jeudi 7 octobre 2010

Verbatim 5

Petites stratégies d'évitement de la langue ou comment noyer le poisson : cela permet de dire les choses tout en ne les disant pas. Ou de ne pas les dire tout en les disant. Au choix.

Analyse d'une langue de plomb : quelques euphémismes* et litotes* parmi les plus employés.

Famille mono-parentale ou parent isolé : tous ces hommes qui élèvent leurs enfants seuls après que Madame les ait laissé tomber et refuse même de payer sa participation à l'éducation et aux frais de nourriture, les obligeant à vivre des minima sociaux, quel scandale ! J'espère que j'ai bon là ? Plaisanterie à part, 30 % des familles mono-parentales sont sous le seuil de pauvreté selon l'INSEE ; dit comme cela, c'est quand même plus présentable que "30 % des femmes qui élèvent SEULES des enfants contribuant ainsi au remplacement des générations et aux financement des pensions des futurs retraités sont sous le seuil de pauvreté" ; dans le deuxième énoncé on voit plus clairement COMMENT la société hétéro-patriarcale traite les femmes qui contribuent à empêcher "l'effondrement démographique" qui menacerait l'avenir des retraites selon la rhétorique des réformateurs.

Violences conjugales, ou mieux, violences intra-familiales. Qui cogne QUI ? A la façon dont c'est énoncé, le doute est permis. On trouve certainement des hommes battus par leur femme : mais ce sont les femmes qui font massivement les frais de la violence des hommes au sein du couple. Pour rappel, 166 femmes sont tuées par an en France par leur compagnon.

Drame familial : pieuse locution permettant de passer sous silence que c'est en général le père de famille, l'amant ou le compagnon le tortionnaire, la femme et les enfants les victimes. Nous avons eu l'occasion de l'expérimenter jusqu'à la nausée lors de la tuerie de Pouzauges en mai dernier. Plein de gens et pas des moindres, psys notamment : des monsieur tout le monde ayant des fragilités dans un article de LIBERATION à lire ici (psys : les molosses du patriarcat, dit justement Christine Delphy) sont prêts à trouver à ce pauvre homme fragile plein de circonstances atténuantes : surmenage, dépression, overdose de médicaments destinés à le calmer, mais qui vont en réalité provoquer une pulsion criminelle ! Pour peu qu'on n'ait pas l'esprit critique affûté, on compatirait : pauvre diable.

Crime passionnel, crime d'honneur, tous crimes MAIS les circonstances atténuantes sont accordées à l'honneur et à la passion : il l'aime, elle ne l'aime plus, elle LE quitte, il LA tue. Tout le monde a éprouvé un jour ou l'autre les affres de la jalousie : la société mise donc sur la compréhension des citoyens, et des circonstances atténuantes sont accordées aux jaloux ! Quand aux hommes qui mettent leur honneur entre les cuisses de leur femme (comme si les femmes n'appartenaient pas qu'à elles-mêmes et à personne d'autre), la trahison est punissable de la peine de mort. On ne badine pas avec l'honneur masculin.

Jeune : adjectif substantivé utilisé à toutes les sauces : léjeunes ne trouvent pas de travail, léjeunes désœuvrés tiennent les murs dans les quartiers, léjeunes violent les filles dans des caves, léjeunes caillassent la police, léjeunes dealent de la drogue, léjeunes font des rodéos en ville pour tromper leur ennui.

En plus d'être très maltraités par une société qui les éduque et les diplôme sans leur permettre de trouver un travail décent après, où ils constituent les gros bataillons des précaires, du chômage, des pauvres et des mal logés, les jeunes seraient porteurs de tous les maux. Si j'avais moins de 25 ans aujourd'hui, je m'insurgerais contre un tel matraquage, une utilisation aussi massive et abusive du mot "jeune" pour nommer et désigner faussement les responsables de presque toutes les mauvaises actions et de tous les maux de la société. D'autant que soit les filles ne sont jamais jeunes, ou alors elles aussi sont de tous les mauvais coups.
Ce n'est vraiment pas clair : léjeunes seraient une catégorie sociale à part entière, mono sexe ou asexuée, comme en atteste ce texte trouvé sur un site d'emploi : "Depuis 30 ans, [notre association] accompagne les initiatives économiques individuelles et collectives, [ .... ] et s'adresse à tous les publics, demandeurs d'emploi, retraités, salariés, hommes, femmes OU jeunes".

Quand le délinquant a plus de 40 ans (en effet, d'après mes observations, le groupe "léjeunes" en langage journalistique va jusqu'à peu près 40-42 ans, ce qui fait quand même des jeunes faisandés là où on pourrait avoir des seniors ultra-frais) et ne peut plus décemment être qualifié de djeun',  les vocables (par ordre de fréquence) individu*, escroc, hooligan, forcené, voire hurluberlu, viennent opportunément à la rescousse. Là on est en peine de leur trouver un féminin. Ils n'en ont
pas !

