dimanche 20 novembre 2016

Laëtitia ou la fin des hommes

Par Ivan Jablonka, écrivain sociologue, Prix Médicis 2016, Editions du Seuil.


Laëtitia Perrais, 18 ans, a été tuée par Tony Meilhon le 18 janvier 2011 à la Bernerie en Retz (44), sans doute parce qu'après une agression sexuelle, elle s'apprêtait à aller déposer plainte à la gendarmerie. Délinquant multirécidiviste et violeur de deux compagnons de cellule, Tony Meilhon, 32 ans au moment des faits, ayant passé la moitié de sa vie en prison, a démembré le corps de sa victime et dispersé les bras, les jambes, la tête et le tronc, qui ont été retrouvés en avril dans deux étangs de Loire-Atlantique sans qu'il ait jamais dit où il les avait déposés. Tuer puis, ensuite, déshumaniser la victime. Quand vous tapez Laëtitia Perrais sur Internet, vous obtenez la page Wikipedia de Tony Meilhon : les victimes de meurtres sont toujours éclipsées/phagocitées par leurs meurtriers.

Alternant le récit chronologique de l'enquête et l'histoire personnelle et familiale des protagonistes, Ivan Jablonka a voulu aborder en "objet sociologique et historique" le meurtre de Laëtitia Perrais, dont il fait une figure de tragédie aux côtés de laquelle il se tient en permanence. Affligées d'une paire de pères défaillants (trop de pères, quand on pense que certains se plaignent de ne pas en avoir !) : Franck Perrais, cogneur, tête brûlée, alcoolique et maltraitant, et Gilles Patron, père professionnel de famille d'accueil, autoritaire, agresseur sexuel, pédophile et tripoteur (l'affaire dans l'affaire), Laëtitia et sa sœur jumelle Jessica vivent une enfance tissée de violence, dans une famille dysfonctionnelle où leur première protectrice est la chienne berger allemand qui tente de divertir la violence du père en jouant au-dessus de la petite Laëtitia.
" On peut dire a minima que Laëtitia a connu, dans sa vie trois catégories de viols : le viol intrafamilial, de son père sur sa mère ; le viol semi-incestueux de son père d'accueil sur sa sœur jumelle ; le viol extrafamilial dont elle accuse Meilhon. La griffe masculine en quelque sorte. "

Est-on victime à vie ? Porte-t-on sur soi le malheur comme un stigmate ? Se signale-t-on comme victime désignée aux prédateurs ? Peut-on avoir son "système de protection désactivé" ? En tous cas, on constate au fil du récit que, malgré une enfance marquée par la maltraitance, l'instabilité et l'insécurité, Laëtitia était résiliente : titulaire d'un CAP restaurant décroché malgré une scolarité chaotique, elle venait d'entrer dans la vie active, avait un travail, et continuait à se former professionnellement. Elle portait bien son prénom : joie, en latin. On ne peut en dire autant de son meurtrier (maltraité dans l'enfance aussi, marqué par le viol de sa mère) : chaque étape de sa vie est une chute sans rémission, ses séjours en prison le rendent plus mauvais, ses actes sont de plus en plus violents, il ne montre aucun signe de rédemption.

Le meurtre de Laëtitia, comme tous les meurtres d'enfants ou de femmes, suscitent une indignation nationale dont le Président Nicolas Sarkozy va essayer de profiter politiquement : accusant les juges de laxisme, il déclenche une grève nationale des magistrats, et les lois sur la récidive seront modifiées vers plus de sévérité. Les hommes politiques ne savent que jouer sur les peurs, faire voter des lois de circonstances, mais ils ne prononcent jamais un mot sur la violence que la société patriarcale inflige aux plus faibles, les femmes et les enfants, ni sur le féminicide (Jablonka emploie le mot) considéré comme une fatalité par la société, non reconnu en droit. Opportunisme politique, tout répressif, mais jamais moyen de nommer le prédateur : impensé de la violence masculine dont ils sont les gardiens, à voir la violence symbolique de leurs pratiques politiques, campagnes électorales incluses.

Avec ses notations sociologiques sur les différents bassins économiques du Croisic et du Pays de Retz, de la Baule, de Saint-Nazaire/Paimbeuf, sa précision sur le fonctionnement de la justice, ses beaux portraits, le livre de Jablonka mérite largement son prix Médicis avec toutefois selon moi une réserve : son côté louangeur pour les policiers, gendarmes et magistrats ; c'est vrai que l'enquête sur le meurtre de Laëtitia Perrais a mobilisé des dizaines de gendarmes, de personnel de justice, et même la coopération de services de police et d'investigation criminelle venant des pays voisins qui ont détaché leurs spécialistes et matériel d'investigation en Loire-Atlantique. Une enquête remarquable a permis deux procès (dont un en appel) exemplaires. Justice a été rendue à Laëtitia, à sa famille et à sa sœur, mais ça me paraît normal en démocratie ; et puis, peut-être que tous ces gendarmes et magistrats dévoués qui avaient en permanence un portrait de Laëtitia sous les yeux dans leurs bureaux, éprouvent de temps en temps de la culpabilité vis à vis de la violence que la société inflige aux femmes ? La police et la gendarmerie se surpassent quand il y a des mortes, mais que fait-on en matière de prévention pour éviter les
meurtres ? Une suggestion : la maltraitance aux animaux dont Meilhon était coutumier, devrait être repérée et prise en considération dans le tableau des symptômes annonciateurs de passages à l'acte sur les humains par tous ces psychopathes et sociopathes !

Tony Meilhon a été condamné pour meurtre, "enlèvement suivi de mort", le viol n'ayant pas pu être établi avec certitude à l'autopsie, à une peine de prison à perpétuité assortie de 22 ans de sûreté qu'il purge à Vezin le Coquet près de Rennes. Gilles Patron, le père d'accueil a lui été condamné à 8 ans de prison pour viol et agressions sexuelles sur cinq victimes, dont Jessica Perrais.
" L'affaire Laëtitia révèle le spectre des masculinités dévoyées au XXIème siècle, des tyrannies mâles, des paternités difformes, le patriarcat qui n'en finit pas de mourir : le père alcoolique, le Nerveux, histrion exubérant et sentimental ; le cochon paternel, le pervers au regard franc, le Père-la-Morale qui vous tripote dans les coins ; le caïd toxico, hâbleur, possessif, Celui-qui-ne-sera-jamais-père, le grand frère qui exécute à mains nues ; le Chef, l'homme au sceptre, président, décideur, puissance invitante. Delirium tremens, vice onctueux, explosion meurtrière, criminopopulisme : quatre culture, quatre corruptions viriles, quatre manières d'héroïser la violence ".

A l'ombre du château de l'Ogre Gilles de Retz, "Les pauvres tuent les pauvres" selon une déclaration micro-trottoir un brin condescendante d'une quidame ? Moins de trois mois plus tard, début avril 2011, un bourgeois catholique nantais exécutait les deux labradors de la famille en premier, ses quatre enfants et sa femme, ensuite. Il s'appelle Xavier Dupont de Ligonnès, et lui, il court toujours.

Lien : N'oubliez jamais Laëtitia Perrais, site administré par Stéphane et Delphine Perrais. 
Les citations du livre sont en caractères gras, rouges, et entre guillemets. 

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