vendredi 22 avril 2011

Marie, dernière Bonaparte










Arrière petite-nièce de Napoléon 1er, tante par alliance d'Elizabeth II, puisque Philip d'Edinbourg, prince de Grèce est son neveu, alliée à toutes les familles royales européennes, née en 1882 et morte à 80 ans en 1962, sa vie très romanesque et atypique comporte trois parties, trois vies différentes.

L'enfance, d'abord : triste, abandonnée, sa mère meurt quelques jours après sa naissance, elle est élevée par une grand-mère qui la traite comme un coffre d'or (elle est l'héritière de sa très riche mère alors que le prince Roland est plutôt pauvre), père absent qui visite des glaciers et herborise les trois-quarts du temps, et une kyrielle de nourrices, gouvernantes, préceptrices, auxquelles elle restera fidèlement attachée toute sa vie jusqu'à leur mort à toutes. Elle apprend plusieurs langues dont l'anglais et l'allemand. A l'adolescence, elle fera part plusieurs fois à son père de son désir de devenir médecin, désir qui sera repoussé fermement puisqu'elle est destinée à une alliance princière et à avoir des enfants.

Sa vie de femme mariée : on lui fait épouser par intérêt, puisque la famille Bonaparte s'est alliée à toutes les grandes familles aristocratiques européennes, Georges de Grèce et de Danemark, frère du Roi de Grèce. Elle devient Altesse royale de Grèce et de Danemark. Malgré son homosexualité à lui, (il reste très attaché toute sa vie à son oncle Waldemar de Danemark avec lequel il passe l'essentiel de son temps), ils seront des époux attentifs l'un à l'autre ; ils auront deux enfants, Pierre et Eugénie de Grèce. Mais Marie est frustrée, névrosée et anorgasmique, et elle s'en plaint.

Sa vie professionnelle : à 43 ans, après une rencontre arrangée avec Freud par un de ses amis, elle lui demande de la prendre en analyse, car on lui a parlé de la psycho-analyse pratiquée avec succès dans le soin des névroses par le médecin de Vienne. Cette rencontre va être déterminante et changer sa vie. Sa vocation refoulée de médecin remonte à la surface. Après quelques mois d'analyse avec Freud, elle s'installe elle-même comme analyste, fonde avec onze autres la Société Psychanalytique de Paris (la psychanalyse est en pleine expansion partout) et traduit les principales œuvres de Freud de l'allemand au français, dont L'Avenir d'une illusion et L'homme Moïse et la religion monothéiste, tout en produisant sa propre œuvre littéraire et en continuant à voyager, car elle est toujours en mouvement. Elle est réellement la promotrice dans notre pays de la psychanalyse et de l'œuvre de Freud.

Elle est la contemporaine de Lacan à qui elle va s'opposer car leurs visions et méthodes divergent, de Marcel Griaule qui étudie les Dogons du Mali auxquels elle s'intéresse, la maîtresse d'Aristide Briand (à partir de la quarantaine, elle prendra plusieurs amants dans son entourage, pour tenter de connaître le plaisir physique et se libérer) : elle se considère une femme phallique -ce que lui reproche Freud dont les idées conservatrice à propos des femmes sont universellement connues. Cela la conduira naturellement à s'intéresser entre autres à la clitoridectomie dont Freud considérait qu'elle ne supprimait pas les possibilités érotiques des femmes, les hommes [...] n'auraient pas admis cela, les hommes, sous tous les climats attachant du prix à la communion voluptueuse avec leurs compagnes. Ce n'est hélas, pas la seule erreur qu'il ait commise à l'endroit des femmes auxquelles il disait à la fin de sa vie ne rien comprendre. Marie, elle pense au contraire dans ses "Notes sur l'excision "que la mutilation sanglante et terrifiante était un acte de plus ajouté à la répression de la société contre l'épanouissement sexuel féminin. Elle voyait la clitoridectomie comme visant le côté viril, phallique des femmes."

Marie Bonaparte n'est pas féministe, elle est juste lucide sur l'état de sujétion dans lequel elle a été tenue comme toutes les femmes ; d'ailleurs, elle considère le mariage "comme un tombeau". Catherine Deneuve obtient en 2004 que des sociétés de production et un distributeur (ARTE) s'intéressent à l'introductrice de la psychanalyse en France, et tournent un film sur la vie professionnelle de Marie avec Deneuve dans le rôle-titre et Benoît Jacquot à la mise en scène. Cela donnera un excellent téléfilm de 190 minutes déjà diffusé deux fois, dont vous pouvez voir un court extrait ci-dessous.



