vendredi 31 janvier 2020

Lettres de prison, réflexions sur l'art - Nous aurons aussi de beaux jours

Nous aurons aussi de beaux jours - Ecrits de prison par Zehra Dogan.
Juillet 2017 - Janvier 2019.
Zehra Dogan est une journaliste, écrivaine, artiste kurde de nationalité turque ; elle a été embastillée par la Turquie, son pays, pendant 2 ans, 9 mois et 22 jours pour avoir peint des drapeaux turcs sur des bâtiments détruits. Le livre publié aux Editions Des Femmes est un recueil de sa correspondance de prison. Ses lettres à une amie chère, Naz, sont prétexte à des réflexions politiques sur l'art, l'Histoire, notamment celle des femmes... Un livre à picorer. Je vous en propose trois extraits :

Lettre du 8 novembre 2017 : réflexions sur l'art et la création 

" Je suis passée provisoirement à un lit près de la fenêtre. Il n'est pas possible d'y rester sans être enveloppée d'une couverture. Comme le quartier est très étouffant, les fenêtres ne sont jamais fermées. L'endroit le plus froid de ce quartier, qui est déjà glacial, est naturellement à coté des fenêtres. Nous sommes comme des personnes sans maison qui dorment dans la rue. Dans la prison, on comprend encore mieux leur situation. Quand tu dors, il ne faut pas qu'une seule partie de ton corps reste découverte. Je plonge alors toute entière sous la couverture, même la tête pour éviter d'avoir le nez gelé. Moi qui aime la chaleur, comme les chats, ce froid n'arrange pas mon affaire. En plus, les détenues arrivent les unes après les autres et notre nombre augmente chaque jour.
Certaines des amies qui sont prisonnières ici depuis des mois ne savent même pas pourquoi elles sont en prison car leur réquisitoire n'a pas encore été prononcé. Les gens sont anesthésiés par la société de classes qui règne depuis des millénaires et ne veulent même pas en prendre conscience. Ainsi, il n'est pas possible de dire "Assez !" de façon collective. Bien sûr, l'humanité continue de progresser contre toutes ces pratiques de destruction... oui, mais malheureusement, elle n'arrive pas à dépasser un seuil significatif. Là encore, selon moi, l'art et la science jouent un grand rôle. Peut-être que s'ils étaient libérés du pouvoir pour se réapproprier leur vraie mission, le monde ne serait pas aujourd'hui dans cet état. Une conception de l'art et de la science prend racine chez les dominants et se développe avec eux. En vérité, les dominants et le capitalisme arrivent à se maintenir avec l'extraordinaire appui de l'art et de la science. Parce qu'ils s'en nourrissent aussi. Et ce, depuis le début, depuis l'époque des états des prêtres sumériens. Ils ont réussi à dériver le fleuve de l'art et de la science, qui doit couler vers les peuples, et à se les approprier  en le canalisant à leur profit. A mon avis, on devrait considérer que l'art véritable ne peut être qu'un art indépendant du pouvoir. L'art qui mange dans la main du pouvoir est déjà en état de putréfaction. Ainsi, chaque état ou pouvoir prend particulièrement l'art sous sa science et sa 'coupe'. Parce qu'il en a très peur. Il fait alors semblant de nourrir ce qui l'effraie, il l'anesthésie avec des fonds et des subventions, et ensuite lui rend l'existence impossible sans l'aide de ses ressources, le rendant dépendant, tel un drogué. Il vide ainsi de sens l'art et la science, qu'il a transformés en serviteurs en les condamnant à produire selon ses orientations. De cette manière, l'art et la science produisent des résultats encore plus superficiels et qui se répètent, au service direct ou indirect du capitalisme. Il ne s'agit plus de créations et d'inventions nouvelles, mais de reproductions, répétitions, stéréotypes, ou simples aménagements de ce qui existait avant. Parce que des cerveaux anesthésiés ne peuvent pas créer, inventer ; ils s'autocensurent en se forçant à agir dans le sens attendu par le pouvoir. *
En regardant l'Histoire, nous voyons que les inventions, découvertes et créations réalisées dans une période où il n'existait aucune structure hiérarchique, 6000-4000 av J.-C., s'arrêtent avec l'instauration des États des prêtres sumériens. Chez les Sumer, il est question seulement d'améliorer ce qui a déjà été inventé et créé. Les innovations, même si elles ne sont pas inexistantes, sont extrêmement rares. Une nouvelle période de création arrive vers 1600-1900, mais ensuite, c'est de nouveau un cycle stérile. C'est à dire que même si par moments, dans l'Histoire, il y a eu de fortes percées de liberté, celles-ci furent soit étouffées, soit asservies par la stratégie sournoise du pouvoir.
Aujourd'hui, à force de nous débattre dans les marécages de la guerre, happé.e.s une fois encore par la spirale stérile, nous n'arrivons plus à créer. Notre principal souci est de survivre. Paradoxalement, les percées les plus fortes naissent pourtant dans les temps les plus difficiles. *
Où en suis-je arrivée ? Je suis partie de la froideur du lit, et mes propos ont dérivé vers un tout autre sujet. J'avais pas mal réfléchi à tout cela il n'y a pas longtemps. C'est sans doute la raison. J'aime te parler de ces choses. Ma tête en est pleine. Même si tu risques de trouver mes paroles étranges ou insensées, moi, j'aime t'en parler. "

 * Notez que ce qu'écrit Zehra Dogan sur l'art institutionnel adoubé, subventionné par les pouvoirs en place, décrit aussi bien le féminisme institutionnel !






Quand une artiste travaille en prison, elle utilise tout ce qui lui tombe sous la main : papier journal, tissus comme support, et pour faire des couleurs : restes de repas, cendres de cigarettes, sang, y compris de ses règles, marc de café, jus de chou noir, eau de javel... dans la tradition des peintres qui ont toujours fait des recherches sur leurs pigments.

