samedi 6 janvier 2018

3096 jours - Le refus de la victimisation

Quand Natascha Kampusch est sortie en 2006 de la cave de 5 m2 où elle était détenue depuis 8 ans et demi, plus personne ne la cherchait, on ne l'a pas crue quand elle a décliné son identité, pour la police Natascha Kampusch, disparue depuis 1998 était morte et on n'avait pas retrouvé son cadavre. Il a fallu les résultats d'un test ADN pour qu'on la croie. Elle n'était évidemment pas reconnaissable, elle pesait à peine 45 kg.


Née en 1988 en Autriche, habitant avec sa mère et son père dans une banlieue de Vienne, Natascha Kampusch, 10 ans, petite boulotte dépressive selon sa propre description, est enlevée en 1998 sur le chemin de l'école, la première fois qu'elle faisait le trajet seule. Son ravisseur Wolfgang Priklopil est un type effacé, discret, vivant dans un pavillon enclos, volets fermés et ne recevant pas de visites, un ancien électricien de chez Siemens qui vit de travaux de maçonnerie et de plomberie, de travaux de réhabilitation de pavillons, sans doute non déclarés. Priklopil, homme discret, était un vrai méchant : paranoïaque, anorexique, en tous cas ayant des troubles alimentaires, manipulateur sadique et sans doute impuissant. Natascha Kampusch réfute dans son récit qu'il l'ait violée, bien qu'il la faisait parfois dormir étroitement attachée à lui dans son lit par peur qu'elle s'enfuie. Il la battait, l'affamait, la faisait travailler comme une esclave, la torturait psychologiquement, mais il n'était pas un agresseur sexuel.

"Le combat a duré 8 années et demi, j'en ai perdu chaque bataille, mais pas la guerre". Natascha Kampusch pourrait faire sienne cette phrase de Christiane Rochefort dans La porte du fond. Natascha a traversé l'enfer, elle en est ressortie en acier trempé. C'est du moins ce que laisse entendre son récit publié en 2010 et traduit immédiatement en plusieurs langues, succès de librairie, tant l'affaire est hors-norme, écrit en collaboration avec deux journalistes. Elle y livre sa vérité de victime pour contrer les fantasmes et approximations, voire les mensonges que provoquent ce type d'affaire de tortionnaire de femmes et d'enfants. Elle dit comment elle a survécu dans 5 m2, comment elle a négocié une radio, une télé, des crayons, du papier, elle décrit les affres de la faim, la douleur des coups répétés et la dissociation pour tenir, la peur effroyable d'être enfermée dans le noir pendant les week-ends derrière un bloc de béton où on ne l'aurait pas entendue crier, face à un pervers maltraitant et paranoïaque qui prenait ses week-ends, et vers qui deux témoignages convergents et un chien policier conduisaient dès les premiers jours de l'enquête, mais que la police autrichienne n'a pas creusés. Natascha Kampusch refuse d'être "rangée dans le tiroir syndrome de Stockholm", elle refuse de nommer "monstre" son kidnappeur, elle le classe clairement dans l'espèce humaine, et nomme le mal :
 " ... j'ai compris que j'avais un peu trop idéalisé cette société . Nous vivons dans un monde où les femmes sont battues et ne peuvent fuir les hommes qui les maltraitent, bien que la porte leur soit théoriquement grande ouverte. Une femme sur quatre est victime de graves violences, une sur deux fait l'expérience au cours de sa vie d'une agression sexuelle. Ces crimes sont partout, ils peuvent se produire derrière chaque porte, chaque jour, et ils ne provoquent que chez quelques personnes des regrets superficiels et un haussement d'épaules. 
Cette société a besoin de criminels comme Wolfgang Priklopil, pour donner un visage au Mal qui l'habite et le tenir à distance. Elle a besoin de ces images de caves transformées en cachots, pour ne pas avoir à regarder dans toutes ces maisons où la violence montre son visage lisse et bourgeois. Elle a besoin de victimes, de cas spectaculaires comme le mien pour se décharger de la responsabilité des crimes quotidiens commis sur des victimes anonymes que l'on n'aide pas -même si elles réclament de l'aide. 
En se fondant sur des crimes comme celui que j'ai subi, la société construit en noir et blanc, les catégories du Bien et du Mal qui lui permettent de tenir debout. Il faut que le bourreau soit une brute pour pouvoir rester soi-même du bon côté. Il faut agrémenter ses méfaits de fantasmes sado-masochistes et d'orgies débridées jusqu'à ce qu'ils n'aient plus rien à voir avec sa propre vie.
Et la victime doit être brisée et le rester, afin que l'externalisation du mal puisse fonctionner. Une victime qui n'endosse pas ce rôle personnifie la contradiction dans la société. On ne veut pas voir cela, car il faudrait alors se poser des questions. "

