lundi 24 juillet 2023

La femme met bas, l'homme se bat. La femme procrée, l'homme crée. Des outils et des corps.

 Dans la torpeur estivale, les radios de service public continuent à nous abreuver d'études de chercheurs (une spécialité de France Info et France Inter) et ce 22 juillet, ce fut sur la chasse. Les femmes chassent-elles ? Le marronnier fleurit en été, comme s'il fallait encore que les femmes chassent, et comme s'il fallait nous attribuer un petit lot de consolation. Absentes des chasses au XIXè et au XXème siècle, désormais les affirmations inverses abondent, avec le même excès et les mêmes caricatures, mais à l'envers. 



En gros, voici l'exposé : des chercheuses et chercheurs ont étudié des tribus contemporaines, après les anthropologues Claude Lévi-Strauss, Françoise Héritier, Nicole-Claude Mathieu et Paola Tabet, excusez du peu, selon les mêmes méthodes en immersion, des fois que les précédents auraient loupé un truc aussi important que la chasse, et elles se sont aperçues, ô miracle, que oui, les femmes chassent ! Alléluia. Sonnez hautbois, résonnez musettes ! J'étais scotchée à mon poste, la tartine en l'air, le café refroidissant, attendant la suite que j'ai presque pu dire avec la journaliste. Les femmes chassent, de petits animaux en posant des filets et en utilisant des bâtons. Les arcs, flèches, javelots, sont, eux, réservés aux hommes ! 

Tout ça pour ça. Mais l'honneur est sauf, les femmes d'il y a 6000 ans, que leurs descendantes le sachent, ne se contentaient pas de rester au foyer à faire bouillir la marmite, elles chas-saient-elles-zaussi. 
La question est une défausse : le sujet ici n'est pas la chasse, mais bien la possession d'outils et d'armes. Et pour les femmes c'est tintin, pas d'outils, pas d'armes, tabou. Avoir accès aux outils, c'est gagner en productivité, et posséder une arme, c'est pouvoir se défendre. Pour une catégorie sociale, les femmes, taillables et corvéables à merci, impensable, voyons. Les gains de productivité c'est bon pour les hommes qui peuvent ensuite se détendre en palabrant sous le séquoia -ou le chêne, ou le baobab, vu que c'est anthropologique et que ça traverse l'histoire humaine, et absolument toutes les sociétés, choisissez l'arbre le plus abondant dans votre canton, ça marche aussi. Et c'est pour cela qu'aujourd'hui, les femmes même en emploi (posté type masculin) se coltinent les tâches des basses zones de l'économie, peu mécanisées, soulevant des vieux, des enfants, et se cassant le dos. Quant à se défendre, no way. Elles sont battues comme plâtre, maltraitées chez elles par Le prince Cogneur, ou attaquées dans la rue, personne ne leur conseillera (même pas les féministes, un comble) de prendre des cours de self-défense ou même d'avoir un moyen de défense sur elles. De peur d'être traitées d'agressives ? Parce qu'une femme qui se défend est agressive, même une qui porte sur elle un spray anti-agression, ainsi fonctionne la société. Elles doivent faire dévolution de leur sauvegarde au camp d'en face. Pour le pire souvent. On en est encore là, c'est dire si le tabou est ancré et persistant. 

Aussi, je me permets deux conseils de lecture pour égayer votre été, même les journalistes de France Info peuvent en profiter si elles passent par ici : L'anatomie politique de Nicole-Claude Mathieu, 1937- 2014, anthropologue française de la lignée des féministes Monique Wittig écrivaine, Christine Delphy sociologue..., les matérialistes d'expression francophone, anti-naturalistes, qui travaillent dans la perspective des rapports sociaux de sexe et qui soutiennent que les catégories "femmes" et "hommes" sont construites socialement en fonction d'un rapport social de pouvoir. En faveur des hommes et en défaveur des femmes, dois-je préciser ?

Et l'irremplaçable ouvrage de Paola Tabet, anthropologue italienne (1935) professeure d'université à Sienne puis en Calabre qui travaille, elle aussi, sur les rapports sociaux de sexe. 