" Un jour de lessive, Hacer a enlevé la doublure intérieure de son oreiller et me l'a donnée en disant : "Tiens, si tu veux, utilise ça pour dessiner."
J'ai étalé cette doublure bleue sur le sol de la promenade et mis dessus de l'eau de javel à l'aide d'une éponge. Pendant un moment, j'ai suivi l'insistance du bleu pour exister et le combat de la javel pour l'anéantir. Avec le temps, la guerre s'est terminée et des conquêtes nuageuses ont commencé à se montrer. Par endroits, le mélange des deux couleurs a fait ressurgir des roses et des rayons jaunes sont apparus d'un coup. "Oui, ce ciel, ça le fait", avons-nous dit.
Un ciel de hasard. Nous l'avons observé longuement. Nous avons savouré ce ciel, certes artificiel, mais réalisé par nous. Nous y avons trouvé la sérénité, pendant un long moment. Peut-être que pour une personne de l'extérieur, ce travail bricolé sur un tissu n'aurait aucun sens, mais pour une personne privée de tout, même de ciel, il a un sens extraordinaire. " 12 septembre 2018


Lettre du 28 août 2018 : 

"
Après une journée de pause, bonjour à nouveau...
Depuis un long moment, peut-être par paresse, je ne fais plus que lire. Je ne travaille pas beaucoup, absorbée par la lecture. [Zehra Dogan lit Caliban et la sorcière de Silvia Federici].
Je suis surprise d'apprendre que Martin Luther King et d'autres, et même la quasi totalité des intellectuels protestants, auraient approuvé cette chasse aux sorcières.
Une seule accusation a suffi pour condamner une femme comme sorcière et des milliers de femmes ont ainsi été brûlées vives. Lorsqu'une femme était déclarée sorcière, elle était épilée sous les bras et sur le pubis, et inspectée pour voir si Satan ne s'y cachait pas. Pour qu'elle ne meure pas vierge, elle était violée. Ensuite, elle était lacérée et assise sur un siège en fer posé sur un feu ardent. Si la femme était mariée et qu'elle avait une fille, sa fille était fouettée pendant que sa mère brûlait. C'est ce que décrit ce livre. Quelle horreur.

C'est ainsi que la femme a été éloignée de son propre corps et a commencé à en avoir honte. Elle a été conditionnée pour produire en tant qu'ouvrière et machine à procréer.
Grâce à ce livre, mes pensées se clarifient un peu. L'autrice dit : " La sorcière typique européenne avait pour homologue, non les magiciens de la Renaissance, mais les amérindiens et les esclaves africains qui, dans les plantations du 'Nouveau Monde', partageaient une destinée similaire à celle des femmes en Europe, fournissant au capital l'apport apparemment illimité en travail nécessaire à l'accumulation. Les destinées des femmes en Europe et celles des amérindiens et des africains dans les colonies étaient tellement liées que leurs influences furent réciproques.

J'y pense tout à coup : l'art divinatoire, la connaissance de la carte des étoiles et des signes astrologiques sont considéré.e.s aujourd'hui comme gentillet.te.s alors qu'au Moyen-Age, s'intéresser à ces choses équivalait souvent à la mort. Les savoirs ancestraux ont perdu leur mystère parce que le capitalisme est entré en nous jusqu'à la moelle. Nous sommes désormais sous son joug, que nous le voulions ou pas. 
Vois-tu, il n'y a pas dans l'Histoire une seule belle période . Partout où règnent les États patriarcaux, il y a mépris, violences, massacres, guerres. Partout dans le monde, les femmes sont mises à terre ou frappées d'inexistence et cela continue encore aujourd'hui. Nous avons du pain sur la planche. Et beaucoup de luttes à mener.
Nous en sommes rendues au point de nous haïr nous-mêmes. Nous avons honte de nos corps. Nous avons honte de tout. C'est étrange mais c'est plus vrai encore chez les femmes qui se disent intellectuelles. Leur statut envié de bourgeoises, leur façon de parler, leur jargon superficiel et avec cela leur désir profond d'être acceptées des hommes. Je pense que nous avons encore un long chemin à parcourir. 
Sais-tu que l’Eglise a beaucoup œuvré pour que cesse l'amitié entre les femmes ? Moi, je viens de l'apprendre. L'Eglise et L’État ont imposé l'idée que les femmes ne devaient pas être amies et que les hommes étaient là pour les 'protéger'. Le mot gossip qui voulait dire 'ami-e', signifie aujourd'hui 'cancan', 'rumeur'. N'est-ce pas très révélateur ? Les bonshommes ont joué avec tout ce qui nous appartient. Les hommes sont des créatures très rusées. Fais attention à Daniel ! Il peut à tout moment te dénoncer comme sorcière ! En plus, votre maison date du XVIè, XVIIè. Qui sait quel genre de sorcière y vivait à cette époque ? Ou peut-être était-ce une bourgeoise obéissante ? Non, en fait, je voudrais que ce soit une sorcière ! Peut-être votre porte a-t-elle été frappée un jour par l'Inquisition et que l'ancienne propriétaire a été brûlée vive ? 
Avec toute mon affection à la sorcière aux cheveux rouges, qui vit dans cette maison du XVIIè. "

Zehra.

Une performance à Brescia, Museo Santa Julia, Italie, novembre 2019


Zehra Dogan a été exposée en mars 2019 à l'Opéra de Rennes ; affiche et article à retrouver sur le site Kedistan webmagazine libertaire sur l'actu du Moyen-Orient.


Lien : Double marge, Respect Zehra Dogan.

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