A rapprocher du refus de la victimisation par Christiane Rochefort :
" Je ne sais pas pourquoi mais je n'y arrive pas. Sale mentalité, hein. Il paraît que je ne marche pas dans la combine. La combine profitable qui est : on est prié de continuer à s'opprimer soi-même quand il n'y a plus personne pour le faire. 
Sinon c'est l'anarchie quoi. "

Natascha Kampusch a réclamé à titre de dédommagement aux victimes dû par l'état auchichien la maison de Priklopil (suicidé sous un train quelques jours après sa fuite) : en en devenant propriétaire, elle évitait les touristes et les visites malsaines de curieux sur les lieux de sa détention ; elle a publié ce livre et un deuxième en 2016, Dix ans de liberté, livres qui lui ont permis de faire ses études ; elle a accordé en exclusivité une interview à la Télévision autrichienne, interview gratuite mais dont les droits de diffusion à l'étranger ont été reversés à des associations d'éducation de filles. Natascha Kampusch a été beaucoup critiquée pour son attitude volontariste de maîtrise de son destin, et son refus du statut de victime. Ce qui ne veut absolument pas dire qu'elle ne reste pas fragile. On lui souhaite le meilleur.

Deux ans après le retour à la société de Natascha Kampusch, une autre "disparue" autrichienne Elizabeth Fritzl échappe à une séquestration de 24 ans - de 1984 à 2008- dans la cave sous la maison de son père incestueux kidnappeur, et de sa mère qui "ne savait rien". Sept enfants conçus et mis au monde dans la cave, quatre vivants, son histoire est racontée par Régis Jauffret dans Claustria. Contrairement à Natascha Kampusch qui vit dans la lumière et publie, Elizabeth Frizl et ses quatre enfants ont été "exfiltrés", tels des repentis djihadistes ou mafiosi, ou des lanceurs d'alerte très exposés. Après indemnisation du préjudice, plus paiement de 24 années de retard d'allocations familiales pour les enfants quelle a mis au monde et élevés pendant sa séquestration, elle a disparu sous une nouvelle identité, de nouveaux papiers, fournis par l'administration autrichienne dont les carences, dans cette affaire aussi, sont patentes. Le père Fritzl purge une peine de prison à vie. Ces hommes, agresseurs et pères abusifs peuvent vraiment dormir sur leurs deux oreilles, tant la société et sa police sont négligentes et tolérantes aux crimes commis envers les filles, les femmes et leurs enfants. Et il n'y a pas de bon moyen d'être une victime, ce statut vous vaudra le scandale, le voyeurisme, et bien sûr, les injonctions de la société qui sait toujours mieux que les femmes, même quand elle a failli à les protéger, ce qui leur convient. Double peine.

Les citations tirées du livre de Natascha Kampusch sont en caractères gras et rouge. 

4 commentaires:

  1. Réponses
    1. J'ai trouvé ce livre en Edition de Poche (il a 10 ans) dans le kiosque de mon supermarché : il m'attendait. Je me suis dit pourquoi pas ? Eh bien, il est assez étonnant à lire (hormis le fait qu'évidemment, ce qu'elle a vécu est abominable). Et notamment certains passages où elle prend parti, et dénonce une société qui produit des monstres et refuse ensuite de les voir.

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  2. La capacité de résilience des femmes est immense. Nous échangions avec une amie sur le fait que les femmes sans hommes s'en sortent très bien quand beaucoup d'hommes glissent vers la clochardisation. Mais évitons les généralités ...

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    1. :) Dans le lien hypertexte que j'ai mis sur 10 ans de liberté, il y a un autre lien qui renvoie vers un article de Paris Match avec l'interview d'un journaliste qui l'a rencontrée. Le type est assez mecsplicateur au sens où il donne son avis sur l'état de NK et sa capacité à se trouver un compagnon entre autres conseils ! Car, bien sûr, la possibilité qu'elle puisse vouloir ne se trouver personne ne l'effleure pas une seconde. J'ai hésité à mettre le lien et faire mon commentaire, mais rien à faire, je trouve cette interview assez infecte, bien qu'on y apprenne que Natascha Kampusch est devenue végétarienne.
      http://www.parismatch.com/Actu/International/Natascha-Kampusch-10-ans-apres-retour-dans-la-maison-de-l-enfer-1045864

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