vendredi 16 septembre 2011

L'opoponax

























On : pronom indéfini ou impersonnel comme quiconque, tel ou encore nul, chacun, mais qui ne s'emploie que pour des êtres humains ; il est tellement indéfini que quand j'étais à l'école, il nous était fortement déconseillé (au lieu de on nous déconseillait !) de l'employer dans nos rédactions en primaire. Je crois même me rappeler qu'une de mes profs, nous disait que "on est un con" pour nous en dissuader ! Dans son roman, Prix Medicis, publié en 1964, L'Opoponax, Monique Wittig va pourtant l'utiliser dans une histoire d'enfance, celle de Catherine Legrand, sans narratrice, (pas de "je" ni de "nous", très peu de "il"), tellement universelle qu'on a l'impression de l'avoir vécue cette enfance dans laquelle on est embarqué, grâce au "on", avec ses camarades d'école ou voisins, avec Catherine Legrand elle même. Le texte est entièrement rédigé au présent, sans paragraphes. Deux extraits :

"Catherine Legrand est avec Reine Dieu dans la cour de récréation. On ramasse des petits cailloux jaunes on en a plein les poches. Qui c'est qui veut des cailloux jaun-nes qui c'est qui veut des cailloux jau-nes. On crie en tapant des pieds l'un après l'autre ça fait qu'il faut lever la jambe haut. On prend les cailloux et on les envoie contre les portes en bois des cabinets. Elles sont vertes avec des rainures. On les envoie de loin d'abord et un par un. On approche et à force on finit par les envoyer à bout portant et par poignée. On en entend rebondir à l'intérieur où ils sont renvoyés d'un mur à l'autre. Ils entrent par l'ouverture en coeur. Mademoiselle vient et crie, voulez-vous sortir de là. On s'en va en courant. Reine Dieu tire sur la ceinture de Catherine Legrand qui court devant elle. On va dans la cour des petits. Véronique Legrand est assise parterre. De ses deux chaussures, elle a enlevé les lacets, elle a aussi retiré les chaussures, elle est en chaussettes dans la poussière. Véronique Legrand s'essaie à enfiler un lacet dans une des chaussures, elle s'applique ce qui fait qu'elle tire la langue. Véronique Legrand renonce à obtenir un résultat, elle pose à côté d'elle la chaussure, elle se met à faire des noeuds dans le lacet, la langue étalée sur le menton. Reine Dieu lui met les mains sur la figure, qui c'est. Véronique Legrand ne sait pas qui c'est elle tente de retirer les mains qui lui bouchent les yeux, ses doigts petits s'accrochent et s'emmêlent à ceux beaucoup plus gros de Reine Dieu".

"Catherine Legrand a dans la main un fouet à lanière unique. Il s'agit de lâcher la lanière en douceur et de caresser les fesses de la vache qui relève la tête parce qu'elle a fini de boire. Si au lieu de ça on la frappe en lâchant la lanière brutalement ou si on fait claquer le fouet, la vache se redresse d'un coup part au trot tête droite cornes haut levées passe en courant devant l'étable. Les coups de fouets qui claquent avec les vaches ça ne prend pas. Par exemple, Catherine Legrand part en courant derrière une vache, on voit que la vache se retourne, on voit qu'elle la distance, on voit qu'au moment où Catherine Legrand rouge, essoufflée va la toucher de la main pour la faire tourner sur la route elle file avec un galop bref subreptice rapide. En attendant qu'on arrive elle broute dans le fossé, elle fait semblant de se laisser rejoindre, de ne pas voir qu'on approche, qu'on est derrière elle et se jette en avant, elle fait un bond, elle trotte sur la route pas très vite de sorte qu'on peut la suivre, qu'on s'imagine qu'on va la rattraper de sorte qu'on ne renonce pas tout de suite. C'est une feinte parce que ça peut durer des heures. Catherine Legrand passe la main sur les flancs de la vache et sur les fesses quand elle a fini de boire. Catherine Legrand appuie doucement et la vache vire pour regagner l'étable. Catherine Legrand met le fouet sous le bras comme elle a vu mon oncle le faire. Quand les vaches sont toutes rentrées, Catherine Legrand va à l'étable pour les regarder manger. Les râteliers sont pleins de luzerne fraîche, de vesce, de trèfle, de fleurs jaunes et roses qu'elles mangent en les écrasant.  La vache du fond s'est couchée. Le ventre se répartit bien des deux côtés de l'épine dorsale. Catherine Legrand voit qu'on peut se coucher sur la vache. Catherine Legrand se couche tout du long sur la vache, c'est doux, on tombe un peu mais on peut se retenir au cou de la vache c'est ferme chaud les flancs sur lesquels on roule ça sent bon la paille chaude, le fumier frais."

(Ce dernier paragraphe est pour les filles des villes qui on peur des vaches !).
Encore une tentative réussie de Monique Wittig de transgresser les codes, de subvertir le langage, donc le monde, et la façon dont on nous en raconte l'histoire.
L'opoponax serait une myrrhe ou un encens à odeur fruitée épicée et végétale obtenue d'une plante ombellifère poussant sous les climats chauds, comme en Somalie ou en Éthiopie. Le parfum de l'enfance pour Monique Wittig ?

"Il nous faut, dans un monde où nous n'existons que passées sous silence, au propre dans la réalité sociale, au figuré dans les livres, il nous faut donc que cela nous plaise ou non, nous constituer nous-mêmes, sortir de nulle part, être nos propres légendes dans notre vie même..." Monique Wittig (avant-note à La Passion de Djuna Barnes)

5 commentaires:

  1. J'adore ! Oh comme j'aurais aimé me coucher de tout mon long sur le dos d'une vache ! J'aime beaucoup ce style avec "on". C'est tellement proche ! Je m'apercois que j'adore vraiment Monique Wittig ! Merci pour ce billet !

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  2. L'opoponax pour moi a toujours été une gazelle aux cornes en forme de lyre ... Mais si l'opoponax est une plante ... Soit ... Aprés tout , peu importe . Le parfum des vaches et des brebis je connais cela . Le parfum des plantes transpire des bêtes dans l'étable et le lait a le gout de celles qu'elle mangent .
    Mes douces bêtes que j'ai si souvent aidée à accoucher , je porte en moi votre blessure ... Je sais , vous m'avez pardonnée de ne pas avoir su assez vous aimer car au fond je vous aimais tant ...

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  3. Je connaissais vaguement de nom ce roman, mais je ne l'ai jamais lu. Merci beaucoup vous donnez l'envie de le retrouver en librairie. Je le ferai.

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  4. On le fera...

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  5. @Euterpe : c'est un de mes projets un jour d'été chaud, crapahuter sous les clôtures avec un sac de couchage et dormir dans le foin contre le flanc d'une vache (ou deux). Je sais même où aller, avec les deux Brune et Pie noire dont j'ai parlé dans un précédent billet. Mais ça nécessite un peu de préparation : elles ne m'attendent pas et ça peut les surprendre et leur faire peur. Il faut donc les y habituer, et partir avant que le soigneur ne s'amène le matin ! Je ne renonce pas...

    @ Stéphanie : en cherchant sur Google, il n'arrive que des occurences myrrhe et plantes. J'ai fait la recherche pour ce billet, le titre m'étant toujours paru mystérieux, à tel point que je pensais qu'elle l'avait inventé !:)) Le parfum des vaches : ce qu'elles mangent : herbe et fleurs !

    @ Christophe Aubert : merci de votre passage ; la lecture de Wittig est toujours un moment libérateur et enthousiasmant. Et bien que française, elle est très mal connue des français, et c'est assez inexplicable.

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