderniser" tout cela, d'agrandir les fermes, de remodeler l'ancien cadastre, d'agrandir les chemins pour y faire passer des machines agricoles, des tracteurs notamment, et de redistribuer les champs de façon à les regrouper autour des fermes, là ou auparavant les parcelles étaient disséminées et divisées au gré des partages et des héritages. Ce sera le remembrement : de 1955 aux début des années 1980, lors duquel un réaménagement brutal du territoire va être entrepris. C'est cette histoire traumatisante que raconte Ines Léraud, journaliste, avec Pierre Van Hove au dessin, une histoire occultée des mémoires, oubliée car douloureuse et brutale. Dans le même mouvement, les technologies de guerre (pesticides, engrais de synthèse) seront utilisées, la génétique des plantes et des animaux modifiée avec l'INRA (Institut National de Recherche Agronomique) aux commandes. Les chevaux de trait disparaîtront au profit des boucheries chevalines qui prospéreront des années 1960 à 1980. La culture paysanne, les cultures vivrières à base d'espèces diversifiées et résistantes, des savoir-faire, les paysages bocagers seront partout détruits sur le territoire français, au profit de grandes surfaces amendées aux engrais chimiques, (dans les années 50 un gros tas de fumier devant la ferme démontrait son opulence) et de machines agricoles de plus en plus imposantes et lourdes pour lesquelles les chemins creux (laissant tout juste passer un homme et un cheval) sont supprimés, redressés, ou élargis, les haies d'arbres abattues, les talus rasés. 

Les techniciens des chambres d'agriculture ou des coopératives persuadent au nom du progrès, se rendent maîtres des nouvelles techniques et disent aux paysans comment faire. Le remembrement a été mené par des bureaux de technocrates, souvent parisiens, par des ingénieurs agronomes, par les chambres d'agriculture et la FNSEA sous le nom de son ancêtre, tous peuplés de JACistes* (mouvement chrétien) croyant œuvrer pour le bien commun, la rationalisation et la modernité, là où il aurait fallu faire confiance aux gens concernés, faciliter les transactions amiables, les laisser maîtres de leur destin, au lieu de les traiter en ploucs arriérés. 

" Ils savent faire mais on les a tellement traités de sous-développés qu'ils n'osent plus." 

Evidemment, il y aura résistance, les villages se divisant entre ceux qui adhèrent au remembrement, y trouvant leur intérêt, et les perdants qui prendront l'indemnité viagère de départ offerte par l'état aux plus âgés au bord de la retraite, marché de dupes, l'indemnité est très faible, et ceux qu'on orientera vers les usines -typiquement Citroën à Rennes pour ne citer que celle-là-, fournissant une main d'oeuvre docile et peu syndiquée en plein boum industriel. Les opposants manifesteront, plastiqueront des bulldozers (le FLB en Bretagne), enlèveront les bornes du nouveau cadastre, certains seront même internés et calmés aux neuroleptiques sur ordre préfectoral, des haines recuites diviseront les habitants des campagnes, certains profiteront de l'occasion pour revendre leurs terres pour en faire des lotissements pavillonnaires et des centres commerciaux où les agriculteurs, naguère auto-suffisants, iront acheter ce qu'autrefois ils produisaient, et qui était de meilleure qualité. 

" Le remembrement a été une guerre contre la subsistance. "

Toute cette maltraitance et toutes ces souffrances pour quel résultat ? 

Les arbres abattus de l'ancien bocage ne fournissent plus d'abris aux oiseaux diurnes et nocturnes qui disparaissent, les printemps sont devenus silencieux (Rachel Carson apparaît sur une double page, dessinée dans l'album), les talus arasés n'abritent plus les serpents (vipères, couleuvres) qui boulottaient les  taupes et les mulots, lesquels, sans prédateurs, font désormais des festins de récoltes, talus arborés qui n'offrent plus ni abri ni ombre aux bêtes par grand vent, pluie ou chaleur estivale, ne retiennent plus la terre qui dévale les pentes lessivées par les pluies, la terre éboulée allant sédimenter les rivières et, au bout, la mer. Les talus étaient des trésors entretenus amoureusement par les paysans d'avant. Ils délimitaient les champs, offraient des quantité de mûres, fruits du roncier qui les recouvrait, et de fleurs printanières dont on faisait des bouquets, des remèdes, ou des bouillons de onze heures ! Les haies et talus faisaient éponges contre les crues, retenaient l'eau. Voyez ce que donne aujourd'hui une grosse averse : des zones pavillonnaires inondées plusieurs fois par saison, pluies bien aidées par les ruisseaux qui réinvestissent leur ancien lit. Ruisseaux au cours rectifié, dont l'eau coulant trop rapidement à fait disparaître la biodiversité animale habitante des petits rus dont on sait, quand on a lu Elysée Reclus (Histoire d'un ruisseau, que je recommande) qu'ils serpentent paresseusement dans les replis de terrain, l'eau prenant son temps, sinon, c'est l'étape d'avant : le torrent ou le rapide. 

Et cerise sur le kouign-amann, en Bretagne et ailleurs apparaît une nouvelle dispersion des parcelles, à quoi le remembrement voulait remédier, souvenez-vous. Désormais, certains villages qui avaient 600 habitants et 20 agriculteurs avant le remembrement, ont désormais 6000 habitants et UN agriculteur intensif exploitant des centaines d'hectares, agriculteur qui fait parfois des dizaines de kilomètres pour cultiver des champs dans une autre commune ! On a marché sur la tête et on va payer le prix fort en termes de dévastation du biotope, de terres cultivables vitrifiées, de baisse des rendements agricoles, la terre épuisée par des cultures intensives souvent sans assolement (alternance des cultures), ne produisant plus que si on y déverse des tonnes d'engrais chimiques de synthèse. 

Basée sur une abondante documentation (synthétisée en fin d'album), esthétiquement très réussie, voici une BD enquête journalistique à s'offrir, à offrir, et à déguster. Un excellent travail. Même si les exemples bretons y abondent, le remembrement a concerné toutes les régions françaises que les auteurs ont également enquêtées. Les femmes qui, selon les comptages des gendarmes et des Renseignements généraux, étaient nombreuses dans les manifestations d'opposants et participaient à la lutte, n'apparaissent pas sur les photos et documents de l'époque, regrette Inès Léraud, les réunions se tenant pendant la traite des vaches, ou le soir, quand il fallait surveiller les enfants. Les femmes, toujours effacées de l'histoire.

" Chaque progrès de l'agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l'art d'exploiter le travailleur, mais encore dans l'art de dépouiller le sol. " Karl Marx -1869.

* Jeunesse Agricole Chrétienne.

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