vendredi 30 mars 2012

Le féminisme est un humanisme

Cet article en anglais est paru dans le Hindustan Times sous la plume de Taslima Nasreen le 9 mars dernier. C'est un texte puissant, avec zéro relativisme culturel dedans. C'est pour ces raisons que je vous en propose la traduction.

"Sans parler de « Féminisme Occidental », je n'ai pas la moindre idée de ce qu'est le « Féminisme Oriental ». N'ayant aucune familiarité avec ces concepts, j'ai depuis l'enfance remis en cause un grand nombre de diktats conseils et proscriptions venant de la famille et de la société dans son ensemble. Quand, contrairement à mes frères, je n'étais pas autorisée à jouer dehors, quand j'étais appelée « impure » durant mes règles, ou quand on me disait que j'avais grandi et que je devais me couvrir complètement avec une burka noire si je voulais sortir, j'interrogeais, je n'ai jamais cédé facilement. 

Quand d'étranges garçons me hurlaient des insultes, tiraient mon voile ou pinçaient mes seins en passant, je protestais. Je ne pouvais ravaler ma colère quand je voyais des maris battre leur femme, des jeunes mères gémissant d'anxiété et de peur d'avoir une fille. En observant le visage des femmes violées, je sentais leur souffrance de façon aigüe, je perdais mon contrôle en apprenant les trafics de femmes de ville à ville, d'un pays à l'autre pour les livrer de force à la prostitution. Aucune logique intellectuelle ne pouvait me faire accepter la torture des femmes par les hommes, la société, l'état. Mais personne n'était témoin de ma souffrance, de mes pleurs et de mon refus d'accepter, l'incapacité à exprimer, à tolérer les cris, la logique, la raison, jusqu'à ce que je commence à écrire. 

La société dans laquelle j'ai grandi a généré des questions chez beaucoup de gens. Ils étaient forcés d'accepter les réponses données par les leaders du patriarcat. Je n'ai jamais cédé à cette coercition. Personne ne m'a appris à désobéir. Je n'ai pas appris la défiance dans les livres. Il n'est pas nécessaire de lire d'épais et lourds livres pour devenir consciente, nous avons juste besoin d'yeux pour voir. Aucun livre non plus n'aide à devenir courageuse. Pour exiger des droits pour les femmes, on n'a pas besoin de digérer Betty Friedan ou Robin Morgan, notre propre conscience est suffisante. 

Si j'ai faim, je dois manger, si je subis le fouet, je dois combattre et rejeter le fouet ; si je suis opprimée, je dois me lever – ces sentiments sont universels. La Féminisme n'est pas la propriété de l'Occident. Il est le combat ardent de toutes les femmes abusées, opprimées, torturées, livrées à l'irrespect, ignorées, qui se rassemblent et mettent leur vies en jeu pour la défense de leurs droits.

J'ai appris que les femmes occidentales aussi ont eu leur part d'épreuves. Abusées et ensanglantées, elles ont eu le dos au mur. Elles ont crié ; à travers les siècles, elles ont été victimes du patriarcat, de la religion, des traditions misogynes..., comme leurs sœurs d'Orient. Des fanatiques religieux les ont brûlées vives, des traditions misogynes leur ont imposé des cages métalliques sur le corps au nom de la chasteté, elles ont été transformées en esclaves sexuelles. Orient ou Occident, Nord ou Sud, les femmes souffrent toujours de la même façon du « crime » d'être des femmes.

Les droits humains sont universels. Ceux qui parlent de droits séparés pour les Orientaux et cherchent à se mettre à distance des droits humains universels, prétendant que cette stance représente une victoire sur l'oppression imposée par les Occidentaux, aboutissent en réalité à blesser l'Est plus que l'Ouest. 

Une question souvent soulevée prétend que j'ai heurté des sensibilités religieuses. Le féminisme s'est de tous temps opposé à la religion ; quiconque a la plus simple connaissance des droits des femmes sait cela. La religion est patriarcale d'un bout à l'autre. Je devrais suivre une religion et je devrais reconnaître les droits des femmes – ce slogan équivaut à dire que je devrais boire du poison avec du miel. A chaque fois qu'une attaque des femmes est motivée par une prescription religieuse, immédiatement le slogan « les sensibilités religieuses ne doivent pas être heurtées » est prononcé par ceux qui sont anti-démocratiques, contre la liberté de parole, et opposés à l'indépendance des femmes. En aucune façon, je n'assimile une barbarie à la culture.

Alléguant que j'ai heurté les sensibilités religieuses musulmanes, une poignée de conservateurs insulaires ignorants prononcent le verdict que mes positions sont des positions occidentales, considérant les orientaux avec des yeux d'occidentale. Cette proposition insensée et illogique de fondamentalistes islamiques est souvent soutenue par des Indiens prétendument séculiers au nom de la tolérance.

J'ai critiqué le Christianisme, le Judaïsme et d'autres religions misogynes. Habituellement, personne ne relève le fait. Personne ne prend une fatwa pour m'assassiner pour avoir blessé les sentiments des non-musulmans. Mais il ne manque pas de gens qui sans problème acceptent l'intolérance et respectent les « sensibilités religieuses » de ceux qui prennent une fatwa ; ces gens m'étiquettent comme « intolérante » sans le moindre doute. Il doivent me considérer musulmane, et voir mes actes comme l'expression d'un orgueil démesuré destiné à heurter les sentiments religieux musulmans.

