Caliban, fils de la sorcière Sycorax, est un personnage de La Tempête, une des dernières pièces de Shakespeare écrite vers 1610 : il est devenu la figure symbolique du colonisé. La sorcière, parce que la thèse de Federici est que l'accumulation primitive selon Karl Marx s'est aussi faite sur le corps des femmes et par son expropriation par les hommes et l'état.
Marx : " L'accumulation primitive (préalable à la montée du capitalisme) consiste essentiellement en expropriation terrienne de la paysannerie européenne et en la création du travailleur "libre" et indépendant, bien qu'il concède que : la découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive [...] ".
Mais selon Federici,
" Marx ne se demande pas pourquoi la procréation devrait être "un fait de nature" et non une activité sociale, historiquement déterminée, traversée par divers intérêts et rapports de pouvoir, pas plus qu'il n'imagine que les hommes et les femmes puissent avoir des intérêts différents à la procréation, une activité qu'il envisageait comme un processus indifférencié et neutre vis à vis du genre. "
Voici mon très bref résumé qui ne peut pas remplacer la lecture du livre : le salariat n'a pas toujours existé et les paysans, même les serfs, cette sous-classe, l'ont longtemps combattu. Pour l'imposer, il a d'abord fallu les exproprier des "communaux", en clôturant ces terrains (enclosures) qui appartenaient à un suzerain la plupart du temps, mais sur lesquels se nourrissaient paysans et serfs, hommes et femmes libres, au contraire de l'esclave qui est propriété de son maître, sauf de quitter la terre qu'ils cultivent. En terme d'usage, ces terrains communs appartenaient à peu près à tout le monde aux termes du droit de l'époque, et permettaient l'agriculture, la chasse, la cueillette contre corvées, partage du gibier ou des récoltes avec le propriétaire suzerain.
Partant des hérésies (Cathares, Bogomiles...) qui s'élèvent contre le pouvoir et la corruption de l'Eglise Catholique, où les femmes jouent un rôle non négligeable, en passant par la Réforme de Luther, Federici analyse historiquement la période qui va de la fin du Moyen Age (14ème siècle) à la fin des bûchers au 17ème siècle. Période qui va connaître une réforme économique sans précédent : expropriation des paysans des communaux par les possesseurs du capital, les terres sont encloses, donc interdites d'accès, d'où création d'une classe de sous-prolétaires misérables vivant de mendicité sur les routes, dont les femmes et leurs enfants seront les premières victimes. Le but est de leur proposer de louer leur force de travail à vil prix : un salaire. Le capital (l'argent) se concentre entre les mains des mercantilistes, comme on les appelle à l'époque. L'analyse de Marx sur ce qu'il appelle l'accumulation primitive s'arrête ici, il ignore le travail reproductif des femmes, bien qu'il ait abordé le sujet de la prostitution sous l'angle économique.
Pour Federici, outre le pillage des Amériques après leur "découverte" par Christophe Colomb, la décimation et la mise en esclavage des autochtones, auxquels elle consacre un long chapitre, il y a eu une autre accumulation, par les hommes et l'état : expropriation des femmes de leur corps, mainmise sur leurs capacités reproductives pour augmenter les forces de production. La chasse aux sorcières à servi à cela, c'est la thèse qu'elle défend dans ce livre.