Quel que soit le regard que l'on porte sur la psychanalyse et la critique que l'on peut en faire à la lumière des études féministes, cette femme est la seule respirable et supportable de l'affreuse famille Bonaparte mais elle est aussi la plus invisible. Le livre de Celia Bertin est une réédition de 1982 ; il est absolument passionnant et j'ai pris beaucoup de plaisir à sa lecture. Encore une femme effacée de l'Histoire (his story) ! Alors que les noms des généraux et des victoires guerrières de Napoléon qui a ensanglanté l'Europe encombrent nos rues, nos avenues et nos places, combien de rues, de places, d'avenues, de boulevards en France portent-elles le nom de Marie Bonaparte ?

15 commentaires:

  1. On en en est encore là: si l'on veut laisser une trace dans l'Histoire mieux vaut avoir tué des gens (au nom de la patrie ou autre "grand" concept). La violence et la mort fascinent notre société pétrie de valeurs masculo-militaristes et c'est pas près de disparaître.

    Sinon, merci pour ce portrait de femme qui a su dépasser, à la mesure de ce que son époque lui permettait, sa condition.

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  2. Mais pour autant que je me souvienne, elle a fait pratiquer sur elle même des clitoridectomies/déplacements du clito...

    Comme dépassement de sa condition, heu...

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  3. @ Héloïse : Oui, les chefs de guerre, les prédateurs laissent davantage de traces dans l'histoire que les femmes intellectuelles qui veulent avoir une vie passionnante et... goûter au plaisir charnel.
    @ Mehabel : elle a expérimenté sur elle-même toutes sortes de chirurgies. Elle se trouvait le clitoris mal placé et elle a fait modifier son emplacement sans le succès escompté ! Mais il ne s'agit pas de clitoridectomie : elle souffrait d'être anorgasmique, elle trouvait cela intolérable, et elle tenait à son clitoris ! Avec ses amoureux, elle évitait le lit, je crois qu'elle n'a pas connu charnellement Briand pour ne pas être déçue. Ça valait peut être mieux, au fond, elle est peut être toujours (mal) tombée sur des empotés maladroits ! Et avec un mari homosexuel comme première expérience tout de même ! Mais là aussi, je la trouve pionnière : elle essaie des trucs, elle n'est pas du tout prude et elle devait énerver énormément le docteur Freud avec ses exigences. Je rassure les gens qui voudraient lire sa biographie, c'est abordé sans lourdeur.

    Rappel puisqu'on parle de clitoris : je rappelle l'enquête d'Osez le Féminisme :
    http://www.osezlefeminisme.fr/article/grande-enquete-sur-le-clitoris
    L'anonymat est garanti comme pour toute enquête.

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  4. Ha.. il me semblait bien pourtant qu'elle avait fait ôter une partie et déplacer moult fois le reste (oui je sais, pour de meilleure sensations).
    ce que je veux dire c'est qu'elle n'a pas imaginé que c'était pas la position de son clito le pbme, mais peut-être la façon dont ses amants s'y prenaient?
    Ou la position de leur pénis (ouah déplacer un pénis?)
    Elle a préféré se faire mutiler, en clair son corps de femme lui posait un sacré pbme.

    Bon sinon je comprends bien qu'on devrait accorder plus d'importance à cette femme.

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  5. @ Mehabel : Mais quelle bonne idée : faire refaire ou rafistoler en tous cas les organes sexuels de ses amants ! Elle n'est plus de ce monde, mais je gage qu'elle aurait considéré l'idée, si jamais quelqu'un-e la lui avait soumise !

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  6. Je dois avouer que si je coince sur M.Bonaparte c'est parce qu'ayant lu à 14 ans dans Ainsi soit-elle de B.Groult, ce que je cite ci dessous, j'ai bcp de mal à la considérer comme féministe, bien que son parcours perso puisse en effet le paraître puisqu'elle a pu (par effet de classe, sûrement, les femmes riches peuvent avoir une indépendance) réaliser pour partie son désir professionnel.
    Citation:
    « parmi les complices de la mutilation érotique des femmes, à la désolante Marie Bonaparte entre autres, qui eut l'occasion d'examiner beaucoup de femmes excisées en Égypte et qui conclut dans 'La sexualité de la femme', en 1951, que cette mutilation est parfaitement justifiée "puisqu'elle parfait la féminisation en supprimant un reliquat inutile du phallus".»

    Par ailleurs, pour le cas où mon 43ème degré ne soit pas évident, je suis contre la mutilation des corps, quels que soient leurs sexes :-)

    Bon, mille excuses de squatter tes comms, Hypathie.

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  7. Ce qui m'intéresserait c'est ce que raconte Elisabeth Roudinesco dans sa préface. C'est un personnage archi-freudien dans sa période post-révisionniste. N'est ce pas elle qui a écrit une dictionnaire de psychanalyse en collaboration avec je ne sais plus qui ? Ou est-ce que je confonds avec quelqu'un d'autre ?