Finalement, la vertu est silencieuse et les mauvaises actions sont criantes et tonitruantes. Et soumises à l'honneur de la publicité.

Les femmes généralement sont passées sous silence, leurs vertus et leur calme vont de soi et ne sont donc JAMAIS mentionnées, ni ... appréciées. Mais qu'une femme soit prise la main dans le sac ou ait participé à un casse ou une mauvaise action, cela NÉCESSITE d'être souligné, jugez-en : "deux escrocs DONT une femme...". Et quand on veut faire vraiment peur au peuple, on lance la rumeur d'une femme kamikaze prête à faire sauter sa ceinture d'explosifs près d'une gare parisienne ! Évènement aussitôt démenti comme faux par les services du ministre de l'Intérieur. Les femmes kamikaze existent, elles sont un phénomène ultra minoritaire et pour l'instant cantonné à la Tchétchénie pour des raisons particulières et explicables par le type de répression mené par les russes dans ce pays martyr.

Toutes les citations sont tirées des journaux télévisés et entendues de multiples fois sur toutes les radios, ou lues dans la presse écrite ou sur Internet.

Justement Europe 1 ce matin (5/10) apporte de l'eau à mon moulin (ce billet est depuis quelques temps en préparation et l'actualité me rattrape) : "A suivre, la délinquance des filles qui augmente et qui devient inquiétante" dit MO Fogiel, me confirmant que décidément léfilles ne font pas partie déjeunes. Et après la pub : "Avant la délinquance des adolescentes, la grève à la RATP"  MOF dixit. Je suis sur des charbons ardents : à Europe 1 on tient l'auditrice en haleine. La RATP expédiée, voici enfin le sujet :  La délinquance au féminin, c'est deux fois plus en 15 ans et plus 27 % en 5 ans ; c'est 6 fois moins que les garçons (OUF !) MAIS elle augmente trois fois plus vite. J'y perds mon latin ! 27 % de zéro, ça fait toujours zéro, non ?  7 000 filles ont été arrêtées cette année continue la journaliste (contre combien de gars ? Ce n'est pas précisé !) et elles commettent surtout des vols à l'étalage et règlent par la violence leurs rivalités entre filles et, continue-t-elle, il y a un mimétisme des filles par rapport aux garçons. Bon, d'accord, mais elles n'en sont tout de même pas à chasser le joggeur dans les bois pour le violer et lui faire la peau tout de même ? En revanche elles se font toujours raccompagner les vendredis soir par des mecs bourrés par peur d'être agressées, et elles en meurent dans des accidents de la route, alors qu'elles ne sont JAMAIS au volant, c'est la police qui le dit.
Ce rapport de l'Observatoire National de la Délinquance qui a été repris par tous les médias serait en fait biaisé par de multiples facteurs : outre qu'il joue sur les peurs, sport de saison, il basé uniquement sur des statistiques de police alors qu'une majorité de méfaits ne leur serait pas signalés, que notre seuil de tolérance à la violence s'effondre, que la violence des garçons est mieux tolérée par la société que celle des filles, et que le droit pénal est sans arrêt modifié ce qui fait évoluer la notion de délit, etc... L'article de  RUE89 ici écrit par Laurent Muchielli sociologue, bat en brèche toutes ces approximations basées sur une approche non scientifique -mais utiles politiquement ?

Quelques définitions du dictionnaire Robert :
* Individu : le dictionnaire Robert en propose trois - 1) Tout être formant une unité distincte dans une série hiérarchique, formée de genres et d'espèces ; - 2)  L'unité dont se composent les sociétés : les individus d'une fourmilière ou d'une ruche par exemple : - 3) Personne quelconque que l'on peut ou que l'on ne peut pas nommer ( Ne se dit pas d'une femme au singulier) ! ! ! Il semble qu' "individu" soit plutôt un vocabulaire spécifique de gendarme et de police ; comme "véhicule" à la place de voiture ou auto.

* Euphémisme : Expression atténuée d'une notion dont l'expression directe aurait quelque chose de déplaisant.
 
* Litote : Figure de réthorique qui consiste à atténuer l'expression de sa pensée pour faire entendre le plus en disant le moins. 


