Le 30 juin, France 2 diffusait des témoignages d'ouvriers et d'ouvrières d'abattoirs dans le documentaire qui donne le titre de mon article. Une femme, 30 ans de "carrière" dans un abattoir de poulets entiers (sans découpe) et, d'après mon décompte, 7 hommes, dont un anonyme encapuché. Parmi les hommes, Joseph Ponthus qui a quitté l'abattoir de bovins où il travaillait pour une carrière d'écrivain, et Mauricio Garcia Pereira, lanceur d'alerte de l'abattoir de Limoges qui a écrit ses mémoires chroniquées sur mon blog (lien ci-dessous), diagnostiqué souffrant à vie d'un grave PTSD, syndrome de stress post-traumatique, qui fait que les images de veaux à terme mourant en gigotant dans la matrice de leurs mères abattues continuent à le hanter. Veaux immédiatement jetés à la poubelle : il faut entendre ses sanglots quand il dit, en agitant son mobile, qu'il a tout effacé de son témoignage, mais que les images sont toujours dans sa tête, et qu'il sait par d'ex-collègues que jusqu'à 20 veaux non nés continuent à mourir à l'abattoir de Limoges chaque jour, que la pratique qu'il a dénoncée a toujours cours parce qu'aucune loi n'interdit l'abattage de vaches gestantes.
" Le mot qui définirait bien l'abattoir, c'est la folie : blouses blanches, murs blancs, néons blafards ".
" Vous m'avez physiquement, mais mentalement, vous ne m'avez pas ", témoigne la seule femme qui raconte ainsi la dissociation mentale qu'elle est obligée de s'imposer pour "tenir" toute la journée malgré la souffrance psychique et physique. Cela rappelle le témoignage des prostituées et des victimes de viol qui se dissocient en attendant que cela passe, ou en attente de mourir.
L'abattoir, dinosaure de l'industrie de masse, appliquant un taylorisme effréné : travail en miettes, cadences infernales.
Parmi les témoins, un ex salarié de la DSV, Direction des Services Vétérinaires des préfectures, devenue depuis DDPP avec des attributions plus larges : Direction départementale de la Protection des Populations, sous le mandat présidentiel Sarkozy ; notez le glissement sémantique, on passe des services vétérinaires à la protection des populations. Les animaux ont disparu ! Aucune importance de toutes façons, d'après le témoin qui a quitté la fonction, car ses rapports sur l'état désastreux d'animaux arrivant à l'abattoir, vaches avec un œil crevé entre autres, déplaisaient en haut lieu. Il décrit les pratiques dérogatoires des abattages halal et casher auxquelles il a assisté, où les bovins sont piégés, attachés, dans une machine qui les immobilise puis les retourne sur le dos, une sangle venant parfois tendre le cou, puis l'ouvrier qui enfonce son coutelas dedans, les 12 litres de sang artériel giclant à 6, 7 mètres de haut, l'animal agonisant durant parfois 15 minutes, jusqu'à la noyade.
" Les vaches, je les vois pleurer dans le piège ".
Le matador, pistolet à tige perforante qui leur transperce le crâne (étourdissement avant saignée, rendu obligatoire par la loi Gilardoni de 1964) " rouge pour les bœufs, vert pour les vaches, bleu pour les veaux" qui les fait immédiatement s'effondrer dans le box " un outil qui n'a jamais été amélioré depuis le début " et " dont aucune étude ne prouve que l'animal ne sent rien des opérations suivantes ", à savoir découpe des sabots, le dépouillement du cuir / peau puis la découpe des membres, le tout effectué à la scie en quelques minutes, cadence infernale oblige. Rien ne prouve donc que la bête soit morte.
Le fonctionnaire témoigne de l'inefficacité des DDPP préfectures, des signalements impossibles, de la complicité des autorités sanitaires avec l'industrie.
Aucun salarié d'abattoir ne rentre dans cet endroit par vocation. Mauricio Garcia Pereira dormait dans sa voiture avant d'être embauché pour un premier court contrat d'intérim, car c'est l'entrée obligatoire dans la "carrière", " 8 intérimaires sur 10 ne reprennent pas leur poste après la pause de 10 H ou ne reviennent pas le lendemain ".
