mercredi 18 novembre 2015

Simone de Beauvoir et les femmes - Marie-Jo Bonnet


Simone de Beauvoir a disparu le 14 avril 1986, il va y avoir 30 ans. Icône du féminisme, elle appartient désormais à l'histoire et aux historien.nes qui feront la critique de son oeuvre et de sa vie. Marie-Jo Bonnet est de celles-ci. Historienne, féministe, co-fondatrice du MLF (Mouvement de Libération des Femmes), du FHAR (Front Homosexuel d'Action Révolutionnaire) et des Gouines Rouges au début des années 70, elle pense que Simone de Beauvoir (SdB) est devenue féministe à 62 ans, et encore, parce qu'elle a été sollicitée par ces  jeunes femmes révolutionnaires et enthousiastes de l'après 68 qui voulaient subvertir la société patriarcale et changer le sort des femmes. Elle publie "Simone de Beauvoir et les femmes" ce début novembre : je l'ai lu, un peu avec effarement, en tous cas pendant la première moitié. Je vais y revenir.

Mais d'abord le contexte dans lequel SdB publie le Deuxième Sexe : 1949, immédiat après-guerre. Les femmes françaises ont voté pour la première fois à un scrutin national en 1945, (Beauvoir vote donc pour la première fois à 37 ans !) droit de vote décrété par De Gaulle car le parlement, truffé de radicaux-socialistes, ne l'aurait jamais adopté. L'avortement est férocement réprimé, le Deuxième sexe paraît dans "une société beaucoup plus misogyne qu'avant la guerre, et qui veille avec une violence sourde au repeuplement de la France en maintenant fermement la vertu de ses femmes".

Simone de Beauvoir a déjà publié 3 romans, dont L'invitée et un essai, avec succès d'estime en librairie, mais sans gagner beaucoup d'argent. Pendant 3 ans, c'est Sartre qui la finance, elle a été exclue de l'Education Nationale en 1943 pour "excitation de mineure à la débauche" (la minorité va jusqu'à 21 ans à cette époque) après plainte de la mère de Nathalie Sorokine (plainte aboutissant à un non-lieu), une de ses élèves avec qui elle a une liaison amoureuse. En 1949, Le Deuxième sexe "ce livre majeur qui aura une influence déterminante sur l'évolution "antinaturaliste" du féminisme contemporain", écrit sur le conseil de Sartre "vous devriez écrire quelque chose sur les femmes", va créer un scandale dès sa parution et être un phénomène de libraire :
20 000 exemplaires vendus en 15 jours, puis des dizaines de traductions dans toutes les langues, "sa célèbre formule "on ne naît pas femme, on le devient" fait le tour du monde, contribuant à saper le mythe de la féminité afin de pouvoir penser l'égalité entre les sexes dans une perspective universaliste". SdeB est désormais une femme indépendante financièrement, et connue (haïe par une partie du public aussi) planétairement.

C'est quoi exactement, le Deuxième sexe ? Selon Marie-Jo Bonnet il est une analyse sociologique de la situation des femmes, où "Beauvoir traite les femmes en types. "La lesbienne", la "femme mariée", la "mère"..., tous définis selon leur rapport à la sexualité". Et le tableau est impitoyable -comme la situation des femmes. Misogyne même, selon MJ Bonnet. J'ai lu le Deuxième sexe à 20 ans, grâce à ma prof de philo qui le vilipendait, d'ailleurs je la remercie ici de m'avoir permis d'exercer mon fort esprit de contradiction, j'y remets le nez de loin en loin. Pour comprendre les griefs de Marie-Jo Bonnet, j'ai relu les 20 pages concernant "la lesbienne" (Tome II, pages 192 à 218 Folio Gallimard), c'est vrai que c'est terrifiant. "Elles se conduisent comme des hommes dans un monde sans hommes", et, cette phrase terrible : "Rien ne donne une pire impression d'étroitesse d'esprit et de mutilation que ces clans de femmes affranchies" . Bigre. Aujourd'hui on qualifierait ça de lesbophobie, minimum.

