jeudi 27 mai 2021

Le coût de la virilité

En relation avec mes précédents billets évoquant les nombreuses conséquences de la virilité et de la masculinité dans une grande solitude et sans vrai écho, j'ai lu avec intérêt Le coût de la virilité, essai écrit par l'historienne Lucile Peytavin. Enfin, on avance, une historienne aborde le sujet. 



A l'instar de Muriel Robin et de son sketch où la voit regarder et agiter son pied chaussé d'escarpins neufs en disant "aujourd'hui, je me suis acheté de beaux rideaux", la société est aphasique sur la question des incivilités et de la délinquance masculine ; l'aphasie est une "surdité verbale", une pathologie où on emploie un mot à la place d'un autre. Dans le cas qui nous occupe, la société n'arrive pas à nommer les méfaits masculins, elle emploie donc des termes euphémisants ou mieux, invisibilisants : "jeunes" (de 14 à 50 ans en gros, les femmes n'étant jamais jeunes), "individu", "mineur", "personne", vocabulaire de théâtre antique signifiant masque, "loup solitaire", "barbares" permettant d'évacuer que ce sont des hommes, des représentants de l'espèce humaine, son maître-étalon même. Rappelons que "barbares" signifiait 'non grec' dans la Grèce antique, onomatopée signifiant qu'on ne comprenait rien à leurs "borborygmes" et que donc, ils étaient indignes de leur société. "Sauvageons", "ensauvagés", "porc"," vautour" et autres bestiaires renvoient aussi au manque de civilisation et à l'animalité. Ouf, pourvu qu'on n'ait pas à dire que ce sont en fait les mêmes gars que ceux qu'on a à la maison, et qu'on a élevés aux steaks saignants hachés, et qu'en gros, on serait un peu responsable du ratage. Camouflés par le neutre bienvenu, les deux sexes réunis (enfin) dans la même vilenie. "Ce sont des garçons" (moi) "non ce sont des enfants" (le neutre timoré de ma bibliothécaire) que j'ai fini par lâcher, fatiguée des insultes "grosse pute" en sortant de l'ascenseur, fatiguée d'enjamber les crachats et les pissats des mecs "enfants" de 1 m 80, squattant son devant de porte. Me taper en plus le déni des mères de familles, j'ai saturé. Ce ne sont pas les bibliothèques qui manquent. 

Alors que les chiffres sont publics et publiés, 96,3 % des détenus écroués et 93,6 % des suivis en milieu ouvert sont des hommes, chiffres 2018, -je suis sûre d'avoir vu 97 % sur un tweet du ministère de la Justice en 2019-, il a fallu à Lucile Peytavin "tomber" sur une statistique au cours de ses recherches pour que sa mâchoire du haut se décroche de celle du bas ! On a beau toutes se tenir au courant de l'actualité saturée de délinquance masculine, plébisciter comme le public des séries très populaires comme "Faites entrer l'accusé" ou "Au bout de l'enquête", voir que les hommes y sont surreprésentés dans le rôle d'assaillants, tueurs, violeurs, et les femmes y être surreprésentées parmi les victimes, apparemment, ça ne rentre pas. Pour le personnel de justice, même remarque : dans les tribunaux, face aux justiciables hommes, il y a une majorité de femmes juges, greffières, avocates, présidentes de tribunal. Il n'est pas possible qu'elles ne voient pas que d'un côté il n'y a que des hommes et de l'autre, des femmes. Cela fait des années que j'écris sur le sujet, personne ne commente ni ne partage. Muettes du sérail, pavé sur la langue, omerta, motus, silence dans les rangs, mutisme, déni de la société. Même les féministes ne nomment pas, en tous cas si elles le font, je ne les vois pas. Seules, quelques défenseures des animaux, qui savent qu'ils sont surreprésentés aussi dans la violence infligée aux bêtes, me partagent et sont solidaires. Virginia Woolf écrivait : "la plupart des oiseaux et des bêtes ont été tués par vous, pas par nous", protestation bien oubliée par les temps qui courent, ou accusée d'essentialisme. 

L'essai de Lucile Peytavin se divise en deux parties : première partie, les arguments biologiques et naturalistes justifiant la violence masculine, et leur réfutation par l'autrice. En deuxième partie, la méthode et le calcul des coûts de la virilité. Je vous propose un résumé.