Pour résumer rapidement l'action comme on dit au cinéma, il y a d'abord Claude Lévi-Strauss qui dit que les sociétés humaines se sont constituées sur l'échange des femmes ; le tabou de l'inceste en découle, pas pour des raisons biologiques, mais pour des raisons sociales. On n'use pas du bien qu'on a cédé ou aliéné, on ne le reprend pas (oui, je parle bien des femmes et des filles). Françoise Héritier, étudiante chez Lévi-Strauss, aboutit dans ses recherches à la "valence différentielle des sexes", euphémisme pour dire qu'un homme et une femme ne se valent pas socialement. L'une fait les corvées, approvisionne en nourriture, va chercher de l'eau au puits, reproduit l'espèce, et... mange après tout le monde, surtout après les hommes et ses propres fils ; les hommes chassent, se battent et font de la politique. D'où, sans doute, la dysmorphie de notre espèce, nous avons été mal nourries et notre squelette l'a enregistré. Arrive Nicole-Claude Mathieu, anthropologue elle aussi, mais féministe, lesbienne, matérialiste (notion marxiste de la lutte des classes) et antinaturaliste. Qui elle, décrit dans une perspective féministe, que l'anatomie est politique et que cela fait système, a été voulu, construit socialement, ce qu'elle décrit dans des articles savants publiés dans les deux tomes de l'anatomie politique. Puis, Paola Tabet étudie des tribus premières de chasseurs et pêcheurs et aboutit à la conclusion que les femmes sont systématiquement privées d'outils, et d'armes -c'est quasiment la même chose, le premier outil ayant été une arme : une pierre taillée, puis le progrès technique aidant, un propulseur (bâton sur lequel est fixée la pierre taillée qui devient un javelot et permet de tuer à distance un animal, ce que ne permettait pas la pierre taillée). Et que cela a des conséquences sur leur position dans la société et sur leur statut. Privées d'outils, elles sont exclues des gains de productivité, privées d'armes, elles ne peuvent pas se défendre. Que cela est voulu, fait système, que les femmes sont contraintes ainsi à la reproduction.

Bien, me diront certaines, on n'en est plus là ! Ah ? Moi je vois que le statut des femmes qui n'a jamais été brillant, régresse, qu'elles font toujours les travaux pénibles à mains nues, qu'elles soulèvent des charges (enfants, vieillards, malades, cruches d'eau, et les sacs de courses du supermarché...), en étant mal payées, ou bénévolement dans la domesticité des hommes, qu'elles n'arrivent toujours pas à se défendre, pire, qu'elles doivent faire dévolution de leur sécurité aux hommes de leur entourage, qu'elles en meurent, et qu'elles connaissent surtout la pauvreté, surchargées d'enfants, souvent abandonnées par les géniteurs. Et qu'elles se prennent en plus des engueulades quand leurs gars se comportent mal. Où sont les pères ? Palabrant au bistrot, ou sous le séquoia (voir plus haut). 

Certaines me renverront les sociétés matriarcales ou semi-matriarcales comme argument ; à quoi je réponds que le matriarcat dominant les hommes, figure inversée du patriarcat, n'a jamais existé, qu'en tous cas il n'en reste aucune trace. Le Pays Basque et la Bretagne ont revendiqué au XXe siècle des semi-matriarcats anciens : méfiance, il s'agit davantage d'une opération marketing, cette revendication leur permettant de renforcer une identité forte, de se démarquer des concurrentes. " Un passé inventé ne donnera pas aux femmes un futur ", cité par Nicole-Claude Mathieu. 

D'autres me rétorqueront que des outils, elles en ont à la maison. Croyez-vous ? La définition de l'outil est  aussi dépendante de qui l'utilise. Un balai n'est pas un outil, une balayeuse à moteur thermique, oui ; une houe n'est pas un outil, une petite main de femme peut la guider, la charrue, elle, en est un, monopolisé par les hommes ; le bâton à fouir utilisé par les femmes pour trouver des larves ou des racines, n'est pas un outil, le javelot propulseur, oui ; un lave-linge et une machine à écrire sont des outils, qui permettent des gains de productivité, mais les hommes répugnent à s'en servir donc ils sont dégradés, ce sont les femmes qui les utilisent ; la linotype d'imprimerie était elle un outil, et les hommes ont longtemps refusé que des femmes s'en servent. L'ordinateur sous Unix est un outil, il n'y a guère que les ingénieurs (mâles) qui l'utilisent. Et les forceps, outil ? Les sages-femmes n'ont toujours pas le droit de les utiliser. 