La vérité est que si l'on croit aux droits des femmes, on doit d'abord rejeter sa propre identité religieuse. Je m'en suis libérée depuis mon adolescence. J'étais à peine une enfant que j'ai été injustement accablée du fardeau d'une identité religieuse de la même manière que tous les enfants. Nous ne marquons pas un bébé ou un enfant de l'idéologie politique de ses parents ; nous ne nommons pas « communiste » un enfant de parents communiste. Mais nous trouvons normal d'étiqueter un enfant de deux ans Hindou, Musulman ou Chrétien. Quand l'enfant grandit, il peut choisir la religion de ses parents ou une autre, ou n'en choisir aucune. C'est ainsi que cela devrait être. J'ai adopté avec succès ce principe dans ma vie. J'ai choisi la foi en l'Humanisme. On ne doit pas me prendre pour une « réformiste musulmane ». Je ne suis pas plus une réformiste que je n'appartiens à une quelconque communauté religieuse. Ma communauté est celle des humanistes agnostiques, libres de toute religion."
Taslima Nasreen

6 commentaires:

  1. Je ressens les choses exactement comme elle.
    Merci d'avoir traduit ce texte. Il est important. Les hommes veulent aussi nous diviser en "orientales" et en "occidentales" mais nous nous ne identifions à rien. Nous ne sommes pas assez libre pour nous identifier à quoi que ce soit.
    Nous avons déjà bien du mal à avoir quelque chose qui ressemble à une identité individuelle !

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    1. Tout à fait d'accord avec toi : diviser pour mieux régner et créer des catégories artificielles ; ce qui permet de nous balancer l'argument quand on se proclame féministe, que "la France n'est quand même pas le Pakistan ou l'Afghanistan, et qu'ici, nous avons tout gagné". Couché, les filles, autrement dit. Je l'entends à chaque fois que je manifeste :((
      Et mille fois oui à la difficulté de se créer une identité sortie du kibboutz humain-masculin.

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  2. "Il n'est pas nécessaire de lire d'épais et lourds livres pour devenir consciente, nous avons juste besoin d'yeux pour voir. Aucun livre non plus n'aide à devenir courageuse. Pour exiger des droits pour les femmes, on n'a pas besoin de digérer Betty Friedan ou Robin Morgan, notre propre conscience est suffisante."

    Plus ça va, plus je me dis que celles qui nient l'oppression masculine ne veulent PAS voir (petit "confort" individualiste de l'illusion). Parmi elles, on trouve des agrégées, des docteures ès, des ingénieures ... l'aliénation a les limites de cette conscience dont parle T.Nasreen que nous avons toutes que nous soyons culturellement armées ou pas (la conscience féministe est d'ailleurs l'occasion de se cultiver pour s'armer).
    Très beau texte en tous cas qui replace les misogynes de tous les pays à leur place, jamais plus glorieuse que celle de leur voisin.

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    1. Je pense que TN est plus éveillée que la plupart de nous. (Quoique moi à 7 ans, en entendant une réflexion de ma mère, j'ai commencé à me dire que quelque chose n'allait pas !) Mais il faut absolument lire des livres pour avoir des arguments, j'en suis d'accord, la prise de conscience est indispensable mais ne suffit pas.
      Je pense aussi que celles qui nient le font parce que c'est douloureux de se reconnaître flouée, opprimée et aliénée. La situation qu'elles se créent en se laissant leurrer et en acceptant comme normales toutes les avanies est effectivement plus confortable, au moins pendant un temps.
      Ce que j'aime bien dans ce texte, c'est qu'elle refuse le ventre mou de la démocratie, toujours prête à toutes les compromissions pour tolérer des pratiques contraires à tous nos principes au nom du culturel et du coutumier. Et bien sûr, toutes ces lâchetés s'exercent toujours contre ceux dont les acquis sont les plus fragiles ! On peut d'ailleurs se demander si tous les patriarcaux du monde ne s'entendent comme larrons en foire pour se reconstituer sur nos dos.

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    2. "Mais il faut absolument lire des livres pour avoir des arguments, j'en suis d'accord, la prise de conscience est indispensable mais ne suffit pas."
      Je plussoie de tout cœur. La prise de conscience a lieu en observant le monde, puisque les livres la permettant sont rares, cachés, méconnus, méprisés. Mais le patriarcat est soutenu par des raisonnements (tordus) et basés sur des arguments (fallacieux). On ne peut pas lutter, convaincre, sans se heurter à ces arguments qu'il faut détruire par le bon sens et la connaissance. On les prive ainsi de leurs armes.
      Enfin c'est ma conviction profonde. ;-)

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  3. @ Kalista : On est d'accord. Lire donne des arguments étayés et construits, inutile de réinventer le monde, si cela a déjà été écrit. La prise de conscience peut aussi venir en lisant : il y a plein de femmes aveuglées par l'assommoir culturel paternalisant et le sexisme "bienveillant" (oxymore). Tomber sur un écrit féministe peut aussi les éveiller. J'ai entendu une femme de 60 ans l'expliquer un jour : après une vie au service de son mari et de sa famille, juste avant une retraite méritée, elle est tombée sur le Deuxième sexe, et elle a tout changé !

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