5 commentaires:

  1. En allemand on s'exprime très différemment. On dit "alleinherziehende Mutter" ou "alleinherziende Vater" ("mère-élevant-seule" ou "père-élevant-seul") suivant que c'est la mère ou le père qui est seul avec l'enfant. Il n'existe pas de concept de "famille mono-parentale". On ne dit pas "violence familiale ou violence conjugale" mais "violence domestique" qui comprend les violences contre les femmes, les enfants, les personnes âgées, les frères et soeurs, tous ceux qui vivent sous le même toit. L'accent est mis sur le fait qu'il s'agit de violence sous un seul et même toit "dans la maison" (häusliche Gewalt). Pareil pour le "drame familial". On allemand on ne peut pas dire cela non plus. Il faut de nouveau utiliser "häusliche" = "häusliche Drama" : drame domestique.
    On dit plutôt "Meurtre d'honneur" (Ehrenmord) que "crime d'honneur" et le concept de "crime passionnel" est complètement absent. Pour un.e allemand.e cette idée de "passionnel" est beaucoup trop vague et ne vient rien dire. Il/Elle désignera clairement le mobile : meurtre du à la jalousie ou à une rupture. Et en effet que signifie ce "passionnel" ? C'est ridicule d'employer ce mot pour un meurtre.
    On utilise pas tellement le mot "jeune", on dit "les plus jeunes" ou "les plus âgés". On utilise toujours un comparatif. Il n'y a pas tellement cette notion de "jeune" dans l'absolu.
    Ce n'est pas pour faire l'apologie de l'allemand. Je compare de manière neutre, en fait. Mais à y bien regarder, l'allemand me semble faire l'effort d'être plus factuel moins rester dans un émotif "orienté", disons, tout le temps, comme le francais.

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  2. "Violence conjugale", "famille mono-parentale", "les jeunes" ou cachons ces femmes que l'on ne saurait voir et surtout entendre.

    Cela relève à la fois de l'invisibilisation des femmes, même lorsqu'elles sont vertueuses comme tu le dis justement, et de celle de la violence de genre qui est majoritairement le fait d'hommes.

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  3. @ Euterpe : merci pour ces précisions lexicales qui permettent de comprendre que les langues ne fonctionnent pas du tout de la même manière et que chaque peuple voit et donc exprime le monde à sa façon. Jeune est de toutes façons un adjectif et devrait être suivi d'un nom : jeunes hommes, en l'espèce. Il est inadmissible de l'utiliser ainsi abusivement en substantif. Le français est une langue imprécise (par rapport à l'anglais, je trouve) et tout sert à renforcer cette imprécision quand on emploie ces mots ou groupes de mots qui se veulent "politiquement corrects".
    @ Héloïse : bien d'accord avec toi : ça sert à cela, rendre les femmes, les filles et leurs qualités invisibles.

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  4. Le terme que je ne suporte réellement pas c'est celui de "drame familial" (et il y aussi celui de "relation sexuelle non consentie" qui me fait sortir de mes gonds).
    La langue française est foncièrement machiste. C'est un fait. On fait rentrer des termes argotiques dans le dictionnaire, de nouveaux termes rapport à l'évolution linguistique et de la société mais force est de constater que lorsqu'il s'agit des femmes tout le monde hurle au blasphème anti-langu française.

    Au Danemark on parle volontiers de "violences contre les femmes" (vold mod kvinde) qui regroupe les violences au sein du couple, de la famille, les agressions extérieures, la traite des femmes, la prostitution, etc.

    En Espagne les termes de "violence de genre" et "violence machiste" existent bel et bien et sont largement utilisés dans les médias.
    Lorsque la loi sur les violences conjugales est passée en Espagne, j'étais au Danemark. Il y avait beaucoup d'espagnols dans ma cité U et ils en parlaient beaucoup. Plusieurs affaires avaient fait réagir la population notament l'assasinat d'une femme par son ex-mari à la sortie d'un studio télé: elle avait témoigné de son expérience de femme battue au cours d'une émission consacrée à ce sujet et son mari était venu l'attendre à la sortie avec un fusil. Il y a encore beaucoup de mortes en Espagne mais le problème est connu, identifié et surtout il est reconnu officiellement. Toutes les mortes, et je dis bien toutes, font la Une des JT avec en titre: "violence machiste" et aucun commentaire de compassion pour ce qu'on appelle ici avec raison un assassin. Ben mine de rien, même si je sais que ce n'est pas encore parfait, ça me fait du bien de voir que les rôles ne sont pas inversés et qu'on ose appeler un chat un chat.

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  5. @ Alice : Merci, toutes les contributions concernant nos voisins européens sont les bienvenues : mettre des mots sur les maux, reconnaître les problèmes et accepter d'en parler, c'est le début de la prise de conscience et de la mise en place de solutions. On n'apporte aucun remède tant qu'on n'a pas accepté de se laisser déciller les yeux. Bien d'accord avec toi, "drame familial" est épouvantable. Drame familial équivaut à "circulez, il n'y a rien à voir", un "fait divers" de plus. Un mec a grillé des plombs, c'est la vie, on n'y peut rien !!!

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