Classisme :
" On les fait rentrer en les persuadant qu'ils sont des idiots ". " c'est plus facile de se dire que les gens qui font ça sont des brutes épaisses, des sans cerveaux ".
" L'abattoir écrase les gens, s'ils sortent, c'est sans qualification, les promotions sont impossibles, il n'y a pas de porte de sortie ", témoigne toujours le vétérinaire fonctionnaire préfectoral. De fait, tous disent qu'ils y sont entrés au SMIC en intérim pour quelques semaines, et que 15 ans, 19 ans ou 30 ans après, ils y sont toujours et... au SMIC !
" L'abattoir, c'est la guerre. On sait que ça existe, mais on préfère fermer les yeux ".
La banalité du mal - Hannah Arendt
" La segmentation, la compartimentation des tâches permet à l'ouvrier de s'insérer dans un système d'extermination ".
Filmés dans un sous-bois, cadre bucolique, avec deux fois des hurlements d'animaux en train de mourir, les témoignages sont proprement insoutenables, tous relatent une expérience inhumaine. Je ne garantis pas au mot près les citations prises à la volée, mais j'aurai du mal à le regarder une deuxième fois. Je suis allée me coucher en état de dépression et de stress moi aussi, et ça dure. Je ne vais sûrement pas me plaindre, ces ouvriers sans choix ni perspectives sont plus en droit de le faire que moi. En prenant ces notes, je pensais en faire un fil sur Twitter : finalement, j'y renonce au profit de mon blog. Sur Twitter sévissent toutes sortes de relativistes culturel-les pratiquant un racisme mou, qu'illes pensent être une générosité "inclusive", une compréhension des "cultures différentes des nôtres" prétendant là à un relativisme historique. Nous ne serions pas tous au même stade de l'histoire, et serions des citoyens différents devant la loi. Tant que ce sont des bêtes ou des femmes qui en font les frais, what the fuck ?
Deux des témoins se plaignent de la virilité de l'abattoir : tu subis, tu morfles, mais tu tiens debout, t'es un homme, pas un pédé, pas une mauviette. C'est le refrain que la hiérarchie leur assène au début, puis qui continue en perpétuel bruit de fond. Je ne fais pas partie des féministes qui considèrent que les luttes féministes sont secondaires à celles des ouvriers, je laisse ça à celles qui ont le cœur large et qui se considèrent éternelles secondes, club dont je ne fais pas partie. Je ne défends pas non plus la virilité, cette vache sacrée tellement prisée, même des femmes. Mais j'ai bien entendu les sanglots de Mauricio Garcia Pereira, et je me dis que les mecs paient cher, très cher, le maintien de leur position fantasmée de guerriers valeureux, dominant le monde et tout ce qui y vit.
Que les viandards qui trouvent "naturel" et indiscutable leur droit de manger de la viande aillent tous passer une semaine à tous les postes d'un abattoir. Un de ces jours, tôt ou tard, le sang de ces 80 milliards d'animaux massacrés par année pour que 5 à 6 milliards d'humains sur 8 y trouvent un plaisir de table égoïste, devenu un droit que ne justifie aucune nécessité, nous retombera dessus. Le coronavirus, originaire d'un marché aux animaux sauvages pour la consommation et le caprice de nouveaux riches n'était qu'un préambule.
Liens :
Le replay d'Infrarouge sur le site de France 2, lien disponible jusqu'au 30 août 2020, date après laquelle il se corrompra.
Le site de production du documentaire.
L'article du Monde sur les damnés des abattoirs : quand le travail rend fou.
Ma vie toute crue : mon billet sur le livre souvenirs de Mauricio Garcia Pereira
Steak Machine de Geoffrey Le Guilcher, journaliste infiltré à l'abattoir Kermené de Collinée.
mercredi 1 juillet 2020
Les damnés : des ouvriers en abattoir.
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