mardi 11 septembre 2018

Sofia de Meryem BenM'Barek : le malheur de naître fille

Enfin un bon film à se mettre sous la dent !



Sofia, fille de famille boudeuse au service des adultes (elle sert le thé quand on lui demande) accouche quasiment (elle y perd les eaux) dans la cuisine familiale ; déni de grossesse, elle n'a rien vu venir. On est à Casablanca en 2018 : quand une femme se présente pour accoucher dans un hôpital public ou une clinique privée, il lui faut présenter le numéro d'identité du mari-père, c'est la première chose qu'on lui demande, avant même de s'enquérir de comment elle va. Sinon elle risque d'un mois à un an de prison. Le patriarcat ne rigole pas avec la "vertu" des filles au Maroc.

Il va donc falloir en 24 heures trouver qui est le père, et le faire épouser. Je ne vais pas dévoiler l'intrigue et ses coups de théâtre, Meryem BenM'Barek tire parti d'un excellent scénario, primé à Cannes. Sachez juste que c'est de l'anthropologie clinique et grinçante : la grande affaire de l'espèce humaine, c'est la reproduction, à condition d'y mettre les formes : pas de truc dans le machin, ni de machin dans le truc, trop animal, les formes, les convenances, et rien d'autre. Tant pis si c'est étouffant, tant que les apparences sont sauves. Evidemment les femmes paient plein pot les turpitudes des mâles ; les mecs aussi d'ailleurs, mais on s'en fout. Les mâles alpha eux, tirent magistralement leur épingle du jeu. Les matrones, même les plus "francisées", qui ont bu le calice jusqu'à la lie, ne voient vraiment pas pourquoi leurs filles se tireraient du piège -genre rat coincé dans un tuyau- où on fait expier les femmes : le mariage-échange de chèvres entre éleveurs, pour faire société, lors d'une cérémonie vulgaire où la mariée est parée comme une idole et maquillée comme une voiture volée ; mais on se venge entre ancillaires rigolardes dans la cuisine en se racontant les fiascos des mâles qui "tirent le feu d'artifice avant la fête", et la sous-caste sociale a le regard filtrant et haineux des faux-jetons qui flairent la bonne affaire : caser un de ses rejetons mâles, surnuméraire et incapable, -elle ne se fait aucune illusion- dans une classe sociale supérieure.

Malgré toute cette noirceur, le miracle c'est que ce sont encore les jeunes femmes qui s'en tirent le mieux : l'une, empathique, effarée, et au bord des larmes pendant tout le film, devant le destin qui l'attend si elle ne se tire pas très vite dans une carrière de médecin, et la victime qui, contre vents et marées, réussit à imposer sa volonté dans les interstices minuscules que lui laisse cette société patriarcale étouffante. Meryem BenM'Barek filme d'ailleurs en plans serrés les visages et les corps, dans des intérieurs lourdement meublés, il n'y a aucune de lignes de fuite, on étouffe, à part dans une scène au bord de la mer.

Durant tout le film, les dialogues passent agréablement de l'arabe au français dans la même phrase, c'est très contemporain. Allez le voir, vous ne regretterez pas ; il est encore en salle. Et suivez la carrière de Meryem BenM'Barek : ce film est son premier long métrage, il est très prometteur.

3 commentaires:

  1. En Europe, les tenants du patriarcat sont plus fallacieux, leur nouvelle stratégie étant d'accuser les femmes de la responsabilité de leur oppression au lieu de revendiquer le joug qu'ils exercent.

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    1. Partout les vieux pères font la sourde oreille à propos de l'oppression des femmes ; ce sont même les vieilles femmes qui sont en charge de la perpétuation des "coutumes" et "traditions" patriarcales. C'est très présent dans le film. A tel point que les mecs sont l'air plus progressistes avec leur air de ne pas y toucher, que les femmes qui perpétuent l'oppression. C'est à mon avis la grande réussite du patriarcat, ce tour de passe passe tentant d'accréditer que ce sont des affaires de femmes.

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    2. Oui, une fois un mec m'a dit "on ne pet pas reprocher aux hommes de considérer les femmes comme inférieures puisqu'il y a des femmes qui disent elles-mêmes qu'elles sont inférieures". Je lui ai répondu que c'était là le résultat d'un conditionnement social et d'une oppression patriarcale, il m'a répondu : "puisque certaines femmes arrivent à sortir de ce conditionnement, c'est que c'est possible pour toutes les femmes." En résumé, pour lui les hommes avaient le droit d'opprimer les femmes sans que cela soit remis en cause, la responsabilité de la perpétuation du patriarcat est uniquement le fait des femmes qui ne combattent pas leurs oppresseurs. Eux ont le droit d'attaquer, c'est nous qui avons tort si nous n'arrivons pas à nous défendre. Il avait conclu en rigolant : "et si la lutte des femmes pour avoir les mêmes droits que les hommes doit durer toujours, et bien ça durera toujours." Ils ont parfaitement conscience des violences qu'ils exercent et n'ont aucune intention de les cesser, et savent que rien ne peut les contraindre à les cesser. Et pendant qu'ils profitent de leur statut confortable de dominants, qu'ils s'occupent de créer et d'inventer en physique quantique, philosophie, cinéma, mathématiques, littérature, économie, biologie, architecture etc etc, les femmes utilisent le temps et l'énergie qu'elles ont pour être simplement reconnues et traitées humainement, puisque c'est la condition nécessaire et préalable à toute participation à la vie politique, artistique, économique, intellectuelle.... En fin de compte, que l'on se révolte ou pas contre notre oppression, on est toujours perdantes : si on l'on ne se révolte pas, on reste dans une situation d'assujettissement, si on se révolte, on investit nos forces pour tenter d'abolir un système de domination que les dominants continueront à perpétuer, et ces forces que les femmes emploient à essayer de mettre en place une égalité de chances et de traitement avec les hommes ne sont pas employées durant ce temps aux sciences, aux arts, de manière générale au développement de leurs capacités dans beaucoup d'autres domaines.

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