Les philosophes théoriciens du libéralisme, Hobbes et Descartes, de leur côté, imposent une vision mécaniste de la nature désenchantée ; Descartes décrit le corps humain (et animal) comme des machines horlogères. Les études sur les animaux (en les frappant et battant), et les dissections de cadavres de suppliciés, vont démontrer le postulat de départ. Des femmes qui ont au Moyen Age des compétences médicales et pharmaciennes car elles sont sages-femmes, ont de fait un savoir donc un pouvoir économique, même s'il n'est pas au même niveau que celui des hommes. Dans le cadre de politiques natalistes menées sous la contrainte, il va falloir les en dépouiller. Elles donnent des conseils de contraception ? On va criminaliser la contraception et les méthodes abortives. L'accouchement se passe mal ? On ordonnera de sacrifier la parturiente à l'enfant à naître. On les transformera même en mouchardes dénonçant les infanticides réels ou supposés. Seront exterminées les vieilles femmes, les pauvresses, les médeciennes, les "pharmaciennes" qui connaissaient le pouvoir des herbes, et les sages-femmes. Leurs savoirs seront éradiqués et perdus. La science médicale masculine "rationalisée" prendra la place. La chasse aux sorcières touchera les femmes à 80 % dans toute l'Europe, elle durera trois siècles de tortures, bûchers, noyades, pendaisons. Aucun historien n'a jamais fait le compte exact du nombre de femmes exterminées, la chasse aux sorcières étant commodément renvoyée à l'obscurantisme médiéval, ce que conteste Federici pour qui elle fut un programme politique et économique. Sur une longueur de trois siècles, la répression commencera avec des tribunaux d'église pour se transférer vers des tribunaux d'états. A l'extinction des derniers bûchers (la machine totalement emballée aboutira à des accusations contre les enfants et les hommes, ce qui l'arrêtera), l'état sera alors devenu "mâle comme Satan", écrit Armelle Lebras-Chopard dans Les putains du diable.
" Le résultat de ces politiques, qui s'étendirent sur trois siècles, fut l'asservissement des femmes à la procréation. Alors qu'au Moyen Age, les femmes avaient pu employer diverses formes de contraception, et avaient exercé un contrôle incontestable sur le processus d'enfantement, leur utérus, à partir de ce moment-là, devenait un territoire public, contrôlé par les hommes et l'état, et la procréation était directement mise au service de l'accumulation capitaliste. "
La gravure ci-dessous : De humani corporis fabrica (Padoue, 1543) page de titre d'un célèbre manuel d'anatomie, illustrant le livre de Federici est d'une rare obscénité. Une femme qui a été pendue, est disséquée dans une faculté de médecine par et entourée d'hommes, avec quelques femmes spectatrices dans la partie supérieure de l'image ; voici ce qu'écrit à son propos Federici :
" Le triomphe du mâle, de la classe dominante, de l'ordre patriarcal à travers la constitution d'un nouveau théâtre anatomique ne saurait être plus complet. De la femme disséquée et livrée au regard du public, l'auteur nous dit que "de peur d'être pendue [elle] s'était déclarée enceinte", mais après que l'on eut découvert qu'elle ne l'était point, elle fut pendue. Le personnage féminin à l'arrière plan (peut-être une prostituée ou une sage-femme) baisse les yeux, probablement de honte devant l'obscénité de la scène et sa violence implicite."
Le capitalisme s'est présenté et se présente toujours comme l'inventeur et le chantre de la liberté (libéralisme) et de la libre entreprise ; en réalité il ne s'est imposé et ne s'impose toujours que par la contrainte faite aux corps (les femmes expropriées du contrôle de leur corps et de la reproduction) et aux personnes qu'il exproprie de leur accès à la terre. Le libéralisme globalisé actuel ne procède pas autrement : les ex-colonisateurs appuyés par le FMI et la Banque Mondiale, sous prétexte de "développement économique" et parce qu'ils ont besoin de terres pour, par exemple, nourrir des "bêtes à viande", où pour en extraire des minéraux rares, (phénomène connu sous le nom d'accaparement des terres) continuent après les avoir spoliés de leurs terres, à contraindre les paysans et autochtones du Monde Tiers à s'exiler vers des villes surpeuplées (bidonvilles, villamiserias, favelas,..) où il deviendraient de "libres entrepreneurs de leur force de travail" dans une économie informelle qui leur permet à peine de se nourrir. Les veilles recettes ont toujours cours. Et colonialisme pas mort. Les femmes elles, se verront proposer de travailler "librement" en vendant leur corps en morceaux (pornographie, prostitution) et leur capacité reproductive dans la GPA (maternité de substitution). La liberté de l'entrepreneur individuel, selon le Capital et ses servants. Enfin, Descartes et ses machines horlogères ont définitivement gagné la partie !
Caliban et la Sorcière - par Silvia Federici - Femmes, corps et accumulation primitive. Réédition en 2014, publié en 2004.
Silvia Federici, d'origine italienne, féministe, marxiste autonome, est professeure d'université en sciences sociales à New York.
Les citations de Federici sont en caractères gras et rouge.
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