mercredi 31 janvier 2018

Béguines, béguinages

Il y a eu des moments dans l'histoire où les femmes s'organisaient entre elles, loin de la tutelle des hommes. Les plus connues sont les amazones, sociétés de femmes rapportées par la littérature épique et plus récemment, par des explorateurs/colonisateurs, puis les moniales, ces femmes religieuses encloses dans les couvents. Le troisième cas est moins connu, car leur statut est moins clair : il s'agit des Béguines, ces communautés de femmes veuves ou célibataires de la région de Gand et de Liège, qui essaimeront en Europe, vivant seules ou en compagnie d'autres femmes dans des maisons individuelles regroupées et encloses dans un béguinage.

Femmes pieuses ne prononçant pas de vœux, elles sont des sortes de religieuses laïques. Leur statut peut être transitoire, elles peuvent se (re)marier, retourner dans leur famille ; elles viennent de toutes les classes sociales, aristocrates, bourgeoises ou simples marchandes, artisanes, ouvrières. Elles enseignent, traduisent des patois régionaux en latin, copient des livres, tiennent des hospices, sont sages-femmes, médeciennes ou transforment les herbes en potions. Elles sont aussi tisserandes, fileuses, soyeuses. Elles sont  protégées par le roi (à Paris, par Louis IX et ses successeurs) et mal aimées par les papes de Rome en conflit permanent avec le pouvoir royal. Mais ce sont réellement des sociétés de femmes, sans tutelle masculine dans leurs béguinages, qu'elles administrent et gèrent elles-mêmes, vivant de leur travail, de dons et legs, de leurs pensions de veuves, ou d'héritages dont elles mettent une partie en commun. Une vraie exception à cette époque où les femmes sont des mineures placées sous la tutelle d'un père, d'un frère, d'un mari. Elles ne vont pas tarder à sentir un retour de bâton, un ressac, un backlash comme on ne disait pas à l'époque même si le phénomène est le même. Des femmes qui font la loi chez elles, ce n'est pas supportable par le pouvoir masculin qui se veut sans partage.


Le roman d'Aline Kiner, historienne spécialiste du Moyen-Age, commence au début du 14ème siècle lorsque les Templiers sont condamnés pour hérésie, et que s'allument les bûchers de l'Inquisition. Dans ce Paris des années 1300, les femmes subissent comme aujourd'hui la terreur machiste et les crimes spécifiques contre les femmes : viols de hasard, viols maritaux, mariages précoces, meurtres et profanations lors de mauvaises rencontres, maternités contraintes après un viol. En juin 1310, une illustre Béguine, Marguerite Porete, mystique chrétienne, considérée aujourd'hui comme une auteure majeure de cette époque, est brûlée vive en Place de Grève à Paris, pour hérésie, alors que son livre Le miroir des âmes simples circule et commence à être traduit en latin.

Pendant tout le roman d'Aline Kiner plane la menace d'une reprise en main par le clergé et les monastères, malgré la protection de Philippe le Bel qui ne faiblit pas. Autour de personnages attachants de femmes, l'intrigue avance montrant leur résistance : elles tiennent à leur autonomie, leur indépendance, leur communauté d'entraide pacifique et bienfaisante. En bonnes politiques, elles entretiennent leur réseau de sympathisants. C'est compter sans l'acharnement du Pape et des moines dominicains pour lesquels c'est trop d'indépendance : pas de maris, pas de vœux, ni de statut les attachant à la vie séculière ni à la vie monastique. De plus, elles travaillent, donc, elles seront accusées de prendre le travail des hommes ! Ça vous rappelle quelque chose ? C'est vraiment une vieille, très vieille histoire avec toujours les mêmes accusations resservant sous tous les prétextes. A la fin du roman, tout est en place pour que commence le féminicide des sorcières. Les bûchers flamberont pendant trois siècles : 80 % des victimes de la chasse aux sorcières seront des femmes.

Liens pour aller plus loin : les appeler féministes est sans doute exagéré, ni le mot ni la notion n'existaient, et elles ne contestent pas l'autorité masculine en général, ni celle de l’Église en particulier, mais elles tiennent à leur indépendance pour la gestion quotidienne de leurs affaires et de leurs maisons. Rien que cela, pour l'époque, c'est révolutionnaire.

Les Béguines, des "féministes" avant l'heure
L'enclave de paix et de tranquillité d'Amsterdam (anglais, photo)
Les "visionnaires" béguines : les femmes mystiques contre l'Eglise
Marguerite Porete, écrivaine subversive.

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