"Il ne s'agit pas pour les femmes de s'affirmer comme femmes, mais de devenir des êtres humains à part entière. Refuser les "modèles masculins" est un non-sens... les femmes ont à s'emparer des instruments forgés par les hommes et à s'en servir dans leur propre intérêt" - Simone de Beauvoir dans Tout compte fait - 1972

Simone de Beauvoir pense donc que les femmes doivent gagner les mêmes prérogatives que les hommes, qu'elles doivent tendre à l'assimilation selon le slogan "un homme sur deux est une femme", "slogan qui dit bien l'impossibilité imposée par l'idéologie des genres de penser le féminin en dehors du masculin. Et donc les femmes en dehors des hommes ".
" Le Deuxième sexe achève un cycle historique qui a commencé en 1789 avec l'exclusion des femmes du droit de cité. Beauvoir constitue le point de retournement d'une conscience féministe qui cesse de vouloir s'intégrer à une société appréhendée comme extérieure aux femmes, pour se tourner vers la connaissance de soi, à la découverte de ce que les femmes pensent, voient, sentent, aiment et désirent pour le devenir de l'humanité. Et peut-être aussi afin que la Terre retrouve son deuxième pôle agissant ".

Simone de Beauvoir écrivant - Photo par Gisèle Freund - 1948

Biographie critique rosse écrite sous l'angle de son rapport aux femmes et au féminin, basée sur son abondante correspondance et ses mémoires, avec quelques interprétations et jeux de mots psychanalytiques peu convaincants selon moi, la première partie du livre recense les femmes qui accompagnent la vie de Simone de Beauvoir (les hommes aussi : Sartre, Jacques-Laurent Bost, Nelson Algren, ses trois amants), son amitié contrastée avec Violette Leduc, toutes les élèves avec lesquelles elle a des relations intimes, liaisons qu'il lui arrive de partager avec Sartre, et qu'il lui arrive de commenter dans leurs lettres quotidiennes. Beauvoir est bisexuelle, sans jamais le reconnaître. Elle se reconnaît encore moins lesbienne. Ses élèves filles (pas de mixité à l'époque dans les lycées où elle enseigne la philo) tombent amoureuse de l'intellectuelle brillante qu'elle est, seule séduction qu'elle déploie, sans doute à son corps défendant. Sa dernière élève, Sylvie Le Bon de Beauvoir devient sa fille adoptive dont elle fait son héritière. Et ses relations avec sa sœur, Hélène de Beauvoir de Roulet, peintresse à la carrière reconnue internationalement.

La deuxième partie décrivant à partir du début des années 70 l'arrivée du féminisme fondé par les Monique Wittig, Christine Delphy, Christiane Rochefort, Mariella Righini, Marie-Jo Bonnet, Antoinette Fouque, tant d'autres... est en revanche très enthousiasmante : elles vont spontanément chercher Beauvoir qui leur dira tout le temps oui : présidences d'associations, de maisons d'éditions, marrainages divers, Beauvoir les accompagne partout, défile avec elles, en découvrant l'action féministe avec stupeur et enthousiasme, elle qui, décidément ne croyait pas à l'action politique. Selon Marie-Jo Bonnet, SdeB aurait découvert le militantisme féministe vers 62 ans !
Voici ce qu'inventaient ces femmes en 1970, citation d'une interview de Mariella Righini pour le Nouvel Observateur : " C'est un terrain vierge et miné, le nôtre... Marx et Freud n'ont pas tout dit. On veut tout repenser à zéro. Seules. [...] On ne revendique rien à l'intérieur d'un système imposé par les mâles. On veut le foutre en l'air complètement. On veut être à notre tour créatrices.". Le MLF tout en s'inspirant des écrits de SdeB refuse l'assimilation à l'étalon universel masculin, et donc la "femme avec un cerveau d'homme" que veut être Beauvoir.

Après un réquisitoire de 300 pages, l'auteure reconnaît toutefois le rôle prépondérant de Beauvoir dans la prise de conscience des femmes :
" Beauvoir souhaitait devenir immortelle par la littérature. Elle est devenue un mythe, dont l'oeuvre est immense, complexe, et va servir de nouveaux points d'appui au féminisme des années 2000 pour conquérir une légitimité académique à travers la théorie du genre. Or, cette théorie oublie que pour Beauvoir, "devenir femme" était de l'ordre existentiel. Pas une position essentialiste. Unique, elle le fut, sans dépasser le profond clivage entre son cœur de femme et son cerveau d'homme ".

Ce livre propose une vision de Beauvoir. D'autres biographies lui ont été consacrées. Celle de Deidre Bair fait autorité et est très citée par Marie-Jo Bonnet. Le 19 avril 1986, Simone de Beauvoir est enterrée au cimetière de Montparnasse aux côtés de Jean-Paul Sartre : 4500 personnes venues de tous les pays suivent son cercueil et occupent le Boulevard du Montparnasse.

Les citations en caractère gras et rouge sont de MJ Bonnet, celles en gras et violet, de Simone de Beauvoir.

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