Ethnographie de terrain chez les Bambaras locaux sous forme d'une anecdote que j'ai racontée mille fois, mais dont je ne me lasse pas : à chaque printemps quand je passe au bon moment dans ma ferme-conservatoire, et que c'est repiquage et semis, les quelques horticultrices sont à genou sur la terre, travaillent à mains nues ou au plantoir manuel tandis que les mecs, eux pétaradent sur des tracteurs ! J'en ai même entendu un, une fois dans la cour, prêtant son tracteur à une collègue lui recommander : "tu n'oublieras pas de desserrer le frein à main, hein ? "

Je comprends que certaines préféreront lire Virginie Despentes et ses coups de gueule, ou Mona Chollet et ses solutions magiques de sorcières. La lecture des ouvrages féministes des sociologues et des anthropologues du deuxième féminisme est douloureuse. Elles décrivent impitoyablement un statut social dégradé volontairement par ceux qui nous sont le plus proches, maris, amants, fils et pères. C'est vrai également que ces féministes savantes des années 70 se revendiquaient lesbiennes, heureuses de ne pas avoir à frayer avec l'adversaire de classe, et qu'on reconnaît ainsi leur plume impertinente. Monique Wittig a d'ailleurs écrit que les lesbiennes n'étaient pas des femmes, c'est à dire qu'elles pouvaient répudier cette contrainte à l'hétérosexualité et à la maternité, ces institutions politiques, et que c'était une chance. Et c'en est incontestablement une, au sens où cela diminue la pression de l'éternel confit de loyauté qui plombe les femmes hétérosexuelles engagées dans des relations affectives avec les hommes. 

Pour terminer, puisque, en testant quelques-unes de ces phrases sur Twitter, j'ai été contrée par une lectrice qui m'a rétorqué qu'il y a eu des femmes inventrices de machines AUSSI ; évidemment, je ne conteste pas, et ce n'est pas un argument invalidant. Une Louise Labé ou une Hildegarde de Bingen ont percé aux âges où les femmes étaient maintenues dans l'analphabétisme et l'ignorance, des femmes ingénieures ont fait leur trou aux moments où les femmes étaient vouées, condamnées sans recours au mariage et à la reproduction, des exploratrices ont voyagé et parcouru le monde alors que cela était prohibé pour indécence et promiscuité avec les hommes. Mais ce sont des oiseaux rares qui n'invalident pas la thèse développée ici, thèse qui est la limitation des femmes au foyer et à la harassante production/élevage d'enfants sans possibilité de s'en abstraire. Domestiquées, vouées à la ferme, comme écrivait Andrea Dworkin.  

QUELQUES CITATIONS

" Les sociétés humaines se sont constituées sur l'échange des femmes, et cet échange est à l'origine du tabou de l'inceste. Il nous faut alors considérer que la défaite historique des femmes serait un pré-requis à l'émergence de la culture ". Mathieu - Anatomie Politique

" La 'non-violence' des femmes, par exemple, peut être reliée à l'interdiction matérielle et objective qui leur est faite de posséder et d'exercer les moyens de défense, et notamment de défense contre les hommes. " Mathieu - Anatomie politique. 

" De tous les dominés, les femmes sont les seules à avoir un contact physique et mental permanent et prescrit avec l'oppresseur, au travail, dans la rue, maintenant à l'école, dans la famille et les liens amicaux, et enfin au lit... ou dans les caves et les portes cochères. C'est pourquoi, même des féministes qui ont longuement décrit et dénoncé la 'condition' opprimée des femmes hésitent encore à aller à l'essentiel : la connaissance intime des stratagèmes et stratégies de l'ennemi, sans laquelle tout général d'armée sait qu'il ne gagnera pas. 'Moi, je connais des hommes bien', disent-elles. " Mathieu - Anatomie politique. 

" Ce n'est pas la chasse qui est interdite aux femmes, ce sont bien les armes ; c'est bien l'accès aux armes, en tant que telles et en tant que concrétisation d'un développement technologique, qui leur est refusé.

" Le pouvoir des hommes sur les femmes est assuré par le monopole des armes-outils. " Ces deux dernières citations de Tabet, Des outils et des corps. 

2 commentaires:

  1. Merci infiniment pour cette publication. Cela fait longtemps que je pense à ce sujet. Nous armons les Ukrainiens pourquoi ne le faisons-nous pas pour les Afghanes? Je me demandais si nous connaissions la part des femmes armées aux USA? Très important de savoir manier les armes lorsqu'on croise des mâles intentionnés. C'est bien l'unique raison qui me ferait prendre mon permis chasse.

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  2. Comme il y a plus d'armes en circulation aux USA que d'habitants, il doit y avoir pas mal de femmes armées, mais je parierai ma chemise qu'elles sont moins nombreuses que les mecs. Le fait anthropologique toujours. Ce n'est pas tant une question d'armes que de s'armer d'abord la tête : l'éducation des femmes est une entreprise de démolition, les hommes n'ont plus qu'à finir le travail ensuite. Voir le peu de cas qui a été fait des féminicides jusqu'à présent. Les femmes commencent à sortir du bois, c'est déjà un début, avant elles crevaient en silence. Cela va être une longue marche. C'est long de sortir des pinces patriarcales : prendre conscience puis arrêter de collaborer.

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