Les arguments naturalistes sont le cerveau, la testostérone, et le "temps des cavernes" où les rôles se seraient spécialisés sous la pression à se reproduire : les hommes (forts) chassent, les femmes (fragiles) alourdies par la maternité restent au foyer et se seraient occupées des enfants ; on sait aujourd'hui que c'est une conception erronée, forgée au XIXème siècle, dont on a toujours du mal à se débarrasser et que les anthropologues traînent encore comme un boulet. Peytavin fait partie du petit club sélect, à l'instar de Jared Diamond, de Yuval Harari et de quelques autres, qui subodore que le Néolithique (il y a 10 000, 14 000 ans environ) a été une catastrophe pour l'humanité par la sédentarisation, l'invention de l'agriculture et de l'élevage, et la domestication y compris des femmes qui s'y sont produites. Les paléontologues qui fouillent des sites paléolithiques (période très longue précédant le Néolithique), y trouvent des squelettes humains sans dysmorphie entre les sexes qu'on peut départager désormais grâce aux analyses ADN : les femmes sont aussi grandes que les hommes, leurs os sont de même longueur, alors que les mêmes squelettes provenant du Néolithique postérieur montrent que les femmes sont plus petites (donc malnutrition présumée) et portent des blessures spécifiques, des contusions osseuses (les tissus mous ont évidemment disparu) qui prouveraient qu'elles étaient battues. Rien de tel au Paléolithique. Lucile Peytavin en déduit que tout le monde cueillait, chassait, fouissait (racines, larves), se livrait aux mêmes activités de charognage, que les régimes alimentaires étaient frugaux, équilibrés, y compris entre les sexes, qu'il n'y avait pas de famines, et que les femmes avaient peu d'enfants. On sait aujourd'hui que des tombes richement parées d'armes et de bijoux, longtemps attribuées à des guerriers et des chasseurs mâles sont en fait des tombes de femmes. L'ADN parle, ce qu'il ne faisait pas au XIXème ni au début du XXème siècle. 

Toutes les études scientifiques nous démontrent qu'il n'y a pas de cerveau féminin ni de cerveau masculin, la taille du cerveau ne signifie rien, le cerveau est plastique, il possède un petit capital dès la naissance, et engrange des connections entre neurones appelées synapses au fur et à mesure des apprentissages et des besoins de son possesseur. "90 % des connections cérébrales sont modelées par l'apprentissage". Les chauffeurs de taxi londoniens ont une bosse dans une zone précise de leur cerveau, qui signale les synapses engrangées par le métier pour se souvenir du... plan de Londres ! Le cerveau emmagasine et se modèle avec toutes les constructions sociales avec lesquelles on l'empoisonne : les filles jouant à la poupée à l'intérieur, les garçons au ballon à l'extérieur, un grand-père initie les garçons à la chasse pour les "acculturer à la violence", pour réprimer chez eux toute forme de douceur et d'empathie. Ces constructions se rigidifient à l'adolescence chez les deux sexes à force du bruit de fond émis par la famille, l'école, la société toute entière. On peut dire que " les garçons assimilent une culture qui leur est initialement étrangère, la virilité et le culte de la violence ". La testostérone n'a qu'un effet marginal, les femmes en produisant aussi, en moindres quantités, mais avec une forte variabilité d'une femme à l'autre, à preuve ces athlètes femmes dont on recale les exploits car elles émettraient "trop de testostérone", invalidant leurs exploits selon des instances toujours empressées d'aller regarder sous les jupes des filles, c'est même une pathologie historique chez les hommes, afin de les classer dans le bon ordre social. Jeanne d'Arc, cette transgressive de l'ordre des sexes, aurait pu en témoigner. 

La virilité est donc inculquée aux garçons, quel que soit par ailleurs le prix à payer pour eux, car " leurs privilèges iniques se paient cher ". Non seulement, on ne naît pas homme violent, on le devient, mais toute la société les y encourage et fait preuve d'une grande tolérance quand ça dérape : ivresse, "il tient l'alcool", comportements de groupe avec "examens de passage", brutalité, domination, agressivité, compétition, tout cela est encouragé, ou vu comme une fatalité : boys are boys, boys will be boys ! Que voulez-vous on n'y peut rien, selon l'habituel chœur des antiques. 


Cette photo d'infographie provient de l'ouvrage. Ce sont les statistiques du Ministère de l'Intérieur, tout ce qu'il y a d'officiel donc. " Il apparaît à la lecture de ces données que les activités des Ministère de la Justice et de l'Intérieur sont largement consacrées aux hommes. " N'y figurent toutefois pas les atteintes aux finances ni à la santé publiques, à l'environnement et à la fraude fiscale par manque de données ventilées par sexes. On peut penser que les multiples atteintes à l'environnement sont de leur fait : recycler et prendre soin de la planète, comme de tous ses autres habitants, est  perçu comme activités féminines, contraires aux pratiques viriles. Les femmes sont acculturées à l'empathie, à la douceur, au soin des autres. 

