jeudi 19 avril 2012

Le syndrome du bouc émissaire - Mary Daly

"La société telle que nous la connaissons a un besoin pervers de créer « l'Autre » comme objet de condamnation, ainsi ceux qui condamnent peuvent selon leur jugement se trouver bons. [...] Eve en est une production. Elle représente la catégorie dans laquelle la tradition chrétienne a placé toutes les femmes qui n'ont pas réussi à imiter l'étonnant modèle de la vierge qui est aussi mère.
On trouve un aperçu du comment la création du statut de « bouc émissaire » a servi une société sexiste dans les proclamations théologiques sur le sujet de la prostitution. Augustin écrit :

Qu'est-ce qui peut être plus sordide, plus exempt de modestie, plus honteux que les prostituées, les bordels et toutes ces sortes de maux ? Cependant, retirez les prostituées des affaires humaines et vous allez tout polluer avec la luxure ; mettez-les au milieu d'honnêtes matrones, et la turpitude et la disgrâce vont déshonorer toutes choses.

Pour embellir ce morceau de sagesse mâle, Thomas d'Aquin remarque :

... la prostitution dans le monde [est] comme la saleté dans la mer ou le tout à l'égout dans un palais. Enlevez le tout à l'égout et vous allez remplir le palais de pollution ; même chose avec la saleté dans la mer. Enlevez les prostituées du monde et vous allez le remplir de sodomie... d'où Augustin excipe ... que les cités de la terre ont fait de l'utilisation des putains une immoralité légale.

Le fait est que les prostituées - "les plus grandes gardiennes de la vertu" pour réutiliser la phrase de Lecky, historien de la morale- se sont vu accorder le privilège de valves de sécurité pour les hommes. Ce qui soulève d'intéressantes questions : la luxure de QUI polluerait toutes choses sans eux ? Et la vertu de QUI est ainsi conservée ? Sûrement pas la vertu des prostituées ni celle des hommes qui les utilisent. Donc, il semble que ce soit la « vertu » des honnêtes matrones qui n'ont pas de tels exutoires pour leurs désirs sexuels et dont la « vertu » consisterait moins à être destinées à la fonction de tout à l'égout pour les hommes qui ne sont pas leurs époux et qui, conséquemment, ne porteront pas d'enfants illégitimes. Ce qui fait qu'elles restent la propriété non souillée et privée de leurs époux (ou de leurs pères dans le cas des filles vierges). La société ainsi structurée requiert donc cette caste déchue. L'existence de femmes « honnêtes » selon les standards mâles de la propriété inviolée requiert l'existence de « mauvaises » femmes qui deviennent les boucs émissaires de la culpabilité sexuelle mâle.

Même de nos jours, les lois montrent ce travers. Aux Etats-Unis, dans la plupart des états, les hommes ne sont pas punis directement pour leur commerce avec des prostituées. Même dans les états où ce crime est reconnu, des interprétations restrictives conduisent souvent à l'exonération des clients mâles de prostituées. Dans les temps modernes, les définitions mêmes de la prostitution continuent de révéler un double standard. Il a été défini par exemple « comme la pratique d'une femme offrant son corps pour tout type de rapports avec un homme contre argent ou équivalent » ; comme « tout type de rapport sexuel avec un homme contre compensation » ; et comme « lascivité commune d'une femme contre un gain ». Cette vision partisane et unilatérale du problème contenue dans ces définitions montre l'acte de la femme comme criminel, tout en ignorant la responsabilité du deuxième partenaire mâle.


Il semble dans le même temps que le rejet primordial des femmes dans le rôle de « l'Autre » ait produit une seconde dichotomie entre vertueuses et mauvaises femmes. Cela paraît étonnant du fait que les autres groupes opprimés ne sont pas « dichotomisés » de façon aussi drastique. Aux Etats-Unis les noirs considérés comme « Oncles Toms »* sont appréciés et bien traités, mais pas placés sur un piédestal. Cette dichotomie frappante entre femmes, si on y réfléchit, peut être comprise par le fait qu'elles sont le seul groupe opprimé dispersé parmi le groupe de rang supérieur et intimement attachées au « maître » par des liens biologiques, émotionnels, sociaux, et économiques. A cause de l'identification des hommes avec « leurs » femmes en tant qu'autre, il serait contre-productif de proclamer toutes les femmes mauvaises.

Dans le même temps, le rejet des femmes dans une altérité de caste supplante l'identification que les hommes ressentent pour quelques femmes en tant que possessions proclamant leurs accomplissements et servant leurs intérêts. Avec pour conséquence que la « vertu » attribuée à quelques-unes n'est pas l'excellence d'une personne accomplie, mais celle d'une créature impuissante, manquant de connaissances et d'expérience. [....] Dans le cas de l'idéal de vertu imposé aux femmes, il y a une aura spéciale de glorification d'un idéal symbolisé par Marie. Cet idéal impossible à une fonction punitive, parce que bien sûr aucune femme ne peut l'atteindre (Considérez l'impossibilité d'être à la fois vierge et mère). Il rejette et renvoie donc toutes les femmes au statut d'Eve et renforce essentiellement le statut universel des femmes en tant que basse caste".

Traduit de Mary Daly in Beyond God the father.
* Ce texte a été publié en 1973. « Uncle Tom » aux Etats-Unis est aujourd'hui une insulte grave contre un noir, en tous cas d'après ce qu'un de mes professeurs d'anglais américain nous avait bien fait comprendre.

Lien : De DSK à L'Apollonide, la marchandisation du corps des femmes

4 commentaires:

  1. "une seconde dichotomie entre vertueuses et mauvaises femmes"
    "la « vertu » attribuée à quelques-unes n'est pas l'excellence d'une personne accomplie, mais celle d'une créature impuissante, manquant de connaissances et d'expérience".

    Génial ce texte.
    Il rejoint totalement l'analyse que l'on peut faire des contes.
    D'un coté l'excessivement mauvaise femme et de l'autre l'excessivement douce jeune fille (inoffensive) et aucun personnage féminin ne représentant la femme normale !

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    1. Tout a fait : la méchante (active) ou la gentille passive inoffensive ; jamais l'être humain normal "configuratrice du monde" comme disait Heidegger en employant le masculin (of course !). Si elle exerce sa transcendance sur le monde, celle-ci est forcément maléfique. :((

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  2. Des prostituées pour qu'il y ait des mères chastes, c'est bien de moralisme puritain qu'il est question dans la prostitution et chez les règlementaristes. Et pourtant, c'est aux abolitionnistes qu'il est reproché dans une mauvaise foi sans bornes.

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    1. Bien sûr, accuser les abolitonnistes de puritanisme est une tromperie et une manipulation pour nous vendre leur pseudo libéralisme du tout est à vendre après le détournement de "mon corps m'appartient" ; vente à la découpe, organe par organe. C'est une récupération de slogan féministe.

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