mardi 26 octobre 2021

Effacée de l'histoire : Alice Guy, premier réalisateur de cinéma


Cinématographe : du grec Kinèma, mouvement, et gràphein, écrire. L'invention d'une écriture, d'une grammaire, d'un mode d'expression avec des images qui bougent et qui racontent une histoire. Le septième art emprunte à l'écriture, à la photographie, et au théâtre pour la mise en scène.

Alice Guy, née en 1873 en France, première réalisatrice, a pour père un libraire éditeur de livres français ou traduits en espagnol à Valparaiso et Santiago au Chili, la lecture lui est familière ; dans son école de religieuses, elle fait du théâtre amateur et est un moment tentée par la carrière de comédienne mais une interdiction familiale l'en empêche, faire l'actrice n'est pas compatible avec la dignité d'une femme de la bourgeoisie ! Sa formation de sténodactylo imposée par la famille et la nécessité de travailler après la faillite des affaires de son père au Chili la ramène en France et la conduit chez un fabricant d'appareils photos où travaille un jeune ingénieur, Léon Gaumont. Elle y côtoie des photographes portraitistes et paysagistes. Elle sait vite apprécier une belle photo d'art. Notez qu'une formation de secrétariat peut conduire loin et n'est pas forcément un étouffoir professionnel pour une femme ; il y en a une autre mondialement illustre et contemporaine qui a fait, sur l'injonction de sa mère, une formation de secrétariat (tu feras des études universitaires après si tu veux, mais avec un brevet de secrétariat tu trouveras toujours du travail !) : c'est la primatologue Jane Goodall qu'on ne présente plus. Elle raconte ça dans ses mémoires et elle y dit même que cela lui a enseigné la méthode et l'organisation dans son futur métier de primatologue. Il apparaît donc que le secrétariat mène à tout. 

Alice Guy employée d'une maison qui vend des appareils de photographie et le récent kinétographe qui déroule des photos sur des crochets, et donc invente le mouvement, voit rapidement le potentiel de cet appareil. Elle propose à son patron Léon Gaumont d'exploiter l'invention en tournant des saynètes animées de quelques minutes, Gaumont accepte, à condition qu'elle le fasse en dehors de ses heures de travail de dactylographie. L'arrangement va durer le temps que le cinéma atteigne la notoriété par les foires et les cirques (les premières séances de cinéma sont montrées dans ces endroits, c'est d'ailleurs tout le génie de Léon Gaumont d'être passé de vendeur d'appareils photos à l'exploitation de salles où seront projetés des films). Gaumont est devenu un exploitant de salles avec un énorme catalogue de films. 

Cette bande dessinée en noir et blanc de Catel Muller au dessin, et José-Louis Bocquet au scénario, raconte l'histoire de la pionnière Alice Guy : première metteuse en scène de quelque 300 courts métrages puis de longs métrages, d'abord en amatrice et inventeuse ; elle engage très vite des scénaristes pour améliorer ses histoires, un directeur de casting pour ses films comptant jusqu'à 300 figurants, devient productrice, puis crée son propre studio aux Etats-Unis (le cinéma est inventé en France, mais ce sont les Etats-Unis qui en feront une industrie, provoquant une impitoyable guerre des brevets) puis, de retour en France, elle tente sans succès de racheter les studios de la Victorine à Nice. Elle tourne le premier péplum (une vie du Christ), engage la première un acteur noir pour jouer un rôle de noir (!), -les premières versions de La case de l'Oncle Tom sont tournées avec des acteurs blancs grimés, jusqu'à la 6ème qui sera tournée avec un noir ; elle invente même les "franchises", ces films sériels avec héro récurrent ; elle subit la toute-puissance des producteurs mâles qui harcèlent et violent de jeunes actrices ; bref, elle invente et connaît tout du cinéma tel qu'on le connaît aujourd'hui, sauf sa mutation numérique. 