Comportements asociaux masculins Coût de la virilité

Le budget de la justice en France est de 9,06 milliards d'euros par an. Les prisons peuplées à  97 % d'hommes, c'est 70 000 écrous (103 personnes pour 100 000 habitants). La construction d'une cellule coûte entre 150 000 et 190 000 euros ; une année de prison coûte 32 000 euros. A quoi il faut rajouter les peines en milieu ouvert (174 000) soit 244 000 sous main de justice en France, ainsi que les effectifs de police et de gendarmerie qui dépendent respectivement de l'Intérieur et de l'Armée. Et les pompiers : secours santé et incendie (ce dernier à 7 %). Les hommes sont surreprésentés dans les services d'urgences, en accidentologie ; ils totalisent 52 % des km parcourus mais 85 % des accidents mortels, à tel point que Lucile Peytavin propose que le sticker A signalant le jeune conducteur ou la jeune conductrice (mais adorée, elle, des assureurs) soit remplacé par H pour homme à vie sur leurs voitures ! Violences conjugales, violences à enfants, viols, délits sexuels. Actes violents contre l'état et les Forces de l'ordre, 87 % d'hommes, 93 % pour les guet-apens, les attentats terroristes, le trafic de drogue et la traite humaine : clients de prostituées, 99 % d'hommes, 73 % des proxénètes. Même les incendies de forêt qui occupent les pompiers l'été sont majoritairement d'origine humaine donc de la délinquance. 99 % des pyromanes sont des hommes. Les attentats du 13 novembre 2015 ont fait 130 morts, 413 blessés, coût estimé pour la société à 2,2 milliards d'euros soit 0,1 % du PIB. Neuf terroristes, neuf hommes. Et la récidive concerne les hommes à 94 %. Je ne fais qu'un résumé de ces données fastidieuses et démoralisantes. Il faut lire le livre où figurent tous les comportement asociaux masculins, et les dépenses générées poste par poste. 

Après avoir expliqué précisément sa formule mathématique de calcul et avoir évalué le coût annuel de chaque poste, Lucile Peytavin arrive au chiffre de 95,2 milliards d'euros PAR AN

Les services de sécurité et de justice s'appuient sur une multitude de facteurs pour cerner le profil des délinquants : milieu social, âge, environnement éducatif, misère, alors que la surreprésentation des hommes nous dit que le facteur déterminant et prédictif de la délinquance est le sexe. Si la misère, les mauvais traitements et les discriminations sociales étaient prédictives de comportements asociaux, alors ce seraient les filles et femmes qui seraient majoritaires puisque ce sont elles qui les subissent : pauvreté économique, discriminations à l'embauche, violences sexuelles et familiales touchent massivement les filles. Alors que la délinquance des hommes n'est pas considérée comme objet social digne d'être nommé, Lucile Peytavin remarque que " du fait de son caractère exceptionnel et transgressif, les chercheurs en sciences humaines et les médias mettent régulièrement en avant la délinquance des femmes. ". On en fait même des émissions spectaculaires et multidiffusées, telles "Les femmes tueuses" chez Chérie25 ! Imaginez-vous la même titrée "Les hommes tueurs" ? 

" L'acculturation des femmes à des comportements humanistes et celle des hommes à la violence et aux comportements à risque sont donc le fruit d'un véritable système culturel qui se perpétue de génération en génération. Les parents en premier lieu, mais également l'entourage de l'enfant et la société dans son ensemble en sont acteurs. Concernant la virilité, l'éducation donnée aux garçons est la clé de voute de ce paradigme. Les conséquences négatives sont considérables et touchent tous les individus de façon plus ou moins dramatique, avec plus ou moins de gravité. L'organisation de notre société s'est faite en fonction de cette donnée, des conduites individuelles jusqu'au politique. Les femmes mettent par exemple en place des stratégies d'évitement de ces violences dès qu'elles sont dans l'espace public, et l'état, [...] consacre des moyens humains et financier colossaux pour enrayer le phénomène. "

Et cela ne touche pas que notre pays, le phénomène est planétaire. Avec quelques légères disparités liées au droit et aux pratiques de criminalisation des femmes pauvres, comme par exemple aux Etats-Unis. 

" La France vit au-dessus de ses moyens
Raymond Barre, Premier Ministre en 1976.
Thierry Breton, Ministre de l'économie, des Finances et de L'industrie en 2006.
Manuel Valls, Premier Ministre en 2014.