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  8. @ Mehabel : Marie Bonaparte n'est pas féministe ! C'est écrit dans mon billet ; elle est même sans doute considérée comme conservatrice par les psychanalystes actuels, et Lacan ne l'aimait pas. D'autre part, je n'ai pas particulièrement de sympathie pour les psys et leurs discours patriarcaux sur les femmes (les molosses du patriarcat dit Delphy) ; mon propos n'est pas celui-là : il s'agit de porter éclairage sur une femme dont on ne parle jamais, issue de cette famille de tyrans célèbres ; et même si elle était névrosée et qu'elle a sublimé cette névrose en produisant une œuvre littéraire et qu'elle s'intéressait à la psychanalyse dans un but thérapeutique pour elle, elle est comme toutes les femmes ayant produit une œuvre (quoi qu'on en pense par ailleurs) : totalement effacée de l'histoire. Le grand public a entendu parler de Lacan, Reich, Jung, pas de Marie Bonaparte. C'est tout. Et tu n'as pas à t'excuser : les commentaires, ça sert à exposer ses idées et débattre.

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  9. @ Euterpe : Roudinesco rend forcément hommage à MB dans la préface puisqu'elle est la fondatrice de la Société psychanalytique de France et qu'elle est évidemment freudienne ! A part cela, je n'ai jamais entendu Roudinesco qu'on voit régulièrement dans les medias parler de MB ! J'ai rendu ainsi que le brulot de Onfray sur Freud, ce livre à ma bibliothèque : de mémoire, Onfray mentionne à peine MB. Sauf pour dire que c'est elle qui a sorti de Vienne les archives et la correspondance (secrètes pour encore un certain nombre d'années) de Freud. De mémoire.

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  10. Oui en effet sans MB on ne saurait pas que Freud est son propre révisionniste. C'est grâce à MB qu'on le sait. Sans elle les lettres de Freud à Ferenczi serait perdues alors qu'elles sont d'une importance capitale à propos de la fameuse théorie débile de l'envie de pénis qui correspond à un virage de Freud opur garder sa notoriété après avoir découvert l'étendue des abus sexuels dans les bonnes familles bourgeoises. Mais devant un aéropage de "savants" uniquement composés d'hommes, abuseurs eux-même, il fallait taire la vérité et dire que ces femmes en consultation qui se plaignaient de viols, les fantasmaient à cause de "l'envie de pénis".
    Je l'ai lu dans je ne sais plus quel bouquin hollandais traduit en allemand.

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  11. Hypathie: j'avions bien comprenu, c'est pourquoi je dis aussi qu'on devrait accorder plus d'importance à cette femme :-)

    Quant à onfray comment dire... onfray mieux de le laisser se regarde son nombril (hédoniste, son nombril)-ouais je sais elle est facile celle la- et lire colette Guillaumin, par ex:-)

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  12. Très intéressant ton billet sur MB.
    C'est vrai qu'on se souvient plus des victoires désastreuses du 1° et de la défaite du 3° Bonaparte (quoi qu'il ait régné plus de 20ans) et surtout du code civil qui a débilisé les femmes que de cette princesse.

    Mais les hommes comme écrivait Montaigne, la guerre c'est plus fort qu'eux, ils n'ont pas besoin de prétextes pour la faire, ils en trouveront toujours de toute façon, cette pulsion mortifère (bien repérée par Freud ceci dit, mais Montaigne le savait bien avant lui, lalalère)

    Revenons-en à MB u plutôt à la psychanalyse: Freud a fait ce qu'il a pu, il avait ses limites et c'est vrai que pour les femmes elles furent graves.
    As-tu eu connaissance des ouvrages d'Alice Miller. Elle vient de mourir, une analyste vraiment extraordinaire dont personne ne parle jamais car elle remet trop en cause ce qu'elle appelle "la psychanalyse noire".
    http://www.alice-miller.com/index_fr.php



    ps: pour Deneuve, bababa, elle aime porter du cadavre! je la trouve grave!

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  13. @ Mehabel : il FAUT que je lise Colette Guillaumin.
    @ Hébé : je ne connaissais pas Alice Miller, merci du lien. Oui, Napoléon et le Code Civil qui enterre juridiquement les femmes...
    Deneuve, oui je sais, elle porte des peaux de bêtes ce qui la fait ressembler à une femme paléolithique, tant pis pour elle ! Se vieillir de la sorte, c'est dingue.

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  14. Bon je viens de retrouver le livre. Il est de Josephine Rijnaarts. J'y avair laissé un signet sur lequel est écrit....Marie Bonaparte !

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  15. @ Euterpe : nulle n'est prophètesse en son
    pays ? La malédiction de françaises connues à l'étranger et inconnues en France ; elles sont légions malheureusement.

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