Côté vie familiale, elle se marie tardivement à 34 ans avec Herbert Blaché, un de ses apprentis opérateur qui deviendra producteur, après avoir longtemps hésité (elle aurait presque pu faire sienne la phrase de Nathalie Baye dans La nuit américaine (Truffaut, 1973), "je pourrais quitter un mec pour un film, mais je ne pourrais pas quitter un film pour un mec !") et en a deux enfants, une fille et un garçon, nés tous deux aux Etats-Unis. Mal mariée, son mari la trompe avec une actrice et fait de mauvaises affaires en bourse. Ils finiront par divorcer. Elle rentre en France quasiment ruinée, obligée de vendre ses fourrures et bijoux pour survivre, la pension alimentaire de son mari n'arrivant que sporadiquement pour s'interrompre définitivement, elle reprend quelques travaux d'assistante réalisateur, mais sa carrière s'arrête, elle a 47 ans. L'histoire se répète : comme sa mère avant elle, dont elle a assuré la survie après la faillite et la mort du père en l'hébergeant chez elle, Alice Guy vivra la fin de ses jours avec sa propre fille, employée de l'Ambassade des Etats-Unis, la suivant en Europe au gré de ses mutations. Elle écrira ses mémoires et se battra jusqu'à la fin pour que le cinéma lui restitue son histoire, ses contributions, son oeuvre ; en effet, les historiens du cinéma l'effaceront en attribuant son oeuvre à des auteurs masculins, (Georges Sadoul dans son Histoire générale du cinéma attribue son oeuvre à Henri Gallet, Alice a beau protester, personne ne corrige) ou en l'effaçant de l'histoire de la maison Gaumont. Ses archives et ses films seront détruits ou rejoués plusieurs fois sans mention de la première autrice. Alice Guy arrive toutefois péniblement à faire accepter par un éditeur de publier son autobiographie (parution en 1976 après sa mort). Elle décède en 1968 à 95 ans à Wayne dans le New-Jersey où elle est inhumée. 

Ainsi fonctionne l'HIStoire, les femmes inventent, créent, s'activent, imaginent dans leur coin, bureau, maison, sur leur temps de repos, les hommes industrieux regardent, tolèrent ces caprices "de bonnes femmes", puis quand ça se révèle un succès, arrivent, standardisent, industrialisent (alinéa, sous-alinéa, tiret à la ligne, petit aA, grand Bb, coupent les cheveux en 16, établissent un "process") et... effacent les pionnières en s'attribuant la paternité de l'invention. Du coup, on n'a plus que des pères (paires ?) de. Sauf que dans le cas d'Alice Guy, on ne peut pas lui reprocher de ne pas avoir industrialisé le process cinématographique, puisqu'elle a créé et dirigé ses propres studios de cinéma dans le New Jersey bien avant qu'Hollywood soit créé à Los Angeles. On peut dire qu'elle a contribué à la mise en place d'une industrie extrêmement florissante. Rappelons que l'industrie du cinéma est l'industrie exportatrice qui rapporte le plus de devises au PIB des Etats-Unis.  

Alice Guy est une "clandestine de l'histoire" comme dit Catel Muller, la dessinatrice dans cette video du making of ; ce gros volume biographique très fourni de 322 pages, plus 70 pages de biographies des gens illustres ou des oubliés eux aussi (James Russel notamment, son acteur noir, dont on ne sait plus rien aujourd'hui) qui ont traversé sa vie, plus sa chronologie, en font une somme sur la vie d'Alice Guy, et plus largement, une histoire de l'invention du cinématographe. C'est documenté et passionnant, le dessin clair et très agréable à l'encre de Chine noir et blanc. J'ai beaucoup aimé. Une bonne idée de cadeau si vous en faites. A lire en tous cas. Ce billet n'est que le court résumé d'un ouvrage de 392 pages ! 


" Fille d'éditeur, j'avais beaucoup lu, pas mal retenu, j'avais fait un peu de théâtre amateur et je pensais qu'on pouvait faire mieux. M'armant de courage, je proposai timidement à Gaumont d'écrire une ou deux saynètes et de les faire jouer par des amis. Si on avait prévu le développement que prendrait l'affaire, je n'aurais jamais obtenu ce consentement. Ma jeunesse, mon inexpérience, mon sexe, tout conspirait contre moi. "
Autobiographie d'une pionnière du cinéma par Alice Guy 1873-1868 - Editions Denoël-Gonthier 1976 

Liens
La page de l'album chez Casterman (où on peut trouver les autres albums des deux mêmes auteurs de cette belle collection). 

Un de ses courts, muet, "Falling leaves", charmant et poétique, tourné en 1912, à voir sur le site Les Bords de Scènes, qui lui a consacré une exposition.

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