Cette phrase est en exergue de l'ouvrage. Cependant, la France a les moyens de se payer sans questionnement et sans nommer le problème la lourde facture des méfaits de ses garçons et des hommes. Et c'est très au-dessus des moyens de la société et même des ressources de la planète, de l'énergie des femmes. La virilité a un coût, et un coût extrêmement élevé. Outre le coût économique, les pratiques de la virilité engendrent des souffrances physiques et psychologiques, impactent la santé, des centaines de milliers de vies pourraient être sauvées si l'archaïque élevage des garçons était amendé. Alors que les filles sont acculturées à la douceur, à l'empathie, au soin aux autres, à la patience, donc mieux socialisées, la société refuse de frustrer suffisamment les garçons pour qu'ils acceptent les limites et apprennent eux aussi la patience. 

Avec 95 milliards d'euros par an, coût supérieur à la fraude fiscale, nous pourrions sortir des politiques de redressement de la dette, des mises au régime minceur des retraites et de l'assurance chômage. Nous pourrions sortir de la dette des hôpitaux et investir dans une politique de santé publique dont nous avons vu qu'elle est une question cruciale lors de la crise sanitaire ; nous pourrions financer des politiques sociales et environnementales ambitieuses ; nous pourrions financer la recherche et financer les futurs régimes de retraite dont on commence à nous seriner, à nous les femmes, qu'ils sont indexés sur une natalité "dynamique". A quoi bon inciter les femmes à produire des malheureux dans une société boiteuse et dysfonctionnelle dont elles sont les premières à être impactées par les dysfonctionnements ? Oui, clairement la France vit au-dessus de ses moyens en terme d'archaïsme viril, d'incivilités et méfaits impactant ses citoyens et citoyennes. Le temps de la prise de conscience, le temps de nommer le problème est venu. Il va falloir décontaminer la planète des pratiques de la virilité. Nos sociétés, les femmes et filles, l'environnement, les bêtes, ne peuvent plus supporter en de telles proportions la violence, les incivilités et l'irresponsabilité liées à leur incapacité à résister à la frustration. C'est une question de survie. C'est une question prophylactique. Il va falloir sauver ce qui peut l'être, ce que nous n'avons pas encore saccagé. 

Lucile Peytavin est historienne, spécialiste du travail des femmes dans l'artisanat et le commerce. Son ouvrage est d'utilité publique, à lire et à faire connaître autour de soi.

Les citations de l'ouvrage sont en caractères rouges

Lien supplémentaire : Chez Révolution féministe, un article un peu tunnel mais intéressant et complétant mon sujet. La réhabilitation des hommes violents en Suède, qui ne donne pas les résultats attendus apparemment. Si le mal est figé par l'éducation à la racine, la "déradicalisation" des pratiques viriles ne peut plus rien à l'âge mûr, où les mauvaises habitudes sont prises. L'Espagne, elle au contraire, a choisi d'investir sur la mise à l'abri et la sécurité des femmes. Avec de meilleurs résultats. Les hommes sont des trous noirs, en matière d'investissement c'est à fond perdu, ils ne font aucun retour sur l'investissement consenti. 

4 commentaires:

  1. Les chiffres sont faramineux en effet et vue sous cet angle la violence des hommes est encore plus insupportable. Et encore, ne sont pas pris en compte tous les artéfacts : l'énergie gaspillée des femmes, la souffrance des garçons décridibilisés s'ils n'obéissent pas au modèle et les coûts écologiques de cette frénésie de conquête. Merci pour ce billet

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  2. Pas mal d'effets pervers ne sont en effet pas mentionnés dans l'ouvrage par manque de données fiables et ventilées, Lucile Peytavin le reconnaît elle-même. Les dommages causés à l'environnement sont très préoccupants. Merci de ton passage et de ton commentaire.

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  3. Malheureusement il existe un déni de la violence masculine, à cause de l'emprise psychologique que les hommes exercent sur les femmes. J'ai discuté avec des femmes féministes qui étaient absolument convaincues que les hommes sont victimes aussi du patriarcat, parce que, les pauvres, ils ne peuvent pas exprimer leurs émotions.... Or pour en avoir discuté avec un certain nombre d'hommes, ils ne vivent pas du tout leur insensibilité comme un préjudice, ils le voient au contraire comme un atout qui les rend supérieurs aux femmes ''trop émotives'' d'après eux....

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    1. Donner des gages de loyauté aux hommes : pas mal de féministes ont trop peur de faire de la peine à la classe sociale d'en face, et de ce qu'elles estiment être une insulte, être traitées de misandres. Syndrome de Stockholm à fond les manettes. Le résultat de 15 000 ans de domestication et de maltraitances graves.

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