Cette semaine je vous propose un court texte de Carla Lonzi, tiré de son manifeste Crachons sur Hegel, publié à l'été 70. C'est un texte radical, que d'aucunes seront tentées d'accuser d'essentialisme. Hegel, dans sa Phénoménologie de l'esprit, théorise la dialectique maître-esclave ; mais bien entendu, il ne parle pas des femmes, car il ne les voit pas.
Les femmes, comme le "nègre prélogique" ne sont pas dans l'histoire. Illustration : rappelez-vous de la phrase de Sarkozy lors de son discours de Dakar en 2012, qui avait fait scandale, prétendant, tout en reconnaissant que la colonisation fut une faute, que "l'homme africain n'est pas assez entré dans l'histoire". Elle relève de cette même logique. La femme, écrit Carla Lonzi, est essentialisée dans la différence, une différence présentée comme naturelle. Le pouvoir masculin est un pouvoir colonial.
Les hommes agissent, exercent leur transcendance sur le monde, les femmes, elles, seraient dans l'immanence, elles seraient sujet anhistorique, toute de nature, dédiées au service domestique et sexuel des hommes, et à la reproduction humaine, alors que les hommes (mâles) FONT l'histoire. Les femmes, elles, font des histoires, pour rien, généralement. Et l'histoire pour les hommes est une téléologie : elle avance dans un sens, en cahotant, avec des convulsions, des guerres, des révolutions, mais elle avance vers le progrès qui est forcément positif. Je vous renvoie au régressif "retour à la bougie", phrase de Macron illustrant ce propos, qui a eu un grand succès cette semaine !
Selon Carla Lonzi, le féminisme est un système qui instaure une hiérarchie, il vise à atteindre un modèle forcément placé au-dessus de la condition actuelle des femmes : un idéal universel, mais malheureusement le modèle universel est masculin. Le féminisme vise la parité avec les hommes, mais où, dans quoi ? La guerre ? La tauromachie ? La chasse ? Les bullshit jobs ? Le braquage de banques ? Les prisons côté détenus ? Le forage pétrolier ? Tous ces systèmes sont antagonistes de quelqu'un ou de quelque chose d'autre, et largement nuisibles. Evidemment, Carla Lonzi se débat dans des contradictions insolubles : je crois que de toutes façons le problème est insoluble, les femmes étant les seuls opprimés à coucher avec leur oppresseur. Ou à être au moins impliquées affectivement avec lui. Ce n'est pas le cas des ouvriers, ni des esclaves.
" Toute la structure de la civilisation, comme une seule grande battue de chasse, pousse la proie vers les lieux où elle sera capturée : le mariage est le moment où s'accomplit sa captivité. La femme est, toute sa vie, économiquement dépendante : d'abord de la famille du père, ensuite de celle du mari. Pourtant, la libération ne consiste pas à accéder à l'indépendance économique, mais à démolir l'institution qui a rendu la femme plus esclave que les esclaves et pour plus longtemps qu'eux.
Chaque penseur qui a embrassé du regard la situation humaine a réaffirmé depuis son propre point de vue l'infériorité de la femme. Même Freud a avancé la thèse de la malédiction féminine ayant pour cause le désir d'une complétude qui se confondrait avec l'envie d'avoir un pénis. Nous affirmons notre incrédulité à l'égard du dogme psychanalytique qui prétend que la femme serait prise, dès son plus jeune âge, par un sentiment de partir perdante, par une angoisse métaphysique liée à sa différence.
Dans toutes les familles, le pénis de l'enfant est une sorte de fils dans le fils, auquel on fait allusion avec complaisance et sans inhibition. Le sexe de la petite fille est ignoré : il n'a pas de nom, pas de diminutif, pas de caractère, pas de littérature. On profite de sa discrétion physiologique pour en taire l'existence : le rapport entre hommes et femmes n'est donc pas un rapport entre deux sexes, mais entre un sexe et son absence.
On lit dans la correspondance de Freud à sa fiancée : "Cher trésor, pendant que tu te dédies avec bonheur à tes activités domestiques, je suis tout au plaisir de résoudre l'énigme de la structure du cerveau humain."
Examinons la vie privée des grands hommes : la proximité d'un être humain tranquillement considéré comme inférieur a fait de leurs gestes les plus communs une aberration qui n'épargne personne. "
" Dans la conception hégélienne, le Travail et la Lutte sont des actions qui initient le monde humain en tant qu'histoire masculine. L'étude des populations primitives offre plutôt le constat que ce sont les femmes qui sont affectées au travail, tandis que la guerre demeure une activité propre au mâle. A tel point que si, vaincu ou n'ayant pas de guerre à mener, l'homme est assigné au travail, il proclame qu'il ne se sent plus être un homme, qu'il se sent devenu une femme. La guerre apparaît donc, dès les origines, strictement liée, pour l'homme, à la possibilité de s'identifier et d'être identifié à un sexe. L'homme dépasse ainsi, par une épreuve tournée vers l'extérieur, son anxiété intérieure due à l'échec de sa propre virilité. Mais nous nous demandons quelle est cette angoisse de l'homme qui parcourt funèbrement toute l'histoire du genre humain et qui renvoie toujours à un point insoluble, lorsqu'il faut choisir ou non de recourir à la violence. L'espèce masculine s'est exprimée en tuant, l'espèce féminine en travaillant et en protégeant la vie : la psychanalyse s'attache à décrire les raisons pour lesquelles la guerre fut considérée par l'homme comme un tâche virile, mais ne nous dit rien de l'oppression parallèle qu'a subie la femme. Et les raisons qui ont amené l'homme à faire de la guerre une soupape de sécurité institutionnelle pour ses conflits intérieurs nous laissent croire que de tels conflits sont inéluctables chez l'homme, et constituent une donnée première de la condition humaine. Mais la condition humaine de la femme ne rend pas compte des mêmes exigences : au contraire, la femme pleure le destin de ses fils envoyés à l'abattoir et, au sein même de sa passivité pieuse, elle distingue son rôle de celui de l'homme. Nous avons aujourd'hui l'intuition d'une solution à la guerre bien plus réaliste que celles offertes par les savants : la rupture d'avec le système patriarcal, à travers la dissolution, opérée par la femme, de l'institution familiale. Ici s'ouvre la possibilité d'un processus de renouvellement de l'humanité depuis la base, renouvellement jusqu'alors invoqué à maintes reprises sans que ne soit mentionné par quel miracle une réconciliation de l'humanité pourrait avoir lieu.
Le veto contre la femme est la première règle dont les hommes de Dieu tirent la conscience d'appartenir à l'armée du Père. L'attitude de l'homme à l'égard de la femme s'institutionnalise dans le célibat de l'Eglise catholique et dans l'angoisse qui l'accompagne. La femme a été pourchassée dans raison, au cours des siècles, à travers conciles, disputes, censures, lois et violences.
La femme est l'autre face de la terre. "
" La pensée masculine a ratifié le mécanisme qui a fait apparaître comme nécessaires la guerre, le condottiere, l'héroïsme, le défi entre générations. L'inconscient masculin est un réceptacle de sang et de peur. Puisque nous voyons que le monde est rempli de ces fantasmes de mort, et que la pitié est un rôle imposé à la femme, nous abandonnons l'homme pour qu'il touche le fond de la solitude. "
Carla Lonzi.
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